Par François Jarraud
Alors que les postes d’enseignants sont supprimés par milliers, que les travaux des experts sont officiellement méprisés, quelle place entend-on donner à l’Ecole dans notre société ? La question est posée par Philippe Meirieu et Pierre Frackowiak dans un livre qui sort le 15 mai aux éditions de l’Aube « L’éducation peut-elle être encore au cœur d’un projet de société ? ». Le pédagogue et l’inspecteur, tous deux fins connaisseurs du système éducatif, y évoquent la genèse de l’Ecole actuelle, ses erreurs mais aussi son avenir.
Dans le climat actuel, ça fait du bien de lire un livre qui tente de construire une école en harmonie avec une société démocratique et à venir. Cette école, vous voulez qu’elle soit » ferme sur ses finalités mais pas sur ses modalités « . C’est à dire?
Pierre Frackowiak:
Dans notre livre, nous essayons de décrire l’évolution du système éducatif français depuis Jules Ferry. Dans l’école de la 3ème République, les valeurs étaient présentes dans l’action quotidienne des hussards noirs, les finalités, même implicites, orientaient la conception de leur travail. On formait un citoyen et même un patriote. On était censé donner à chacun les moyens de s’insérer dans la société telle qu’elle était avant la guerre 14/18 et telle qu’elle a, grosso modo, perduré jusque dans les années 1960. Elle était ferme sur ses finalités… et ferme sur ses modalités. Les pratiques pédagogiques étaient en effet très homogènes. Le tournant des années 60, avec une accélération spectaculaire des sciences et des techniques, une accroissement exponentiel des savoirs, un changement des modes de vie, la réduction qui s’amorçait des possibilités d’intégration sociale par le travail… tout cela révélé fortement par la crise de 1968, n’a pas été assumé pleinement par l’école. Les gouvernants successifs de 1970 à 2002 avaient pourtant pris conscience de la nécessité de changer l’Ecole et avaient pris des dispositions pour qu’elle change: la rénovation pédagogique (tiers-temps, réforme de l’enseignement du français), le collège unique, les nouveaux programmes, la loi de 1989 dont on ne dira jamais assez l’importance historique. Mais dans le même temps, le développement du chômage, l’élévation conséquente des attentes des usagers, parents et élèves, à l’égard de l’école, l’élévation du niveau de formation nécessaire apparaissaient comme la solution, la seule solution. La massification indispensable a réussi, ce qui n’est pas une petite performance. Mais elle n’a, à l’évidence, pas été soutenue par une démocratisation réelle, qualitative.
Dans ce raccourci à très grands traits, les finalités implicites de l’école ont changé. Valeurs et finalités se sont effacées sous la pression de l’utilitarisme à court terme: réussir les examens, élever le niveau de formation directement utile, lutter contre l’échec scolaire au sens étroit en oubliant les enjeux plus généraux de société… Finalités et valeurs sont restées dans les discours, dans les préfaces des instructions et programmes, mais pas du tout dans la vie quotidienne de l’Ecole, dans les cours ou séquences de plus en plus fortement consacrés aux contenus disciplinaires. Il serait donc salutaire que l’Ecole non pas revienne (cette idée de retour est intellectuellement insupportable) mais prenne fondamentalement en compte, les finalités et les valeurs d’une nouvelle société en construction. Il faut donc être exigeant sur les finalités, former quel homme pour quelle société?, ne jamais les perdre de vue quelle que soit la discipline scolaire et donner beaucoup plus de liberté réelle aux enseignants et aux établissements. La liberté pédagogique ne saurait être assimilée au charisme, à l’autorité naturelle, aux trucs et aux recettes…
Philippe Meirieu:
J’irai même plus loin : la liberté pédagogique ne peut exister qu’articulée à une pédagogie de la liberté. C’est, d’ailleurs, cela la tradition républicaine : dès Ferdinand Buisson et Henri Marion, de Pauline Kergomard à Célestin Freinet, il s’agit bien de transmettre et d’émanciper en même temps. Et c’est sur cet « en même temps » que tout se joue. C’est là la ligne de clivage essentielle : pour beaucoup de ceux que l’on nomme les « anti-pédagogues », il faut transmettre d’abord, sous une forme essentiellement mécanique, et émanciper ensuite, dans un second temps seulement. Le dressage est une sorte de préalable obligatoire à la formation de l’autonomie et de la liberté… Ce qui fait, d’ailleurs, qu’on peut repousser cette autonomie et cette liberté très loin : l’individu n’est jamais assez dressé pour qu’on prenne le risque de la liberté ! Pour le pédagogue, au contraire, il n’y a pas d’apprentissage, aussi élémentaire soit-il, qui ne doive se faire dans une articulation à l’émancipation. Il y a une manière d’apprendre la lecture ou l’arithmétique qui consiste à faire de petits décodeurs ou de petits calculateurs. Comme il y a une manière d’apprendre à lire qui donne au sujet la possibilité de s’exhausser au-dessus du strict décodage en développant chez lui des stratégies de reconnaissance et d’appropriation des textes, en associant écriture et lecture, en faisant d’elles des manières de prendre du pouvoir et de s’inscrire dans le monde.
Aujourd’hui, notre fermeté porte sur les résultats d’un formatage qui réduit l’enseignement à la préparation des évaluations. En revanche, on tourne le dos à ce qui fait le sens même de l’Éducation nationale : la possibilité offerte à chacun de se dépasser, de se dégager des étiquettes qui lui collent à peau, de s’engager dans un projet collectif, d’investir son énergie dans la compréhension plutôt que dans le mimétisme. Plus largement, il faudrait travailler à un véritable « cahier des charges » des écoles et établissements, qui permette de fixer les finalités qui s’imposent à tous et de laisser, ensuite, les équipes inventer les moyens d’avancer : la politique documentaire, la démarche expérimentale, la formation au collectif, l’accès à une communication pacifiée, le travail avec les familles et les associations devraient être des finalités qui s’imposent, au même titre et en même temps que la transmission du patrimoine et l’acquisition des compétences… Quitte à déléguer aux écoles et établissements, dans le cadre de leurs projets, l’élaboration des modalités. Aujourd’hui, c’est l’inverse : dès lors qu’on entre dans des cadres technocratiques, on peut en prendre à son aise avec les idéaux de la République. Il faut inverser la vapeur : être jacobin sur les fins et girondin sur les moyens, et non l’inverse.
Aujourd’hui, un des défis de l’école, c’est sans doute de définir un nouvel équilibre entre l’établissement, les acteurs locaux et l’Etat. Comment voyez-vous les choses?
P.F.
Les lois de décentralisation ont incontestablement été un » plus » pour l’Ecole. En rapprochant les politiques éducatives de leur territoire, elles ont rapproché les citoyens des institutions, elles auraient pu être un levier considérable pour le changement. Les collectivités territoriales jouent le plus souvent le rôle de tiroir caisse. Elles auraient pu profiter du mouvement créé pour dépasser la fonction de constructeur, de gestionnaire, de financeur, et s’engager dans la voie de la participation active à l’élaboration et à la mise en oeuvre des politiques éducatives au divers niveaux qui concernent l’éducation tout en respectant le rôle fondamental de l’Etat. Quand elles ont tenté de le faire, ce fut le plus souvent à la marge, sur des accompagnements, sur des suppléments d’âme, jamais sur le fond. En insérant mieux l’école et le collège à son quartier, à son village, à sa commune, en les ouvrant aux publics non scolaires pour en faire des lieux de valorisation et d’échanges des savoirs, des « temples » de la connaissance, d’une part, on donnerait du sens au concept flou de société de la connaissance et on donnerait toute sa place à l’éducation.
Ph. M.
Je suis convaincu que l’école ne peut plus travailler seule. Sur des questions aussi fondamentales que la parentalité, l’ouverture culturelle, la découverte des règles du vivre ensemble, mais aussi l’éducation des élèves à l’environnement et au développement durable, l’utilisation des TICE, l’approche critique des médias… il faut un véritable partenariat. Or, ce dernier est encore un peu formel : il est trop difficile à monter techniquement et en reste même, parfois, au niveau des accords institutionnels. Il faut apprendre à travailler ensemble, dans le respect des prérogatives réciproques. Il faut monter des projets ensemble pour mettre en œuvre une authentique complémentarité. Trop souvent, on se contente d’une communication de bon aloi ou d’échanges ponctuels. Il faut aller beaucoup plus loin. Cela requiert que l’École soit fermement pilotée au plan politique, afin d’être réassurée sur ses finalités. Cela requiert, aussi, que les collectivités territoriales ne soient pas perçues comme des roues de secours censées pallier les insuffisances de financement de l’École. Pour engager un vrai partenariat, il faut des interlocuteurs majeurs et capables de s’associer sans se sentir phagocytés l’un par l’autre.
Alors que l’enterrement du collège unique a été salué aussi bien à gauche qu’à droite, vous défendez l’idée d’une école pour tous. Et vous dîtes qu’on n’a pas réussi » à différencier sans exclure « . Vous pouvez expliquer?
PF
Le collège unique, souhaité par tous les démocrates, à la fin des années 60 (que de combats pour la suppression des 3 filières ségrégatives de l’époque !) a été victime d’un refus de l’inventer. On sait que le concept d’école fondamentale de 6 à 16 ans a été rejeté sous l’influence de puissants lobbies du second degré au profit du pari de la généralisation du « petit lycée » élitiste napoléonien, conservé par Jules Ferry, à l’ensemble d’une classe d’âge. On a donc tenté de faire avec tous les enfants entrant au collège ce que l’on faisaient avec une minorité d’élèves favorisés : même cours frontaux, même pédagogie, même organisation des classes et du temps… Face à l’impossibilité de résoudre les problèmes en maintenant les pratiques traditionnelles, on a exclu en créant des structures, aujourd’hui en ajoutant du soutien et de la remise à niveau sans rien changer au fond, ce qui ne peut aboutir qu’à l’échec. Or, on peut différencier sans exclure, sans stigmatiser, sans humilier. Mais il faut transformer… Si le collège a échoué, ce n’est pas que le concept était mauvais et donc facile à rejeter, y compris par ceux qui l’avaient revendiqué, c’est qu’on ne lui pas donné la possibilité réelle de réussir… souvent par manque de courage politique.
Ph. M.
Nul ne peut nier que certains élèves sont inadaptés au collège tel qu’il est. Mais, c’est trop facile de les écarter, de les filiariser, voire de les ghettoïser, sans rien changer à la pédagogie qui les exclut. C’est toute la pédagogie du collège qu’il faut reconstruire sur l’idée même de différenciation, en croisant les groupes d’appartenance, d’intérêt et de besoin. Pour cela, nous avons besoin de structures pédagogiques à taille humaine, avec des équipes d’enseignants affectés collectivement à un ensemble d’élèves identifiés. Il faut un vrai travail d’équipe des professeurs qui permette un suivi individuel efficace et offre des structures évolutives adaptées. On peut différencier sans exclure dès lors qu’on varie systématiquement les critères des regroupements pour un même élève. C’est le refus de cette variation, la monofactorialité dans l’analyse des difficultés des élèves, le fait de rechercher toujours les dysfonctionnements et jamais les points d’appui qui empêchent de « différencier sans exclure ».
Dans cette école future, quelle serait la place de l’élève?
PF
Au centre évidemment. Au centre des apprentissages, au centre de la vie de l’établissement, l’établissement étant au centre du quartier ou du village, ouvert sur la vie locale, ouvert aux savoirs sociaux, à la culture de la connaissance, aux métiers, aux arts… A cet égard, la loi de 1989, abandonnée y compris par les amis de ses auteurs, aura été une occasion historique manquée. Aucune évaluation sérieuse, aucune régulation, aucun ajustement concerté sur la base d’expertises. Un accompagnement insuffisant, notamment en termes de re-formation de formateurs. Dans dix ou vingt ans, quand on mesurera les dégâts causés par le retour à des pratiques qui avaient fait en leur temps la preuve de leur insuffisance ou de leur échec, il faudra la réinventer.
Ph. M.
Je suis convaincu qu’il faut impliquer les élèves dans l’école et dans l’établissement. C’est le principe – auquel je crois plus que jamais – de la pédagogie coopérative. Il faut aussi permettre aux élèves de réfléchir sur les apprentissages : non pour statuer sur les contenus, bien sûr, mais pour participer à la réflexion sur les méthodes et à l’élaboration des règles du vivre ensemble. Rien n’est plus nécessaire aujourd’hui que de développer la pratique du « conseil » telle que l’a formalisée la pédagogie institutionnelle : un conseil géré rigoureusement qui apprend à surseoir à ses impulsions – « Tu pourras le dire plus tard, au conseil… » -, un conseil qui s’appuie sur l’écrit, qui permet à chacun d’être entendu et évite que quiconque vampirise le groupe, un conseil qui fait en sorte que chaque élève ait une place afin qu’il ne prenne pas toute la place.
Aujourd’hui, on est arrivé à un débat sur l’école qui serait risible s’il n’était pas triste. Toute une partie de l’opinion croit qu’en revenant à une école mythique d’un passé mythifié, les choses iront mieux. On voit même un ministre expliquer que les experts ne doivent pas donner leur avis… La question n’est pas de démontrer que dans le passé, l’école était bien pire mais d’expliquer comment, en France, on en est arrivé là. Par exemple, aux Etats Unis, les milieux religieux traditionalistes ont échoué à faire passer leur modèle d’école. Pourquoi en France et dans certains pays francophones, observe-t-on ce curieux phénomène? Est-ce simplement une exploitation politicienne d’un phénomène passager ou le mal est-il plus profond?
P. F.
Le retour à l’école de la 3ème République est une erreur et une faute gravissime. Même Nicolas Sarkozy l’a écrit dans sa lettre aux éducateurs. C’est pourtant une question de bon sens : comment peut-on penser que l’on pourrait résoudre les problèmes d’aujourd’hui et de demain avec des solutions d’avant-hier ? Le slogan du retour aux fondamentaux est une imposture, comme je l’ai expliqué dans un texte récent publié par le café pédagogique. Comment a-t-on pu en arriver là ? Malgré l’évolution des attentes des citoyens par rapport à l’école, malgré l’ouverture aux parents (CA des collèges, conseils d’école, élection des représentants des parents d’élèves), les citoyens ne sont jamais vraiment emparé de l’école, ils n’en ont jamais eu la possibilité, le concept de co-éducation imaginé par la FCPE n’a jamais été réellement traduit en termes de vie d’établissement et de rapport aux savoirs. Les parents sont considérés comme des répétiteurs, des exécutants des consignes de ceux qui savent, comme des « parentdélèves » et pas comme des parents citoyens Dans le même temps, l’opinion publique est gravement sous informée sur les questions d’éducation, laissant toute la place à la nostalgie, au conservatisme, ce qui facilite évidemment la tâche des conservateurs qui se voient confortés dans leur volonté d’engager des marches arrières les plus osées et les plus idéologiques, par le moindre sondage d’opinion. Les grands médias donnent infiniment plus d’informations sur l’économie, la consommation, la protection de l’environnement, la sécurité routière, la bourse que sur l’éducation. On affirme pourtant, ici et là, que l’éducation ne peut être qu’au cœur d’un projet de société démocratique. Le mal est devenu profond. Les conservateurs exultent. Ils peuvent tranquillement construire la société libérale, fondée sur la loi du plus fort, la fatalité de l’échec et la bonne conscience obtenue avec quelques miettes de soutien et d’aides ponctuelles. Les progressistes sont nombreux et actifs, je pense à tous les mouvements pédagogiques (CRAP, OCCE, GFEN, AFL, ICEM Freinet), aux syndicats d’enseignants comme le SE UNSA, le SNUIPP, le SGEN) , les mouvements d’éducation populaire (Ligue de l’enseignement, Léo Lagrange, Francas, CEMEA ), la FCPE, mais ils ne trouvent pas dans les partis politiques les relais ou les leviers légitimement espérés.
Ph. M.
Je crois qu’il y a une réelle inquiétude des parents et des enseignants devant des comportements de jeunes engendrés par « le capitalisme pulsionnel » (la publicité, le zapping, le triomphe du tout-tout de suite), des jeunes qui subissent des injustices sociales graves et ont un passif scolaire douloureux. Certains de ces jeunes sont simplement des « excités », d’autres sont dans le passage à l’acte permanent, d’autre encore sont de vrais desperados : n’ayant plus rien à gagner, ils n’ont rien à perdre. Pour beaucoup d’adultes, les jeunes font peur. Et, au lieu d’interroger nos responsabilités collectives, au lieu de réfléchir – dans la tradition de l’Éducation populaire – en termes éducatifs, au lieu de se demander comment on pourrait aider les enfants et les adolescents à métaboliser leur violence, à s’investir dans des projets constructifs, à se mobiliser sur des tâches intellectuellement exigeantes… on répond par la contention, le dressage mécanique et l’exaltation nostalgique. On cherche aussi des boucs émissaires et, forcément, on en trouve : ce sont les « pédagogistes », ceux qui ne cessent de reposer la question qu’il faut taire : « Mais que fait-on des élèves qui ne veulent pas apprendre ? »… Tout cela relève d’une « psychologie de masse » : exploiter l’inquiétude et la canaliser de manière politicienne.
Pensez-vous qu’il y a une part de guerre sociale derrière cette régression pédagogique?
P.F.
Evidemment. La régression pédagogique ne peut conduire qu’à l’accroissement des inégalités sociales. Rappelons que toute la période de tentative de rénovation pédagogique était orientée vers la réduction des inégalités, la démocratisation quantitative et qualitative, et ce faisant, vers l’amélioration de la cohésion sociale. Qu’elle n’ait pas atteint ses objectifs, que ses résultats soient insuffisants, personne ne pourrait le nier, nous le disons nous-mêmes avec force. Il faut poursuivre, relancer, développer, évaluer honnêtement (c’est-à-dire en situant les performances par rapport à celles des années 70 et en prenant en considération les savoirs formels et informels nouveaux), réguler, donner les moyens de réussir, mobiliser l’opinion, accompagner l’innovation, soutenir la recherche… A cet égard, le soutien du samedi matin et la remise à niveau durant les petites vacances sont une supercherie. Comment peut-on imaginer que des enseignants qui ne sont pas forcément ceux des classes concernées ou des non enseignants puissent faire après l’école ce que l’école n’a pas su faire durant son temps scolaire ? Le soutien ne doit pas devenir un nouvel alibi pour éviter de poursuivre la transformation de l’école. Dans son livre tant décrié par les groupuscules ultra conservateurs, « L’école ou la guerre civile » (épuisé, mais disponible en téléchargement sur le site www.meirieu.com ), Philippe Meirieu analyse parfaitement la question du rapport entre les pratiques et les organisations pédagogiques et la capacité de vivre ensemble.
Ph. M.
Je crois que, fondamentalement, les « anti-pédagogues » ne veulent pas de l’instruction du peuple. S’ils se réfèrent si volontiers à Jules Ferry, c’est peut-être bien que ce dernier était, tout autant, dans la perspective d’instruire que dans celle de contenir : l’école de Jules Ferry, c’était aussi pour empêcher le retour de la Commune ! De même, on a peur, aujourd’hui, des enfants des banlieues et, parfois même, on les désigne comme les coupables de tous nos maux. On a peur de tous ceux et de toutes celles qui ne rentrent pas dans le moule… Et, tout en stigmatisant le soi-disant abandon de la culture par l’école, on se satisfait d’une télévision qui cultive le crétinisme des masses à 20h 30 sur TF1 et réunit quelques intellectuels à 23h sur France 3 ou Arte. L’idéal de l’Éducation populaire – l’excellence accessible à tous – a été progressivement abandonné. Nous nous retrouvons face à un pays divisé, où les tribalismes de tous bords – des intellectuels, comme des lascars – ont de beaux jours devant eux.
Récemment, François Dubet remarquait que la France était le seul pays où les jeunes assignaient à l’Ecole la mission de transmettre des règles et mettent l’autonomie en bas de leurs préoccupations? Est-ce là le résultat de l’Ecole?
Ph. M.
C’est le résultat de la confusion entre normativité et normalisation. Il faut des normes pour vivre ensemble et s’intégrer. Mais entrer dans des normes ne veut pas dire être normalisé. Notre système scolaire ne travaille pas sur la normativité, mais impose à ceux qui veulent réussir d’accepter d’être « normalisés ». En toute logique, les jeunes ont bien vu que l’autonomie n’était pas ce qui leur était demandé dans l’enseignement secondaire et dans les filières prestigieuses du supérieur. Seules les études universitaires requièrent de l’autonomie, ce qui fait que, en même temps, elles sont considérées comme des études de seconde zone et qu’on y échoue tant ! À nous de transformer notre système éducatif pour que l’autonomie y devienne une valeur…
Qui est à même de changer l’Ecole et de nous sortir de cette ornière ? Les milieux économiques qui ont besoin d’une main d’œuvre réellement autonome et efficace? La gauche ? Les jeunes eux-mêmes?
P. F.
C’est vrai que certains milieux économiques éclairés peuvent être contribuer à la transformation de l’école quand ils s’expriment en faveur du développement de l’intelligence, de la capacité d’analyser, de problématiser et de résoudre des problèmes, de raisonner, de transférer, de s’exprimer, de communiquer, quand ils plaident pour un nouveau regard sur les programmes scolaires enfermés dans les disciplines qui semblent déterminées pour l’éternité… Mais, leur finalité n’est quand même pas sociale, sauf exceptions, elle est au niveau de leurs bénéfices et de la finance. Leur contribution à la réflexion collective et au débat démocratique sur ces questions est importante. Mais la responsabilité de l’éducation doit être partagée bien au-delà de quelques catégories de décideurs, par toute la Nation. Les jeunes, pour l’instant, me semblent bien utilitaristes et beaucoup d ‘entre eux succombent aux charmes surannés de la nostalgie même quand eux-mêmes ont pu être des victimes du système. Les jeunes aujourd’hui sont, quant à eux, aussi mal informés des questions d’éducation que leurs parents, ils se focalisent sur le quantitatif, comme beaucoup de leurs aînés, et les moyens. La gauche ? Elle porte une lourde responsabilité dans les ruptures des mouvements qu’elle avait elle-même initiés ou soutenus : le collège unique, la loi de 1989 . Elle semble fuir ces questions qu’elle considère comme délicates, voire dangereuses. Touchée par le syndrome Allègre et soucieuse de renouer avec les enseignants, elle fait preuve dans ce domaine d’une frilosité parfois affligeante. Par exemple : pour reconquérir les voix perdues des profs du second degré, il ne faut surtout pas toucher aux disciplines, aux horaires, aux organisations… On peut espérer qu’elle se ressaisira. On peut aussi espérer que des responsables politiques lucides, de droite et de gauche, se mettent à imaginer des réformes fondamentales qui puissent transcender les clivages idéologiques, s’inscrire dans la durée pour surmonter les affres des compétitions électorales qui se succèdent. Nous essayons de leurs donner des idées.
Ph. M.
Il me semble, de plus, qu’il faut travailler dans deux directions au moins. D’une part, réarticuler fortement les organisations professionnelles avec les mouvements pédagogiques et d’Éducation populaire. C’est déjà, pour une part, engagé, mais il faut aller beaucoup plus loin. Je ne comprends pas bien, par exemple, pourquoi, ensemble, les syndicats et les mouvements pédagogiques et d’Éducation populaire – qui ont été capables de s’unir sur la défense de la laïcité – ne s’unissent pas pour exiger la suppression des émissions pour enfants le matin à la télévision, l’interdiction de la publicité sur toutes les chaînes un quart d’heure avant et un quart d’heure après toutes les émissions à destination du jeune public, la présence de films en version originale sous-titrée aux heures de grande écoute, la diffusion de journaux télévisés pour les jeunes et d’émissions de décryptage de l’image. Je nous trouve bien frileux sur des questions essentielles… Il faut porter le combat au coeur du dispositif des machineries médiatiques et technologiques qui structurent notre société et sont porteurs des contre-valeurs les plus graves pour l’École…
D’autre part, je crois qu’il faut vraiment une alliance entre les parents progressistes et les enseignants. Le gouvernement joue en permanence les uns contre les autres. La politique actuelle renvoie les enseignants à leur image corporatiste et les parents à leur image consumériste. Le dialogue est difficile. Le renouer partout et systématiquement, travailler vraiment ensemble est, pour moi, une manière essentielle de faire avancer les choses… C’est un chantier absolument prioritaire.
Pierre Frackowiak
Philippe Meirieu
Entretien avec François Jarraud
Ouvrage publié le 15 mai : Philippe Meirieu et Pierre Frackowiak, L’éducation peut-elle être encore au cœur d’un projet de société ?, éd. De l’Aube, Paris 2008, 108 pages.
Sur le Café :
P. Frackowiak, Le retour aux fondamentaux
http://cafepedagogique.net/lesdossiers/Pages/2008/programmes_Frack3.aspx
Sur les programmes du primaire
http://cafepedagogique.net/lesdossiers/Pages/2008/programmes_frack2.aspx
Sur le rapport Maternelle
http://cafepedagogique.net/lesdossiers/Pages/2007/[…]
Philippe Meirieu, Pédagogie et liberté
http://cafepedagogique.net/lemensuel/larecherche/P[…]
Sur Pisa
http://cafepedagogique.net/lesdossiers/Pages/2007/pisa06_Meirieu.aspx
Le blog ouvert pour l’ouvrage co-édité par le Café