Par Gardy BERTILI
Cet article n’a nullement la prétention de discourir scientifiquement sur le psychisme des enseignants face aux perturbations scolaires, qu’elles relèvent du chahut, de conflits d’autorité, de phénomènes de violences scolaires. Cet article n’a qu’une valeur empirique, les expériences vécues dans les différents établissements. Il est le fruit de réflexions personnelles.
Le vécu émotionnel des enseignants dans les perturbations scolaires
L’affectivité, les sentiments, l’interaction personnelle et psychique, la séduction font partie intégrante de l’acte d’enseignement, de l’acte pédagogique et éducatif. On ne saurait enseigner efficacement sans séduire, sans rentrer en relations, sans ouverture à l’altérité, sans bienveillance. L’élève n’est certes pas un objet de désir, un objet de son pouvoir, la contrainte et la domination ne peuvent pas être les seuls moteurs de l’enseignement et de l’éducation. Les élèves se réalisent parce que les enseignants et les éducateurs s’investissent personnellement avec courage, convictions et abnégation, l’espérance sous-tend chacun de leurs actes pédagogique et éducatif. On s’attache à ses élèves, et cela est bien normal. Cet attachement ne doit pas aveugler la raison. Les affinités interpersonnelles entre enseignants et enseignés, entre éducateurs et éduqués sont à consommer avec modération pour qu’elles ne deviennent pas outrancières et mauvaises conseillères. Elles existent, certes, mais tous les élèves ont droit à notre considération et à notre désir de les conduire à la réussite.
L’affectivité, un mal nécessaire ?
Personne ne peut nier la place de l’affectivité, du désir, de la séduction, personne ne peut nier que la capacité d’entrer en relation, de s’ouvrir à l’altérité influe sur l’acte pédagogique et sur la relation éducative. Quand les élèves sentent que leurs enseignants leur témoignent de la reconnaissance, les reconnaissent dans leur individualité et dans leur capacité à devenir des « êtres sociaux », leur investissement et/ou motivation s’accroît. Les élèves, même les plus revêches, cherchent à rentrer en relation, et de préférence, dans une relation de bienveillance, de compréhension, de respect. De ce point de vue, les séduire s’impose. Il ne s’agit pas de développer envers les eux le fantasme d’emprise ou de domination qui conduit à les transformer en objet de désir ou de pouvoir fantasmagorique. Il ne s’agit pas non plus d’utiliser les travers de la séduction qui consistent à manipuler les esprits ou encore, à obtenir des élèves une obéissance à toute épreuve.
Le vécu émotionnel en proie aux mutations et au doute sur les missions actuelles
Le vécu émotionnel des enseignants dans l’exercice de leur métier d’enseignant est-il davantage exacerbé qu’avant ? Sans doute, le métier d’enseignant se trouve en pleines mutations : mutations culturelles, mutations sociales, mutation politique. L’enseignement traverse des turbulences, les missions ne sont plus aussi évidentes. Quels savoirs transmettre, quels savoirs-faire, quel type d’autorité faut-il adopter face aux nouveaux publics, comment enseigner et assumer son rôle d’éducateur, quelles relations d’altérité tisser entre adultes et élèves, quels symboles protéger, quelles valeurs véhiculer, quels principes qui valent encore dans ce monde en mutations, quelle politique scolaire, pédagogique et éducative prôner, autant de questions qui taraudent les uns et les autres. Quel est le message dont les enseignants sont porteurs, et d’ailleurs sont-ils encore porteurs d’un message ? Les désillusions pullulent, l’utopie prend de l’eau.
Le vécu émotionnel des enseignants diffère selon leur perception du métier, l’éducation reçue, leur rapport l’autre, les difficultés rencontrées, l’image de soi, l’image perçue de l’altérité et des conditions de travail. Le contexte scolaire peut jouer un rôle prépondérant mais n’est pas déterminant, il n’est qu’un paramètre parmi d’autres. Certains enseignants sont envahis par le stress lié à la peur de ne pas réussir, de ne pas être à la hauteur des enjeux, de se laisser débordés, ce qui engendre chez leurs élèves du stress, de l’angoisse, lesquels peuvent s’exprimer sous des formes diverses et variées, donc en terme de violences aussi.
Pourquoi deux enseignants réagissent différemment ?
C’est parce qu’ils perçoivent, éprouvent et vivent différemment l’évènement avec des prismes divergents. Selon l’éducation, la culture, la perception de son métier et de soi, le seuil de tolérance sera différent et l’affectivité qu’on y met sera tout autant variable. On passera d’un enseignant psychorigide, rigidifié sur ses positions, sur ses valeurs éducatives ou non, ne s’interrogeant pas, n’interrogeant pas ses pratiques à un enseignant bienveillant, ouvert à l’autre, ferme, sachant que le pouvoir n’est ni la toute-puissance ni l’omniscience.
La manière de vivre émotionnellement une situation
Prenons le chahut ou encore l’incartade d’un élève, les réactions des adultes divergent selon le poids émotionnel qu’ils engagent dans le ressenti et donc dans la gestion de ces incivilités. L’on sait aussi que ce vécu émotionnel ne vient pas uniquement de l’acte en lui-même mais de ce qui l’entoure : le contexte (cadre individuel ou collectif), la répétition ou la récidive ou non, le relationnel, le ressenti, les expériences (douloureuses ou non) et l’effet d’attente (attendons-nous cette attitude de cet élève ou non). Et évidemment, le vécu émotionnel s’amplifiera si nos valeurs fondamentales, notre éducation, notre égo sont fortement impliqués et aussi si nous sommes sujets au regard. . Le poids de l’émotion, de l’affect détermine aussi l’attitude face à telle perturbation scolaire, tout au moins l’oriente dans un sens ou dans l’autre.
L’emballement émotionnel collectif est un phénomène irrationnel.
Il est le révélateur des crispations, des tensions en jeu. Il révèle aussi l’impossible convergence des intérêts, des forces et des pouvoirs qui se contrecarrent, se neutralisent ou s’annihilent. Cet emballement émotionnel collectif a pour scène la salle des professeurs et les couloirs où se propagent, volontairement, insidieusement ou quelques fois involontairement, rumeurs, mises en cause, procès (d’intention ou non) des uns et des autres, haine, règlements de comptes. Des centaines de petits faits sont susceptibles d’entraîner cet emballement émotionnel collectif qui ne résiste pas à la raison. Un mot, une attitude, un regard compris, ou encore un syndicaliste « grande gueule » rappelé à ses obligations pédagogiques et institutionnelles, et c’est le feu. Ou encore un élève qui commet un incident dans une classe et voilà qu’il est étreint dans l’étau de toute ou partie de l’équipe pédagogique. Pourquoi ?
La solidarité par l’émotion
Parce qu’il suffit que le professeur ou le syndicaliste concerné porte les faits à la connaissance de ses pairs, et si le contexte s’y prête (conditions de travail difficiles, peurs…) et chacun se sent naturellement enclin à défendre la soi-disant victime. Un sentiment de vengeance surgit. Il faut aider, venger celui qui est attaqué parce que la solidarité a une valeur symbolique. Je te défends, je te soutiens parce que je souhaite l’être si d’aventure je me confronte aux mêmes difficultés. Parce que ce qui arrive à ce collègue peut m’arriver demain. Si l’élève fait subir une perturbation à mon collègue, il est potentiellement apte à me la faire subir aussi, et donc je me dois de lui venir au secours pour espérer sa solidarité en retour. En le protégeant, je me protège aussi .
La mutualisation des incidents devait aboutir à une prise en charge globale des élèves, mais quand elle est manipulée, quand elle consiste à créer un « no man’s land» quand elle s’exerce pour organiser des solidarités corporatistes, elle peut être dangereuse voire catastrophique pour les mêmes élèves. La mutualisation lorsqu’elle concourt à favoriser l’entre soi, à protéger des intérêts qui peuvent se sentir en danger, entraîne l’équipe pédagogique dans une « mise à mort » de l’élève, il faut vaincre le vilain petit canard qui nous dérange et qui nous pousse à repenser notre confort intellectuel ou pédagogique. Elle peut donner le sentiment d’une sécurité affective entre pairs mais ce n’est pas en principe son objectif, tout au moins son objectif premier. Sans le sang froid des dirigeants, sans leur capacité de dialogue, sans la maîtrise des codes, sans leur charisme même, un établissement peut prendre feu. On le voit au quotidien.
Le vécu émotionnel se gère lui aussi selon ces différents paramètres auxquels il faut ajouter l’état psychologique. Selon que l’adulte est obnubilé ou non, stressé ou non, paranoïaque ou non, selon qu’il se sent désemparé ou non, victimisé ou non, l’adulte aura la capacité d’agir, de réagir en maîtrisant tout ou partie de son vécu émotionnel. L’émotion, l’affectivité, la peur de l’échec peuvent créer des handicaps et freiner toute action rationnelle. Ainsi, on voit des adultes totalement paniqués, ils ont l’impression d’être pris en défaut, de ne pas être à la hauteur des attentes institutionnelles, et qui pour éviter de se remettre en question, ou encore d’affronter les difficultés, sombrent dans la volonté de toute-puissance ou dans le laxisme absolu.
Il nous appartient de tendre vers une réduction notoire de l’affectivité, de l’émotion, il nous faudra sans doute moins chercher à expliquer les comportements des élèves par le versant psychique ou psychologique, mais réduire la relation pédagogique et/ou éducative à une relation purement professionnelle, déconnectée de tout attachement, de toutes affinités personnelles, de toute séduction, de tout amour, dire que la posture professionnelle constitue le seul prisme pour enseigner ou éduquer relève de l’hérésie, de l’incantation, du fantasme ou de l’utopie.
En fait, le problème ne réside pas dans le fait que le vécu émotionnel existe dans l’appréciation, le ressenti et la gestion des perturbations scolaires, de quelle que nature que ce soit (absentéisme, chahut, mise à mal de l’autorité, refus de travailler, provocation, insolence, agressivité, dérégulations scolaires, violences verbales ou physique). La vraie question qui vaille est comment contrôler ce vécu émotionnel, en a-t-on conscience d’ailleurs, et comment l’appréhender et l’apprivoiser pour qu’il pollue ou parasite le moins possible l’acte éducatif ou pédagogique. Comment donc face à une perturbation scolaire ne pas la vivre comme une atteinte à sa propre personne, à son égo ? Comment prendre de la distance pour mieux s’expliquer et expliquer le phénomène auquel on a à faire face ? Comment ne pas sombrer, parce que la confrontation des désirs et des égo empêche le dialogue, l’ouverture à l’altérité, le vivre-ensemble ? Comment ne pas chercher à se venger, à dominer ou à régler des comptes parce que l’on se sent victime d’une perturbation scolaire ? Comment accepter que la personne de l’élève ne soit dissoluble dans son comportement. L’acte éducatif ne peut pas être un acte visant l’humiliation, cherchant à ridiculiser. L’acte éducatif doit toujours considérer l’élève comme un être en mutation, en devenir, donc perfectible. De ce fait, on ne saurait porter atteinte à son intégrité. Par contre son comportement peut se révéler condamnable, répréhensible, il doit être sanctionné, laquelle sanction doit avoir une vertu éducative.
Le vécu émotionnel peut donc être moteur mais peut aussi constituer un frein à la prise en compte rationnelle et rationalisée des phénomènes de dérégulation ou de perturbations scolaires, et donc à la prise en charge, notamment éducative, des élèves. Il faut donc s’entraîner à avoir une démarche en permanence réflexive sur sa pratique pédagogique et éducative. Il faut travailler sur soi et construire ses propres réponses et des réponses individuelles face à chaque perturbation ou dérégulation scolaires. Les réponses toutes faites, même si elles peuvent rassurer ne permettent d’aller vers cette posture professionnelle la moins parasitée possible par des paramètres extérieurs tels que l’affectivité ou le vécu émotionnel.