L’INRP organisait les 12 et 13 mars une nouvelle journée de partage des travaux de recherche sur le métier d’enseignant, en cherchant à regarder de près les compétences des nouveaux enseignants dans les établissements de l’Education Prioritaire. Un nouvau métier pour de nouveaux enseignants, ou un miroir grossissant des diffiultés qui se posent à tous.
Introduisant la journée, Christiane Cavet, responsable du Centre Alain Savary, insiste sur le moment particulier que vivent les enseignants de l’Education Prioritaire : les évolutions professionnelles sont en marche, mais les contradictions s’exacerbent. De nouveaux métiers, de nouvelles compétences se construisent. Suite à la « conférence de consensus » qui s’est tenue en janvier 2007 (comment former à mieux accompagner les apprentissages en « milieux difficiles ») un groupe a été constitué à partir des ressources de différentes équipes universitaires qui travaillent sur la question en France.
Frédéric Saujat : prendre au sérieux le travail de l’enseignant…Pour Frédéric Saujat (ERGAPE Marseille), le travail enseignant est considéré à la fois du point de vue de son efficacité objective (faire réussir, faire apprendre… mais comment l’évalue-t-on ?) et subjective (l’occasion de se réaliser, de se développer). Le travail de l’enseignant doit être « pris au sérieux », comme tout travail, et ce n’est pas forcément le cas dans la formation actuelle des enseignants : prend-on suffisamment en compte combien la prescription place l’enseignant dans une « charge psychique » très lourde, d’où le sentiment de fatigue : il doit à la fois organiser le travail des élèves, le réorganiser en fonction de ce qui se passe dans la classe, sommé de « tenir le cap » en toute circonstance.
Dans un contexte de classe où, de plus en plus, « rien ne va de soi », le métier est interpellé par des situations inédites, beaucoup d’enseignants étant projetés dans des « zones de turbulences » que la génération précédente d’enseignant n’a pas connu. S’y ajoute une « sur-prescription des objectifs » et une « sous-prescription des moyens », du « comment on fait ». Chacun doit donc se débrouiller pour « trouver les compromis » qui lui permette de s’en sortir, de ne pas trop souffrir. Les soucis que génèrent les « conflits de l’activité » (entre « bien faire » et « faire le bien », entre « ce qu’on lui demande » et « ce que ça lui demande ») impliquent une urgence de plus en plus forte de « trancher dans l’action, sans pouvoir délibérer, pour pouvoir agir ». Dans ce cadre, « faire du bon boulot » devient de plus en plus controversé, générant des « conflits de critères.
Il est donc nécessaire de se départir de la volonté de « transformer le travail enseignant », et de chercher d’abord à comprendre plus précisément le travail enseignant, afin de les aider de « réactulaiser les compromis » sur d’autres bases, en cherchant de l’efficacité. Mais ce travail d’analyse de l’activité est coûteux pour les enseignants. On va souvent beaucoup trop vite en occultant la complexité de l’activité pour aller vers les indicateurs de résultat.
Patrick Rayou : « de nouveaux métiers en cours de définition »
Creusant de quel « contexte spécifique », Patrick Rayou (IUFM Créteil, ESCOL) propose également de les prendre au sérieux, notamment pour éviter d’en rester aux nouvelles étiquettes, à l’idolâtrie de l’innovation… Le « Réseau Ambition Réussite » met certes en place de nouveaux rôles (enseignants référents »), mais demande aussi de s’ intéresser de près au travail de l’enseignant, notamment celui des « nouveaux enseignants ».
Certains contextes sont « généraux » : la « forme scolaire » que décrit Guy Vincent est « poreuse » : des choses entrent dans l’école, qui n’y entraient pas avant, et changent la forme scolaire. Il ne suffit plus d’être enseignant pour enseigner, encore faut-il transformer les enfants en élèves pour pouvoir entrer dans les apprentissages. Les politiques éducatives reclassent les zones, entraînent des stratégies différentes des établissements (se battre pour être RAR, ou au contraire en sortir), rencentrent les moyens sur les zones sensibles au dépens des zones rurales en difficulté.
Certains contextes sont « locaux » : les politiques sont interprétées localement, et la sociologie des organisations pourrait nous aider à comprendre ce qu’elles deviennent. Certains établissements réinterprètent, mettent en contexte : selon les cas observés, les enseignants référents sont utilisés pour l’enseignement disciplinaire ou pour faire du lien entre le collège et son environnement.
Les contextes sont souvent imbriqués : les professeurs référents, devenus « maîtres supplémentaires » lorsqu’ils rompent trop avec l’horizontalité revendiquée du métier, vont au feu lorsqu’ils doivent en même temps « accréditer un statut » qui ne va pas de soi pour leurs collègues. Ils en sont parfois réduits à passer du temps à se justifier, soupçonnés par leurs pairs d’être des « traitres » au métier. Ils en viennent à exercer certains aspects du métier qu’ils n’envisageaient pas : prendre la parole en public, rendre compte.., ils se sentent dépourvus et illégitimes, obligés de sortir de leur statut traditionnel, et donc suspects aux yeux de leurs pairs… les « manières d’y arriver » n’étant pas écrites, ces enseignants doivent puiser dans d’autres ressources, avoir une épaisseur de carrière plus large, allant chercher dans leur propre éthique les ressources nécessaires à leur travail.
Finalement, le RAR est-il un autre environnement, différent du « milieu ordinaire », ou un environnement qui ne fait qu‘effet-loupe, qui grossit ce qui se passe ailleurs, de manière exacerbée, mais qui n’est pas d’une nature fondamentalement différente ? Patrick Rayou postule que ce contexte nous aide à mieux comprendre les évolutions à venir du métier enseignant.
Quelles ressources pour quelle diffusion ?C’est un problème pour lequel on n’arrive pas à trouver une réponse : la métaphore de la « tache d’huile » ne marche pas. Parfois, le succès d’un résultat de recherche peut avoir un effet inverse : nombre de praticiens ont pu trouver des raisons de ne pas pouvoir agir au nom du déterminisme tiré des travaux de Bourdieu… Dans ce cas, la recherche peut venir à point pour aider les enseignants à garantir leur estime d’eux-mêmes devant les difficultés qu’ils rencontraient…
Pour dépasser l’opposition entre la théorie et la pratique que nous renvoient les stagiaires d’IUFM, chercheurs et formateurs doivent « s’aider les uns les autres » ; avec d’autant plus de prudence que les résultats des « recherches » sont souvent instables et contextualisés…
Pour Dominique Bucheton (IUFM Montpellier), le lien recherche-formation est indispensable. D’abord, parce qu’il est nécessaire de didactiser des tonnes de recherches dans les différents thèmes (histoire de l’éducation, psychologie cognitive ou sociale, linguistique…) pour asseoir des pratiques nouvelles de formation sur un socle commun de connaissances des formateurs, qui pour l’instant est sous utilisé.
La didactique professionnelle nous aprend également que la transformation des pratiques ne se décrète jamais par des injonctions, mais par des reconstructions collectives par la profession elle-même, pas par une «avant-garde ». Cette science nouvelle pose de nouvelles questions (comment on forme pour apprendre un métier, quelle est la nature d’un métier ? quels sont ses invariants, au-delà de ses diversités ?). Du coup, les coopérations, les co-interventions deviennent obligées, tant les objets sur lesquels nous travaillons sont mixtes, mélangés…
« Nous devons donc créer les conditions de cette « interrogation collective » sans jeter l’opprobre sur ceux qui « feraient mal ». Recherche, action, formation, dans des partenariats clairs, avec des outils d’évaluation, à la fois ceux de la recherche et ceux de l’institution, et la publication de ces travaux pour les rendre communicables… »
Quelles sont les nouvelles tâches de la nouvelle « professionnalité » enseignante, et les nouveaux lieux de travail hors la classe ? On voit de plus en plus des enseignants qui travaillent hors de leur discipline, avec des élèves qui ne sont pas forcément « les leurs ». L’aide au travail personnel, les PPRE en sont les incarnations. « Repousser les limites du métier » hors de la classe, le travail du prof devient compliqué, avec de nouvelles missions, de nouvelles tâches hors du centre de gravité habituel du métier.
Un enseignant de la salle réagit : « on est dans un moment de révolution du métier, voire de l’éducation nationale. Le « travailler ensemble » est difficile. J’ai l’impression qu’on nous laisse tout seul pour arriver à ce qu’il faut en faire en classe. Nous sommes des humains avec leurs limites : deux enseignants qui emploient les mêmes termes ne vont pas être aussi efficaces, ne vont pas avoir le même seuil de tolérance devant l’agression ou la remise en cause… Pour se donner collectivement les moyens d’avancer, on ne voit pas comment faire. »
Travailler à plusieurs dans la classe ? Une drôle d’idée ?Il y a déjà plus de 100 ans, la commision Ribot, en 1899, insistait sur la nécessité de construire des « œuvres collectives pour lutter contre le mal de l’individualisme ». Aujourd’hui, la commission Pochard insiste sur la fécondité du travail d’équipe dans les établissements.
Luc Ria et Estelle Rouve, de Clermont-Ferrand, ont décidé d’aller voir de près comment ça se passe, notamment en filmant le fonctionnement de la classe lors de ces « co-interventions », afin de cerner l’activité des enseignants, leur construction identitaire, leur plaisir ou déplaisir au travail, mais aussi si les élèves apprennent mieux lorsque les enseignants sont à deux.
Premier paradoxe, expliquent les chercheurs : dans les Réseaux Ambition Réussite, le turn-over très fort des enseignants rend difficile la mise en œuvre de co-interventions qui, par définition, nécessitent du temps et de la stabiltié. Cependant, explique-t-il, « nous sommes frappés par le fait que beaucoup de jeunes enseignants acceptent désormais d’ouvrir leur classe à un regard extérieur, même informel, pour en faire des temps d’auto-formation « sauvages».
Deux jeunes enseignantes témoignent de leur travail commun dans la salle de recherche informatique : « On a l’habitude de travailler ensemble, on connaît les exigences de l’une et de l’autre. J’ai moins peur de couper la parole, d’empiéter sur son terrain. Même si on se coupe… ».
Deux autres enseignants filmés ont trouvé un tout autre équilibre : l’un est débutant, l’autre enseignant référent (enseignant supplémentaire en RAR) chevronné. Eux aussi se connaissent bien, connaissent les élèves, co-animent souvent. L’un pilote la classe, l’autre est en appui individuel pour mettre au travail donner un coup de pouce… Il prend garde de laisser l’espace de « conduite de classe » à son collègue débutant. Ensuite, dans un temps de travail individuel, les deux sont en soutien. Quand le chercheur leur demande « à quoi ça sert d’être à deux ? », les deux enseignants disent qu’ils sont plus tranquilles, et valorisent le fait que « lorsque les élèves sont dans la phase d’exercices, ils peuvent bénéficier de deux fois plus d’aide » plutôt que le fait que l’adulte supplémentaire soit une aide pour faire autre chose avec les élèves. Quand ça se passe mal, «c’est parce que l’élève ne connaît pas le prof et veut le tester, comme en début d’année ». Pour eux, « co-animer ne règle pas les questions de discipline, si les deux enseignants n’ont pas le même niveau d’exigences ».
Co-intervenir : à quelles conditions ?Devant les témoignages, les participants au colloque de l’INRP cherchent à préciser à quelles conditions la co-intervention peut être efficace
– du point de vue de l’élève, il faut que la présence multipliée de l’adulte puisse contribuer à mettre l’élève en confiance (bénéfice relationnel, sinon cognitif), avec l’ambiguité de l’aide – plus on aide, plus on met des béquilles – et le paradoxe que les situations d’apprentissages sont moins canoniques en RAR qu’ailleurs (on fait faire des activités moins scolaires à des élèves qui se représentent l’école comme un lieu où on doit faire des tâches scolaires traditionnelles)
– Il faut préciser les postures professionnelles, éthiques des enseignants : si la co-intervention se base sur des connivences personnelles, il faut passer de « on s’entend bien » à « on s’entend sur quoi ? »
– l’amont et l’aval : une co-intervention réussie, c’est une co-intervention préparée et analysée.
– la co-intervention peut être outil de formation/accompagnement/compagnonnage (regarder ses élèves sans être dans le feu de l’action, être le miroir de l’activité de l’élève, voir d’autres manières de faire avec ses élèves)
– il est parfois difficile pour les enseignants de « parler » de ce qu’on veut faire, de la difficulté de la tâche. Les enseignants qui manquent souvent de mots et de concepts pour échanger avec les collègues…
En conclusion de la journée, Patrick Rayou précise les pistes de travail : la question de la co-intervention mobilise des modes de socialisation des nouveaux enseignants, avec des aspects facilitateurs et des effets freins. Dans les « école de la périphérie », les jeunes enseignants parlent différemment de leurs difficultés à faire tenir l’ordre scolaire. La question est « est-ce que ça peut aller plus loin que ça ? », le confort des enseignants pouvant être une condition non suffisante. Cette manière d’être « en réseau » avec ceux qu’on choisit est en phase avec cette idée majoritaire des enseignants, là où d’autres métiers pensent au contraire qu’on peut travailler avec des gens qu’on déteste cordialement, avec qui on peut malgré tout ajuster des gestes professionnels. Ces jeunes enseignants qui mettent en concurrence Axa et la MAIF sans remords peuvent-ils en faire une source de développement professionnel ? Rien ne le garantit, mais on peut y travailler…
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