La collection « Apprendre », aux PUF, compte désormais un nouveau bébé avec la parution d' »Orthographier ». Son premier atout est de réunir la signature de deux co-auteurs aussi renommés que différents : Jean-Pierre Jaffré, linguiste, et Michel Fayol, psychologue. L’intérêt de ces deux regards croisés est qu’ils regardent le monde d’un point de vue différent, mais leur dialogue est fécond pour les enseignants.
Dans une période où le débat sur l’orthographe est souvent exclusivement idéologique (« ils ne savent plus rien ! »), l’ouvrage prend le temps de faire le point sur le fond : quelles difficultés spécifiques de la langue française écrite pour les « écriveurs » (phonologiques, lexicales et morphologiques), et quelles pistes pour l’enseignement.
On sait désormais que le français fait partie des langues écrites plus « transparentes » pour le lecteur avisé (qui peut distinguer sans problème « dent » et « dans », « temps », taon » et « tant »), mais par conséquence plus difficiles pour l’écriveur qui doit apprendre à utiliser (et donc à aller retrouverà la bonne forme au moment de l’encodage sur le papier. Au moment de l’apprentissage, le finnois ou l’italien gagne plusieurs mois, puisqu’il n’a pas à se poser trop de question pour apprendre à distinguer les homophones en écrivant.
Les chapitre 4 et 5 consacrent un passionnant développement à l’étude de l’évolution de l’écriture dans l’histoire des civilisations, montrant le tissage progressif entre le son et le sens, les inventions humaines (la segmentation
La linguistique nous confirme le poids de l’histoire dans l’état actuel de la langue, mais aussi la manière dont, au fil du temps, elle a pu être l’instrument du pouvoir politique ou des rapports sociaux. Ainsi, le poids conservateur de l’académie française va conduire, entre 1694 et aujourd’hui, à figer les évolutions, voire à réintroduire de pseudo-marques étymologiques comme les « ph » en lieu et place des « f ». A chaque époque, les élites plaident pour que les difficultés orthographiques restent le marqueur qui les séparent des « illettrés ». Au XIXe, comme le montre bien André Chervel, même l’institution naissante des instituteurs, formés à l’excellence orthographique, jouera aussi de tout son poids pour limiter les « rectifications orthographiques » qui pourraient en faciliter l’acquisition par les enfants du peuple.
En ce qui concerne l’enseignement de l’orthographe, les deux auteurs souhaitent d’abord renvoyer la nation devant ses responsabilités : dans une école chargée de toutes les ambitions, quelle place souhaite-t-on faire à l’orthographe ? Plus prosaïquement même, dans la concurrence des apprentissages, combien d’heures par semaine ? Rappelant que l’école primaire de jadis y consacrait un temps plus qu’important, les auteurs plaident à la fois pour une « tolérance » plus grande (notamment en intégrant les rectifications orthographiques telles que les accents circonflexes) et un enseignement organisé.
Pour apprendre l’acquisition du « principe alphabétique » (les régularités entre l’oral et l’écrit), la production d’écrits précoces « inventés » est sans doute une bonne piste. Dès la maternelle, aider progressivement les élèves à encoder peut être très productif, comme le savent les lecteurs du Café qui suivent le feuilleton de Bernard Devanne
L’utilisation des erreurs des élèves est aussi une source d’informations essentielles, explique Michel Fayol. Erreurs phonographiques, erreurs lexicales, erreurs « flexionnelles » (accords), c’est surtout ce dernier type qui fléchit dans les résultats des enquêtes récentes (cf Danielle Manesse), notamment les erreurs de grammaire. En tout état de cause, les apprentissages orthographiques étant « longs et difficiles », il est nécessaire d’automatiser des « habiletés de base », mais aussi de passer du temps à rendre les élèves conscients des différentes manières de procéder (les procédures) pour pouvoir non seulement les connaître, mais surtout apprendre à choisir la bonne ! En effet, nombreux sont les enseignants qui savent que « connaître les règles » d’accord du pluriel des noms ou de la conjugaison avec « ils » ne dit rien des capacités des élèves à orthographier correctement les mots « en situation », aussi bien en dictée qu’en production de textes. En effet, ils impliquent à la fois des processus automatiques, acquis par l’apprentissage explicite, et des processus contrôlés, acquis de manière explicite (p. 165).
Les auteurs plaident donc pour la nécessiter « d’enseigner pour faire apprendre » : enseigner les régularités, d’abord sur les cas les plus fréquents plutôt que sur les exceptions, de manière régulière et systématique (les acquis sont longtemps fragiles), en mettant en lumière les flexions des mots (chant, chants, chanter, chanteur… mais aussi faire, défaire), tout en réalisant souvent des activités de production de textes permettant de repérer les difficultés réelles et de travailler à la gestion explicite et collective des erreurs. Sur ce point, c’est essentiellement au cycle III que ce type de pratiques paraît efficace, selon les études de L. Allal.
Faisant un point sans concession sur un domaine aussi immense que passionnant, cet ouvrage devrait donner aux enseignants, même chevronnés, des éclairages et des points d’appuis pour renforcer leur pouvoir d’agir. Pour un ouvrage scientifique, c’est un compliment rare.
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