Ministre de l’Agriculture de 1961 à 1966, Edgard Pisani, a rénové fortement l’enseignement agricole, sur des principes appliqués et cités encore aujourd’hui en exemple dans les débats sur l’éducation. Ce qui ne devait être au départ qu’une mise en conformité avec les diplômes de l’Education Nationale a donné naissance à un modèle éducatif où l’enseignement dépasse les frontières de la classe pour s’ouvrir au monde et se confronter aux réalités.
Après un parcours politique et d’engagements riches, du jeune résistant aux fonctions ministérielles, de la Nouvelle Calédonie à l’Institut du Monde Arabe, Edgard Pisani se consacre aujourd’hui au sujet qui le passionne depuis plus de quarante ans, l’Education, avec l’écriture d’un ouvrage de fond.
Nous avons demandé à celui qui se rêvait Ministre de l’Education de nous raconter à bâton rompu la naissance de l’enseignement agricole, et ce qu’il retient de cette expérience. Voici une synthèse de ses propos.
La toile de fond de la rénovation
Il faut, pour comprendre, donner une idée de la situation réelle des « paysans », des agriculteurs et… de l’agriculture en 60-61. Nous étions sortis d’une époque où les jeunes restaient encore à la ferme car, pour des raisons évidentes l’exode rural ne faisait que commencer. Ceux qui s’en allaient partaient sans formation. L’agriculture commençait à se moderniser, à s’équiper, à utiliser des engrais et des pesticides. Les grandes porcheries ; les grands poulaillers se multipliaient, le tracteur et la machine à traire étaient bientôt partout. Les agriculteurs ne pouvaient donc se contenter des connaissances traditionnelles, transmises par les pères. Le commerce mondial se développait et le modèle américain faisait rêver. La Politique Agricole Commune donnait à l’agriculture une dimension marchande, mondiale, inquiétante et prometteuse.
Quelques orientations
La loi sur l’éducation avait été votée donnant des définitions ; il restait à établir le programme et de définir l’enseignement agricole dans son originalité naturelle et nécessaire. La première question que Paul Harvois et moi nous nous sommes posée était « oui, mais un enseignement pour qui ? ». Pour des enfants d’agriculteurs, pour leur apprendre l’art d’être un agriculteur moderne avec le souci de ne pas les enfermer, de ne pas en faire des personnes obligées de rester à la terre. Mais aussi, pour des jeunes venus des villes ; et ainsi favoriser la rencontre.
La décision a vite été prise de consacrer 10% du temps scolaire à des matières « hors programme » pour le socio-culturel, les stages sur le terrain, aussi l’échange entre enseignants et enseignés. Les programmes scolaires ne peuvent en aucun cas répondre aux besoins de tous. Ces 10% permettent d’apprendre à débattre, à s’occuper d’autre chose, à sortir en faisant des stages, à partir à la découverte. C’est un élément clé de la réussite de l’enseignement agricole.
De l’enseignement agricole à l’éducation
C’est avec cette expérience en tête que j’étudie, aujourd’hui, l’Education Nationale. De multiples expériences de ce type y ont été tentées localement avec succès sans jamais être retenues pour être introduites dans le « système ». A l’Education Nationale, les programmes sont, en effet, fixés par Paris ; ils sont les mêmes pour tous, élèves de Paris, des villes et villages, des banlieues, du monde rural. Le savoir est donné et reçu mais jamais conquis par l’élève lui même.
Comment transformer, changer l’école alors qu’aujourd’hui, les enfants et adolescents découvrent plus hors de l’école qu’à l’école. Ils passent beaucoup plus de temps en la compagnie des médias, d’Internet, de la télévision qu’en classe. Il faudrait leur « apprendre à apprendre » à partir de la matière brute, apprendre à sélectionner, à comprendre, à confronter avec ce qu’ils apprennent en classe.
Par l’école et par soi-même, rendre ou devenir capable de prendre le meilleur de tout l’entendu, l’imaginé pour en faire soi-même son Savoir : tel est aujourd’hui l’objectif de l’éducation.
Un regard d’aujourd’hui sur l’enseignement agricole
Il m’arrive de rencontrer dans la vie courante des adultes qui, venant de l’enseignement agricole, ne travaillent pas dans le domaine agricole mais l’industrie, le commerce ou l’administration. Je bavarde volontiers avec eux : ils ont une curiosité que les autres n’ont pas et ont appris à faire leçon de tout. Ils « avouent » continuer d’apprendre !
Tous les savoirs ne sont pas dans les livres et l’école, ils sont pour une très grande part dans la réalité qu’il faut observer et déchiffrer. C’est en les confrontant qu’on peut en retirer la « substantifique moelle ». Pour cela même, l’enseignement agricole fait tout pour qu’en chacun s’épanouissent la curiosité et la méthode.
Propos recueillis par Monique Royer