« Qu’auriez-vous pensé si la Commission Attali s’était mise en tête de transformer le moteur de la fusée Ariane 5 ou aurait proposé un nouveau plan pour câbler l’A380 ? » Pour André Giordan, c’est sûr, la commission Attali brasse de l’air. Quant à l’Ecole « sa réussite ne viendra pas de commissions de « copains », ni des réformes ministérielles, venues d’en haut. Ceux qui croient vraiment à l’école doivent y travailler de l’intérieur, sur la durée, et sans à-coups. Une autre formation des enseignants peut le promouvoir. Or rien n’est promu sur ce plan dans ce rapport ».
Qu’auriez-vous pensé si la Commission Attali s’était mise en tête de transformer le moteur de la fusée Ariane 5 ou aurait proposé un nouveau plan pour câbler l’A380 ?.. Tout le monde se serait insurgé : « ils sont devenus fous » ; « où sont leurs compétences ? » Pourtant en matière d’école, certains applaudissent, d’autres contestent, mais tous les politologues trouvent normal que cette Commission puisse formuler non pas un constat social global ou des recommandations d’orientation, mais des propositions susceptibles de transformer l’école !..
Cela est d’autant plus étonnant – ou détonant – que dans sa composition, on ne rencontre parmi les n. énarques de la Commission, aucun enseignant, aucun chercheur en éducation, pas même un seul inspecteur scolaire, c’est dire…. Personne qui n’ait vu de près ou de loin un élève, à part leurs enfants et petits enfants, personne qui n’ait franchi la porte d’une école depuis le temps où ils étaient eux-mêmes élèves… Ont-ils consulté au moins ? Notre enquête montre plutôt le contraire… Ont-ils au moins du « bon sens » ! A la lecture du rapport, il est possible d’en douter !
Prenons leurs propositions « pour des réformes urgentes et fondatrices[1]. » Certes «150 000 jeunes sortent chaque année du système scolaire sans qualification. » Cela n’est pas une révélation. Que proposent-ils pour remédier à ce scandale ? Rien ! Et cela ne semble pas les préoccuper plus longtemps…
Pour le reste, du présomptueux ! « DÉCISION FONDAMENTALE 1. Se donner les moyens pour que tout élève maîtrise avant la fin de la sixième le français, la lecture, l’écriture, le calcul, le travail de groupe, l’anglais et l’informatique. » Rien de bien nouveau ! Des lieux communs pour commencer, niveau étudiant d’IUFM. Mais où sont les outils et les ressources pour répondre à « l’Ambition 1. Préparer la jeunesse à l’économie du savoir et de la prise de risque » ?…
Une économie du savoir par exemple ne peut faire aujourd’hui l’impasse sur une culture scientifique et technologique dont il est nulle part question. Et cela n’est pas antinomique avec le fait d’apprendre à lire, à écrire et à calculer. Bien au contraire…
Et que veulent dire ces termes ? Dans une société en mutation, la « lecture » n’est plus seulement savoir déchiffrer le texte d’un livre. C’est comprendre et partager un message écrit sur tout support. Avec les bases de données, les réseaux et les moteurs de recherche, il s’agit d’apprendre à lire en lecture rapide, en hypertexte et à trier. La lecture, c’est encore apprendre à lire… les images, fixes et animées. D’abord, apprendre à lire, n’est-ce pas s’interroger en permanence sur les sources, la validité et la pertinence des informations ?
De même, que met-on sous « informatique » ? L’accès à la programmation… si tous les élèves avaient appris le langage « basic », comme Attali le proposait il y a 20 ans, ils seraient bien avancés aujourd’hui !.. Un peu de réflexion n’aurait pas été de trop !
Et… si on ne change pas les approches actuelles de l’anglais à l’école, on n’ira pas très loin !
Certes, il s’agit de « repenser[2] le socle commun des connaissances », mais pas seulement pour y ajouter « le travail en groupe, l’anglais, l’informatique et l’économie ». Des repères en économie ont bien sûr leur place dès l’école maternelle. Nous sommes tous des illettrés en la matière, le scandale de la Société Générale est un bon révélateur s’il en fallait un !.. Mais pour que les savoirs en économie prennent sens, encore faudrait-il les croiser avec des connaissances sur l’environnement, la complexité ou l’éthique. D’autres regards sur le monde auraient tout autant leur place comme l’anthropologie, l’histoire des idées,..,. Sans oublier des regards transversaux, si chers à Edgar Morin… mais pas seulement, des démarches comme l’analyse systémique ou la pragmatique.
En outre, est-ce le rôle de l’école obligatoire de promouvoir une conception si utilitaire et si à court terme des savoirs ? Où est la vocation structurante de l’école ? Comment permettre aux jeunes de s’inscrire dans l’histoire culturelle de la France et de l’Europe ?
Et surtout dans une société en mutation rapide, rien n’est proposé pour apprendre à entreprendre, à réagir face à l’incertain ou l’aléatoire. Rien n’est dit sur l’importance désastreuse accordée aux mathématiques algorithmiques trop présentes et qui bloquent la pensée pour comprendre les questions d’aujourd’hui. Pas un mot non plus sur l’importance de la créativité ou de l’esprit critique pour se situer dans cet océan d’informations.
Last, but not least… ce dont manque cruellement les jeunes aujourd’hui, ce sont des repères. Des repères qui font sens ; pas une accumulation de détails disciplinaires non situés. Ces repères ont besoin d’être incarnés –ce qui demande du temps et un autre regard sur les savoirs- pour leur permettre de se situer, pour leur donner une « colonne vertébrale » propice à affronter le changement permanent.
Par ailleurs, rien ou… presque n’est avancé sur le « comment ? Tout au plus, y trouve-t-on d’autres lieux communs, présentés sur le mode incantatoire de celui qui « ne peut mais », comme :
– « prendre les moyens pour éviter les redoublements dans l’enseignement primaire ». Lesquels ? Pourtant ils sont bien connus.
– « accorder plus d’autonomie aux établissements primaires et secondaires ». Concrètement, cela veut dire quoi ? Comment sortir de la culture de l’administration scolaire actuelle ?
– « permettre aux parents de choisir librement le lieu de scolarisation ». Sur quels critères ?
– « refonder l’information sur l’orientation sur les carrières et prendre davantage en compte les aptitudes non académiques »… D’accord, mais comment les faire émerger ? ou encore
– « développer les stages en entreprises », « lancer des concours d’innovation », « mettre en place au collège un service civique hebdomadaire ». Autant de pratiques déjà anciennes de certains enseignants qui ont été torpillées ou qui continuent à se faire sans aucune reconnaissance de la hiérarchie éducative.
La transformation de l’école demande de sortir de cet appareil déresponsabilisant centré sur la consommation de savoirs, pour préparer à la consommation tout court. Sa réussite ne viendra pas de commissions de « copains », ni des réformes ministérielles, venues d’en haut. Ceux qui croient vraiment à l’école doivent y travailler de l’intérieur, sur la durée, et sans à-coups. Une autre formation des enseignants peut le promouvoir. Or rien n’est promu sur ce plan dans ce rapport.
De même, la recherche ou l’innovation en éducation, seul moteur véritable dans de multiples domaines, n’est même pas envisagée pour l’école. Vouloir simplement « évaluer les professeurs sur leur capacité à faire progresser tous les élèves », c’est les maintenir dans leurs difficultés actuelles, sans les accompagner. Comme si un enseignant, seul dans sa classe, est toujours l’unique chance de faire apprendre. C’est l’ensemble du système éducatif qui doit devenir « apprenant » pour que les élèves apprennent enfin à… apprendre ; ce qui implique une tout autre dynamique.
Sans doute manque-t-il encore à l’école – comme il a manqué dans la formation de nos brillants commissaires – l’exigence. Comment pourraient-ils signer un tel rapport… Quelle société ! Où l’important est de savoir se mettre en avant… Où tout est dans la frime, peu importe la qualité, pourvu qu’on existe et qu’on fasse du tam-tam !
Si les autres dossiers ont été travaillés de la sorte – ce que je crains -, la France n’est pas « encore sortie de l’ornière », Attali dixit. A quand une Commission pour penser le rôle des commissions. L’esprit critique reste à partager… et pour commencer dès l’école !
André Giordan
André Giordan est professeur à l’université de Genève.
Derniers ouvrages d’André Giordan :
A. Giordan, Savoirs émergents, Ovadia, Editeur, 2007
A. Bianchéri, A. Giordan, L’Ecole de Nice, Ovadia, Editeur, 2007
A. Giordan, J. Saltet, Apprendre à apprendre, Librio, 2007
Armen Tarpinian, Laurence Baranski, Georges Hervé et Bruno Mattéi (dir.)… et André Giordan, Ecole : changer de cap, Chronique sociale, 2007
A. Giordan, JL. Martinand et D. Raichvarg (éd), Ecole, culture et actualités des sciences et des techniques, A. Giordan, JL. Martinand et D. Raichvarg, 2007
Liens :
Le site du LDES
http://www.ldes.unige.ch/info/membres/ag/andre.htm
Sur le Café, analyse du texte du HCE
http://cafepedagogique.net/lesdossiers/Pages/2007/HCE_A_Giordan.aspx
Surle Café, L’EDD oubliée du Grenelle de l’environnement
http://cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/24102007EDD.aspx
Sur le Café, Pisa ne dit pas tout
http://cafepedagogique.net/lesdossiers/Pages/2007/PISA_Giordan.aspx
[1] Nous ne traiterons pas ici de l’université qui demanderait un papier en soi…
[2] On ne peut pas dire que le socle commun ait été jusqu’à présent « pensé ». Il n’a fait que s’ajuster aux programmes en cours. Aucune réflexion conséquente n’a été menée pour s’interroger sur ce que pourrait être les savoirs organisateurs pour notre époque.