Autrefois, le mariage consacrait l’union de deux familles autant que celle des époux. Le mariage était, avec l’héritage, un moment clef de la gestion patrimoniale, et les familles veillaient à ce que les époux soient bien assortis. C’est ainsi qu’à Vraiville, entre 1803 et 1842, les cultivateurs avaient deux fois plus de chances que la moyenne d’épouser une fille de cultivateur, et les tisserands deux fois plus de chances que la moyenne d’épouser une fille de tisserand (1). « Tel père, tel gendre« . Comme les filles dépendaient du mariage pour s’établir socialement et que les garçons dépendaient de leur père pour s’établir professionnellement, il était difficile d’aller contre l’avis des parents. Bref, le choix du conjoint était dicté, pour l’essentiel, par des considérations d’intérêt.
Au vingtième siècle, le paysage social a profondément changé. Le ménage français type n’est plus un foyer de paysans ou d’artisans mais un ménage salarié. Emancipé des tutelles familiales, les jeunes français sont désormais libres de se marier avec qui bon leur semble. Le mariage de raison a vécu, vive le mariage d’amour ! Pourtant, aujourd’hui comme hier, qui se semble s’assemble. Si les conjoints ne sont plus nécessairement de même origine sociale, leurs statuts socio-économiques sont le plus souvent très proches. En 1999, les femmes cadres étaient treize fois plus souvent que les ouvrières mariées avec un cadre. C’est dire que, derrière la logique des sentiments, de puissants déterminismes sociaux sont à l’oeuvre.
La persistance de l’homogamie
Commentant les résultats de la première grande étude de l’INED sur le choix du conjoint (N = 1 531 couples), en 1959, Alain Girard concluait que « la proportion des homo-sociaux, c’est-à-dire des conjoints de même condition sociale, l’emporte largement, plus de deux fois, sur ce que donnerait une répartition au hasard des unions » (2). Quarante ans plus tard, c’est toujours vrai.
En 1999, l’enquête « étude de l’histoire familiale » a réuni des informations sur les dernières unions (avec ou sans mariage) de 380 000 hommes et femmes de 18 ans ou plus. Les couples homogames représentent 31 % des couples. C’est près de deux fois le taux que l’on observerait si les couples se formaient au hasard (situation de panmixie), soit 17 %. Les couples composés d’un cadre et d’une ouvrière ou d’une cadre et d’un ouvrier représentent seulement 1 % de l’ensemble des couples, soit quatre fois moins que ce que l’on observerait en situation de panmixie (3).
Le mot d’Alain Girard a donc gardé toute son actualité : « la foudre quand elle tombe ne tombe pas n’importe où, elle frappe avec prédilection la diagonale ».
L’évolution de l’homogamie sur longue période
Le taux d’homogamie a baissé de près d’un quart, passant de 42 % pour les unions formées entre 1930 et 1950 à 31 % pour celles formées dans les années 1990 (4). Mais cette évolution s’explique entièrement par l’évolution de la structure sociale. Pour le comprendre, prenons un exemple simple : supposons qu’en T0, la population soit composée de 90 % de paysans et de 10 % de salariés, et qu’en T1 la répartition soit désormais de 50/50. On vérifie qu’en l’absence de tout changement des comportements individuels, le taux d’homogamie baisserait de 32 points ! En effet, l’homogamie structurelle, correspondant à une situation de panmixie, tombe alors de 82 % (0.9 x 90 + 0.1 x 10) à 50 % (0.5 x 50 + 0.5 x 50). C’est ce qui s’est passé depuis 1930 : une fois pris en compte les transformations de la structure socio-professionnelle, l’homogamie n’a pas diminué (ibid).
Cela dit, les données des enquêtes ont une limite : la PCS de chaque conjoint est celle qu’il occupe au moment de l’enquête, et non celle qu’il occupait au début de l’union. L’homogamie observée reflète donc « à la fois les résultats des choix effectués au moment de la formation des couples et les conséquences des mobilités sociales masculine et féminine au cours de la vie » (ibid). Dans la mesure où les couples les plus anciens sont aussi plus susceptibles d’avoir connu une mobilité sociale, cela peut influer sur l’évolution observée de l’homogamie socioprofessionnelle. D’où l’intérêt d’utiliser une autre variable, qui se modifie peu au cours de la vie : le niveau d’études.
Ici encore, l’homogamie est la règle. En 1999, 56 % des couples étaient homogames selon le niveau d’études. Aux extrêmes, les couples dont l’un des conjoints a arrêté ses études après l’école primaire tandis que l’autre a poursuivi des études supérieures représentent moins de 1 % de l’ensemble. C’est dix fois moins que ce que l’on observerait en situation de panmixie (0,246 x 21,6 + 0,218 x 21,9 = 10,1 %). De façon significative, les indices d’homogamie sont d’autant plus faibles que l’on s’éloigne de la diagonale.
Comme avec les PCS, on observe une baisse du taux d’homogamie : 60 % pour les couples formés dans les années 1955-59 contre 54 % pour les couples formés entre 1995 et 1999. Mais le changement structurel explique la moitié de la baisse de l’homogamie observée. Le niveau moyen d’éducation s’est fortement élevé depuis cinquante ans ; surtout, il a progressé plus fortement chez les femmes que chez les hommes. Il reste qu’à structure constante, on observe quand même une baisse de 3 points du taux d’homogamie selon le niveau d’études entre le début des années 1950 et la fin des années 1990.
Les causes de l’homogamie
La persistance d’une forte homogamie sociale dans les sociétés contemporaines traduit la persistance d’une forte segmentation sociale du marché du mariage. Les opportunités de rencontre et les préférences des individus dépendent pour beaucoup de leur statut social (5).
¤ La segmentation sociale des lieux de rencontre
Pour chaque groupe social, le taux d’homogamie dépend, on l’a vu, du poids de ce groupe social dans la société. Mais il dépend aussi de la représentation de ce groupe dans l’environnement social de l’individu : son voisinage, son entourage familial et professionnel, ses affinités électives. La sociabilité de l’individu détermine en bonne part le choix du conjoint. Or, les modes de sociabilité sont très variables d’un groupe social à l’autre, comme en atteste l’étude des lieux de rencontre.
Michel Bozon et François Héran ont distingué trois types de lieux de rencontre : les lieux publics (fête publique, bal, rue, café, centre commercial), les lieux privés (réunions de famille ou d’amis), et les lieux réservés (association, lieu d’études ou de travail, salle de concert…). Ces lieux constituent les trois côtés d’un triangle dans lequel on a fait figurer la position de chaque groupe socio-professionnel. On lit ainsi : 16 % des grands agriculteurs ont rencontré leur conjointe dans un lieu privé, 18 % dans un lieu réservé et 66 % dans un lieu public.
Il apparaît que les classes populaires se rencontrent plus souvent dans les lieux publics, ouverts à tous, tandis que les professions intellectuelles se rencontrent davantage dans les lieux réservés, où l’on se retrouve « entre soi ». Enfin, les cadres du privé, patrons ou professions libérales, se rencontrent davantage dans des lieux strictement privés (6).
La segmentation sociale des lieux de rencontre pourrait expliquer la persistance de l’homogamie dans les sociétés modernes. Quand ils sont en âge de se marier, les jeunes français évoluent dans des mondes sociaux relativement étanches : cités vs quartiers résidentiels, université vs usine, bureau vs atelier. Le jeune ouvrier ne vit pas dans le même univers que la jeune étudiante destinée au métier d’enseignante. Ils ont donc peu de chances de se rencontrer.
Las ! même s’ils vivaient dans le même monde, il y a peu de chances que le jeune ouvrier parvienne à séduire durablement la jeune étudiante. Ainsi, le marché des rencontres en ligne a beau être ouvert à tous, l’homogamie reste la règle. Une étude américaine révèle ainsi que les femmes titulaires d’un master envoient 2 fois plus de messages aux hommes de même niveau d’études qu’à ceux qui se sont arrêtés au lycée (7). A l’évidence, pour les femmes au moins, le revenu et le niveau d’études sont des critères décisifs dans le choix d’un partenaire !
¤ Les critères sociaux de la sélection sexuelle
Sur le marché du mariage, les partenaires les mieux dotés en capital culturel, économique, social sont aussi les plus demandés. Or, ces perles rares échoient logiquement à celles et ceux qui peuvent se prévaloir d’une » dot » équivalente. Traditionnellement, la division sexuelle du travail étant ce qu’elle est, le statut socio-économique influence davantage les opportunités des hommes que celles des femmes.
Chez les hommes, l’accès aux femmes est influencé par le statut social. Dans l’étude précitée sur les rencontres en ligne, les hommes déclarant plus de 250 000 $ de revenus annuels reçoivent 2,5 fois plus de propositions que ceux déclarant un revenu inférieur à la médiane (50 000 $) — cf. note 7. Dans le même ordre d’idée, une récente étude de l’INSEE nous apprend qu’à 47 ans, les ouvriers sont deux fois plus nombreux que les cadres à n’avoir jamais vécu en couple. C’est l’inverse chez les femmes — signe que le célibat est ici plus choisi que subi (8).
La psychologie évolutionniste s’est depuis longtemps intéressée à cette préférence des femmes pour des partenaires à haut statut socio-économique. Une manière de le vérifier est d’étudier, pour une même société, la relation entre statut socio-économique et accès aux femmes quand le sex-ratio. En pareil cas, les femmes peuvent faire monter les enchères, et, s’il est vrai qu’elles préfèrent les hommes à haut statut socio-économique, on peut alors prédire, d’une part, que le taux de célibat des hommes variera en fonction inverse de leur statut socio-économique, et, d’autre part, que la relation sera d’autant plus forte que le déficit de femmes est grand. Pour tester cette théorie, Thomas V. Pollet et Daniel Nettle ont exploité le recensement américain de 1910 (N= 40 000 individus de 15 à 50 ans). A l’époque, le sex-ratio était équilibré dans les Etats de la côte Est et de plus en plus déséquilibré au fur et à mesure qu’on progressait vers l’Ouest. Le rapport des hommes aux femmes était ainsi de 0.98 dans le Maine, 0.99 dans le Connecticut, mais 1.09 dans le Nevada, 1.10 dans l’Arizona, et 1.11 dans le Montana. Pour mesurer le statut socio-économique, les auteurs ont utilisé l’échelle du prestige professionnel de Duncan (1950), de 0 à 96.
Les résultats confirment les prédictions (9). D’une part, après contrôle de l’âge, on observe que les hommes mariés ont en moyenne un statut socio-économique nettement plus élevé que les célibataires. Les premiers affichent un score de 28.5 contre 21,5 pour les seconds (moyenne : 22.5). D’autre part, l’écart entre eux (qui reflète l’effet du statut socio-économique) est d’autant plus grand que le sex-ratio est déséquilibré. Par exemple, à Hawaï où le sex-ratio est de 1.1, les hommes mariés ont un score statutaire huit fois plus élevé que les non mariés. Dans les Etats dont le sex-ratio est égal à 1, le taux de célibat d’un homme de 30 ans est de 40 % si son statut socio-économique est élevé (supérieur d’un écart type) et de 44 % si son statut socio-économique est faible (inférieur d’un écart-type). Dans les Etats dont le sex-ratio est égal à 1,1, les taux de célibat sont respectivement multipliés par 1,3 (à 54 %) et 2,3 (à 76 %).
Notes
(1) Martine Segalen, Albert Jacquard, Choix du conjoint et homogamie, Population, 26 (3), 1971
(2) Alain Girard, Le choix du conjoint, PUF-INED, 1964. Voici les résultats de l’enquête de 59 :
(3) Calcul : 0.36 x 5,4 + 0.131 x 14,3 = 3,8 %. Le tableau est pris chez Mélanie Vanderschelden, Position sociale et choix du conjoint : des différences marquées entre hommes et femmes, Données sociales 2006. Cf. TD sur Le choix du conjoint (dans ce numéro). Ci-dessous, la table des indices d’homogamie :
(4) Ont été exclus les couples dont l’un des conjoints n’a jamais exercé d’activité professionnelle. Mélanie Vanderschelden, Homogamie socioprofessionnelle et ressemblance en termes de niveau d’études : constat et évolution au fil des cohortes d’unions, Économie et Statistiques n° 398-399, 2006
(5) Pour un bon survey de la littérature sociologique sur les causes de l’homogamie, cf. Kalmijn, M. 1998. « Intermarriage and homogamy. » Annual Review of Sociology, 24, 395-421
(6) Extraits de Michel Bozon et François Héran « La découverte du conjoint. II. Les scènes de rencontre dans l’espace social », Population, 1, 1988, p. 121-150. D’après l’Enquête sur la formation des couples (Ined, 1984). Voir « Le triangle des lieux de rencontre » (INED)
(7) Günter J. Hitsch (Univ. of Chicago), Ali Hortaçsu (Univ. of Chicago) et Dan Ariely (MIT), « What Makes You Click: An Empirical Analysis of Online Dating« . Cf. Online dating (L’Antisophiste). Cf. la relation entre le revenu déclaré et le succès (écart, en %, des propositions reçues par rapport l’individu de référence, au revenu annuel de 15 à 25 000 $):
(8) France, portrait social : Ne pas avoir eu d’enfant : plus fréquent pour les femmes les plus diplômées et les hommes les moins diplômés (pdf).
(9) Thomas V. Pollet and Daniel Nettle, Driving a hard bargain: sex ratio and male marriage success in a historical US population, Biology Letters, Dec. 2007. Ci-dessous, l’écart moyen, pour chaque Etat, des scores statutaires des mariés et des non mariés selon le sex-ratio de l’Etat :