« Il ne faut pas priver les enfants qui en ont le plus besoin d’une quatrième année de scolarisation maternelle ». Philippe Boisseau, IEN et spécialiste de l’enseignement en maternelle, livre une analyse très précise du rapport Bentolila sur la maternelle.
Bentolila l’avait annoncé bien avant la sortie de son rapport et beaucoup s’en réjouissaient : Le rapport préconiserait une meilleure formation des enseignants de maternelle et surtout un programme, une progression précise, pour guider la pédagogie de la langue tout au long de la maternelle. Sur le premier point, le rapport propose en effet un module de 50 heures de formation spécifique à la maternelle qui s’imposerait aussi aux enseignants de l’école élémentaire désireux de passer en maternelle. Par contre, la nécessité de faire un programme est bien affirmée dans le rapport mais le programme n’est pas là .
D’ailleurs concernant la pédagogie de la langue orale, la seule proposition avancée reprend celle maintes fois rabâchée par Bentolila lui-même : Il faut dire à l’enfant qu’on ne le comprend pas quand son expression est inefficace, la démarche à développer étant : constat de l’échec du message / recherche des causes de l’échec / transformation du message / vérification de l’efficacité du nouveau message. On trouve cette démarche illustrée par l’exemple du gâteau au yaourt dans « Le propre de l’homme » p.180 : la recette trop approximative conduit à un gâteau immangeable, une fois reformulée selon la démarche en quatre temps, il est très bon !
On devine que cette proposition qui remonte à la « pédagogie des situations » (cf le schéma de la théorie de la communication : émetteur / récepteur/référent…: ici il s’agit d’apprendre à tenir compte du récepteur) n’est pas la panacée qui va permettre de résoudre tous les problèmes qui se posent à notre pédagogie du langage, concernant notamment les enfants les moins armés dans ce domaine. Bien d’autres aspects qui ont été travaillés par des psycholinguistes et des pédagogues divers (1) sont à prendre en compte si on veut vraiment aider tous les enfants dans leur reconstruction personnelle, pour certains laborieuse, de notre langue orale, tout au long de la maternelle. On pouvait espérer que la commission tienne compte aussi de leurs propositions. Apparemment, elle n’a entendu que le pédagogue Bentolila !
L’oral n’est pas cultivé pour lui-même mais pour préparer les enfants à la lecture
Les autres propositions du rapport ne relèvent pas vraiment de la pédagogie de la langue orale mais sont propédeutiques à l’écrit. L’oral n’est pas cultivé pour lui-même mais pour préparer les enfants à la lecture :
– Deux fois par jour, lecture de beaux textes écrits aussi éloignés que possible de l’oral. A côté de telles oralisations qui ont certes leur utilité pour préparer le futur lecteur, l’oralisation de textes de l’oral, par exemple des contes comme les disent nos conteurs de l’oral (Les contes relèvent de la tradition orale.), qu’on propose aux enfants dans une version adaptée à chaque âge : 3ans / 4 ans / 5 ans et qu’on entraîne les enfants à raconter progressivement en totale autonomie peut contribuer efficacement à forger les compétences de production d’oral (pas seulement de réception d’écrit comme ce qui est proposé ici). (2)
– Travail de la syntaxe sur les déclaratives simples de l’écrit : « La petite fille a mangé son carré de chocolat. » à propos desquelles l’enfant doit être entraîné à se demander : Qui fait quoi ? Où ? Quand ? Avec qui ? Le travail de la syntaxe doit être en effet la composante prioritaire de la pédagogie de la langue orale en maternelle : diversification des pronoms sujets, construction du système des temps, encouragement à complexifier… et c’est à cette dimension de la production de l’oral que le rapport aurait dû prioritairement s’intéresser plutôt qu’au conditionnement étroit à la réception d’écrit.
– Travail des sons « pour apprendre à lire » : segmentation en mots, en syllabes, en phonèmes, mise en évidence des rapports grapho-phoniques. Mais très en amont de ce qui est proposé là pour préparer à la lecture, il faut aider l’enfant dans l’oral à s’emparer de tous les sons de notre langue : comptines pour accélérer l’émergence des voyelles, jeux sur les paires distinctives pour les consonnes (3).
-Leçons de mots « pour apprendre à lire » : un mot par jour. Il est indispensable en effet que la maternelle permette à l’enfant de s’emparer de 2500 à 3000 mots et que cette conquête se fasse à l’oral. Mais la seule « leçon de mots » préconisée par Bentolila dans un rapport précédent n’est guère opérationnelle pour assurer à tous la conquête de ce vocabulaire. Des démarches qui ancrent le vocabulaire dans le vécu des enfants : activité / verbalisation de l’activité / albums montés sur les photos des enfants dans l’activité qu’ils s’entraînent à raconter / imagiers / jeux sur les imagiers (lotos, kims…), d’autres qui entraînent les enfants à raconter des textes de plus en plus complexes de l’oral mettant en oeuvre ce vocabulaire de plus en plus étoffé : 750 mots à 3ans, 1500 mots à 4 ans, 2500 à 5ans… sont absolument indispensables (4).
On risque de scléroser la construction du langage oral
Le rapport Bentolila ne fait pas une place suffisante à la culture de la langue orale pour elle-même. Il ne vise pas à former tous les jeunes français à parler avec aisance. Il ne retient de ce que doit être une pédagogie de l’oral que ce qui conditionne l’entrée dans l’écrit. A accorder une telle importance à ce qui est directement propédeutique à l’écrit, on risque de scléroser la construction du langage oral des enfants, notamment de ceux qui sont les moins avancés dans cette construction. En effet, cette construction ne peut se faire aisément que sur les phrases de l’oral (beaucoup plus de sujets pronominaux à l’oral qu’à l’écrit) et il est dangereux « d’enfermer trop précocement les enfants dans le carcan des phrases écrites » (5) qui rigidifie, sclérose, la construction qu’opère l’enfant (en particulier la conquête des phrases complexes indispensables à l’efficacité oratoire qui est grandement facilitée à l’oral par le taux élevé de pronoms sujets dont beaucoup, par contre, sont effacés à l’écrit). Or seuls une syntaxe orale bien construite dans sa spécificité, suffisamment complexe, qui révèle dans les liens logiques qu’elle sait exprimer une capacité de raisonnement suffisante, et un vocabulaire suffisamment étoffé et organisé mettent vraiment l’enfant en situation d’apprendre à lire dans les meilleures conditions. C’est à cela que doit prioritairement s’attacher la maternelle française plutôt qu’a devenir toute entière l’antichambre du cours préparatoire.
De ce point de vue, la nouvelle définition cycle 1 / cycle 2 proposée par le rapport aurait pu être clarifiante si elle avait signifié : A la maternelle, toute entière du cycle 1, la conquête de la langue orale ; au cycle 2, la conquête de la lecture. Mais ce qui est proposé est très différent : Ce n’est plus seulement la grande section qui est invitée à être étroitement propédeutique à la lecture mais la maternelle toute entière !
Un autre problème se pose à la pédagogie du langage en maternelle
A côté de la nécessité évidente de revoir la formation et de mieux définir le programme des acquisitions à réaliser tout au long de la maternelle, un autre problème se pose à la pédagogie du langage en maternelle : le grand nombre d’enfants ! Le rapport passe très vite (3 lignes à la limite des p.11 et 12) sur ce problème pourtant crucial : « …il conviendra de chercher les moyens qui permettront aux enseignants de pouvoir travailler efficacement en ateliers de 7 ou 8 élèves sans avoir à se demander ce qu’ils vont faire avec les autres… ». En effet, la classique organisation en ateliers n’assure pas la disponibilité mentale suffisante pour prendre en charge efficacement les enfants qui en ont le plus besoin.
D’autres organisations, par exemple le décloisonnement de toute l’école une ou deux fois par semaine, avec de multiples intervenants (qui ne se consacrent pas tous à la pédagogie du langage) : enseignants, enseignants spécialisés (maîtres E et G), enseignants à la retraite, assistants d’éducation, ASEM, parents bénévoles, animateurs sportifs dans le cadre d’un CEL…, assurent une bonne prise en charge de groupes de langage de 6 enfants dont les 3 les plus en difficulté de telle classe. Il faudrait rendre aisément possibles partout de tels fonctionnements, par exemple grâce au renfort d’institutrices de maternelle à la retraite qu’on puisse rémunérer pour cette action destinée prioritairement aux enfants les moins armés.
Il est aussi indispensable de renforcer l’encadrement en sections de petits dans les zones sensibles et de reporter à ce niveau une partie de l’action du dispositif d’aide (maîtres E et G). A la différence de ce qu’on pense généralement, porter vraiment l’effort à ce niveau serait économique pour l’Education Nationale ! En effet, un enfant mieux armé en langage au sortir de la section de 3 ans (syntaxe et articulation) tire, de lui-même, un bien meilleur parti de sa scolarité maternelle : faute de quoi, il s’installe dans une passivité qui ne permet guère à son langage de vraiment se construire. C’est la seule chance qu’il ait de se retrouver aux alentours de 5 ans avec un niveau de langage suffisant pour mordre efficacement à l’apprentissage de la lecture. Inversement, quand l’échec en lecture est déjà là , dans le courant ou à la fin du CP, l’effort pédagogique à déployer est beaucoup plus considérable, en temps, en personnel, parce qu’on ne peut pas compenser instantanément l’insuffisance de construction de l’oral qui est la vraie cause de l’échec et parce que il y a aussi à remonter le sentiment d’échec de l’enfant, ce qui n’est pas une mince affaire.
Mais le rapport ne s’attarde pas sur ce problème pourtant décisif… peut-être parce que ça risquerait de coûter trop cher au ministère ! Cependant, pour les « élèves en insécurité linguistique », il préconise d’avoir recours à des étudiants, en particulier ceux se destinant à l’enseignement, qui prendraient en charge, 30 à 40 mn par jour, des groupes de 2 ou 3 enfants, hors temps scolaire, à l’école ou à leur domicile. Des étudiants sans expérience pédagogique ! après une journée de classe qui ne laisse que peu de disponibilité mentale à des enfants en difficulté ! alors qu’il faudrait des professionnels de bon niveau, plutôt aux heures de meilleure disponibilité mentale des enfants, donc en temps scolaire. On peut douter de l’efficacité de la mesure. Elle a cependant l’avantage de ne rien coûter au ministère !
Le rapport n’a pas tout à fait tort de regretter le temps où existaient des inspectrices de maternelle. Certes, le mixage des circonscriptions a pu assurer une meilleure cohérence du primaire, notamment au sein du cycle 2. Mais la disparition des inspectrices générales de maternelle qui savaient au niveau national défendre la cause de la maternelle puis celle des inspectrices de maternelle qui assuraient une animation pédagogique spécifique ont freiné l’élan qui caractérisait la maternelle française. Ainsi, avec ces disparitions, l’AGIEM s’est quelque peu étiolée, parce que les inspectrices de maternelles, générales ou non, savaient lui apporter leur aide. L’approfondissement de la formation des inspecteurs et des conseillers pédagogiques, l’existence d’un conseiller pédagogique spécial maternelle dans chaque circonscription, que propose le rapport Bentolila, pourraient en effet aider à remonter ce passif.
Il ne faut pas priver les enfants qui en ont le plus besoin d’une quatrième année de scolarisation maternelle
Le rapport Bentolila préconise de cesser partout la scolarisation des 2 ans. Cette scolarisation concerne surtout les zones les plus en difficulté puisque les postes d’enseignants ne sont accordés que là . Quand les conditions de scolarisation des 2 ans sont bonnes : une vingtaine d’enfants par classe, des locaux de qualité, insonorisés, avec de multiples coins-jeux attractifs, une sale de motricité et une cour qui soient des lieux d’authentique aventure motrice adaptée à des tout petits… et surtout une institutrice bien formée assistée de 2 ASEM à plein temps, cette scolarisation peut n’avoir rien à envier aux meilleures crèches. Concernant la construction du langage, si la pédagogie est bien adaptée (Evidemment la pédagogie du gâteau au yaourt n’est guère opérationnelle à ce niveau !), cette année de scolarisation supplémentaire peut jouer à plein pour mettre à niveau les enfants les moins armés pour leur entrée en section de petits (3ans). Il ne faut pas priver les enfants qui en ont le plus besoin d’une quatrième année de scolarisation maternelle mais veiller à ce que toutes les conditions soit réunies pour que cette année soit une réussite. La suppression de cette quatrième année n’a qu’un avantage, celui de faire réaliser d’importantes économies au ministère !!
Philippe Boisseau
Inspecteur honoraire, auteur de » Enseigner la langue orale en maternelle » CNDP.
Liens :
Article de Pierre Frackowiak sur le rapport Bentolila
http://cafepedagogique.net/lesdossiers/Pages/2007/M[…]
Le rapport Bentolila dans L’Expresso
http://cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2007/12/2112200[…]
Sur le Café, « La maternelle a de l’avenir » reportage de L. Gillet
http://cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2007/11/301107[…]
Sur le Café, Lire et écrire en maternelle : le feuilleton de B. Devanne
http://cafepedagogique.net/lesdossiers/Pages/LaLecturecon[…]
Le dossier du Café sur le précédent rapport Bentolila : la « leçon de mots »
http://cafepedagogique.net/lesdossiers/Pages/170[…]
(1) Pour une récapitulation de ces conceptions diverses, voir par exemple « Enseigner la langue orale en maternelle », 4ème partie, Boisseau, Editions Retz
(2) Cf les « Oralbums », Editions Retz, qui proposent des contes dans trois versions adaptées à chaque âge : pour les 3ans, pour les 4 ans, pour les 5ans.
(3) Cf, par exemple, « Enseigner la langue orale en maternelle », 3ème partie, chapitre 3.
(4) Voir le dossier du café pédagogique sur les « leçons de mots » (Rapport Bentolila du 14 mars 2007) :
http://cafepedagogique.net/lesdossiers/Pages/17032007A[…].
(5) On s’est efforcé ici de retrouver les termes exacts d’anciennes « instructions officielles » de maternelle rédigées par des inspectrices générales de maternelle qui, elles, savaient résister à l’entrisme de l’écrit.