Pierre Frackowiak
Bentolila et l’école maternelle : Mépris, ignorance et conservatisme…
« Avec A. Bentolila, on pouvait s’attendre au pire ». Pour Pierre Frackowiak, inspecteur, qui analyse ici le dernier rapport d’A. Bentolila sur la maternelle, le texte d’A. Bentolila ignore et méprise l’école maternelle.
Avec A. Bentolila, on pouvait s’attendre au pire après la succession de rapports que lui avait commandés le ministre de Robien sur le b-a ba, les leçons de mots, le calcul… Ces rapports successifs ont été scrupuleusement conformes aux attentes du ministre et à l’air du temps, instituant Bentolila comme le penseur officiel de l’ultra conservatisme de l’époque, cette époque qui aura fait tant de mal à l’école.
Xavier Darcos, tout en prenant habilement ses distances avec les politiques de son prédécesseur, lui a passé une nouvelle commande, un rapport sur l’école maternelle. Cette décision, surprenante, pouvait apparaître comme une provocation à l’endroit des progressistes ou comme une concession tactique à l’endroit des conservateurs si, parallèlement à cette mission, une autre mission sur le même sujet n’avait été confiée à une direction ministérielle (DGESCO) pour un travail prenant en compte sérieusement les analyses et les expériences des praticiens et de leurs représentants. Le nouveau rapport Bentolila présente trois caractéristiques très négatives et il faut chercher longtemps pour y trouver une idée innovante, démocratique, réaliste… Hormis la proposition de l’obligation scolaire à 3 ans extraite du projet éducatif du parti socialiste publié en mai 2007, on ne décèle rien d’autre que ce que l’on pouvait attendre et qu’un de Robien aurait savouré. La dimension commerciale n’est évidemment pas oubliée, elle apparaît encore plus clairement dans les conclusions de ce rapport que dans les rapports précédents. « Favoriser la création, la conception et la diffusion d’outils (manuels et multimédias) spécifiques aux apprentissages en maternelle », c’est la quinzième conclusion, elle clôt le rapport en l’ouvrant sur le marché.
Ce qui saute d’abord aux yeux à la lecture du rapport, c’est le mépris.
Mépris pour les enfants. Les enfants ne sont plus des enfants, dès l’âge de 2 ou 3 ans, ils doivent être des élèves, formatés ou prêts à l’être, disposés dès le plus jeune âge à écouter les explications magistrales, sans personnalité, sans affectivité, sans sensibilité, sans émotions. Bentolila et ses collaborateurs semblent n’avoir jamais vu d’enfants vrais qui pleurent, qui rient, qui se ferment ou qui rêvent. Ils ne perçoivent l’enfant/élève qu’à partir de leurs représentations théoriques et en fonction de leurs objectifs d’apprentissage/dressage. Mais l’enfant résiste, il est bien vivant et ne se laisse pas réduire au statut d’élève. Il a bien le temps pour cela… L’école progressivement et le collège brutalement tenteront d’en faire un élève détaché en apparence, en apparence seulement, du statut d’enfant puis d’adolescent.
Mépris pour les enseignants. Toujours cette nostalgie d’une école d’un autre âge idéalisée, une école qui aurait été « en avance sur son temps » – ce que personne n’est capable de prouver – et que les enseignants auraient détruite. Les efforts constants qu’ils ont accomplis pour que l’école maternelle cesse de creuser les écarts, les réflexions qu’ils ont conduites avec leurs organisations syndicales progressistes (SE UNSA et SNUIPP FSU), les mouvements pédagogiques (ICEM Freinet, GFEN, CRAP…), leur association (AGIEM), les chercheurs de l’INRP, sont balayés d’un revers de main dès l’introduction du rapport au nom « du simple fait » que le mot « élève » ne serait pas facilement employé par les acteurs de l’école d’aujourd’hui. La généralisation de la pédagogie par ateliers avec des ateliers privilégiés pour des apprentissages structurés est caricaturée à faire sortir de leurs gonds les enseignants qui dépensent une énergie et un temps considérables à concevoir, à préparer matériellement, à programmer, à contrôler, et qui s’épuisent à alterner moments collectifs et moments en groupes, à veiller aux passages de tous les enfants et plus particulièrement de ceux qui éprouvent des difficultés, dans les ateliers d’apprentissage, à être attentifs à la production de langage de communication et au rapport à l’écrit. Les enseignants et leur encadrement auraient fait de cette école une joyeuse garderie où les enfants n’ont « qu’une demi-heure d’apprentissage par semaine », où « la classe est faite au fil de l’eau, selon les envies, selon les compétences de l’enseignant, selon le quartier », où « le foisonnement hétéroclite d’écrits tente de donner l’illusion d’une authenticité retrouvée » …
Mépris pour les parents avec un tableau apocalyptique de la société, tel qu’on peut le retrouver dans la prose de certaines sectes religieuses qui annoncent tous les ans la fin du monde. « Sous les effets conjugués de l’affaiblissement de la médiation familiale et de la perversité des modèles sémiologiques imposés par un monde médiatique de plus en plus cynique, bien des enfants arrivent en situation d’extrême insécurité linguistique et de terrible déficit culturel ». « Le milieu familial n’est que très rarement un lieu où ce que l’on apprend à l’école est réinvesti… » Mais que font donc les parents d’aujourd’hui? Et que fait donc le citoyen Bentolila pour que le monde économique et commercial dont il est un acteur important et une caution soit moins cynique et plus éducatif, moins orienté vers un libéralisme envahissant contraire aux grandes valeurs républicaines?
Ce qui se révèle ensuite, c’est l’ignorance, réelle ou feinte.
Ignorance de ce qu’est un enfant. Il est curieux de constater que certains chercheurs ne conçoivent l’objet de leurs études qu’en fonction de leurs hypothèses et en fonction des objectifs qu’ils se sont fixés, et pas du tout en fonction du réel. Ils en oublient même comment étaient ou sont leurs propres enfants ou petits enfants, à moins qu’ils ne considèrent, ce qui est encore plus grave, que leurs propres enfants se sont développés tranquillement, dans des situations ouvertes, complexes, concrètes, mais que les enfants des autres ont besoin de programmes mécaniques rigoureux, partant évidemment du simple qu’ils ont conçus mais qui n’existe nulle part, pour aller au complexe qu’il serait toujours prématuré d’exploiter, artificiel, conçu pas des savants en fonction d’analyses didactiques de leurs disciplines. Ignorance du fait que tout enfant arrive à l’école avec des savoirs, des compétences, des intérêts, des goûts, méprisables aux yeux de Bentolila, alors que toutes les tentatives de fonder des programmes d’enseignement en ignorant ou en méprisant les représentations et les savoirs initiaux des enfants ont échoué et échouent encore
Ignorance du fait que dans de nombreux pays, l’école maternelle n’existe pas et que les performances scolaires n’y sont pas obligatoirement plus mauvaises qu’en France, notamment dans les pays où les systèmes de prise en charge de la petite enfance laissent une large place aux situations non scolaires, jeux, imitations, simulations, évocations, fortement pourvoyeuses de moments d’apprentissage en rapport avec la vie quotidienne, évitant ainsi que l’école soit perçue comme un monde étranger, artificiel, avec ses rites, avec ses propres « bleds », ceux-là même dénoncés il y a fort longtemps par Liliane Lurcat, que Bentolila voudrait restaurer sous un habillage savant qui ne trompe ni les praticiens, ni ses confrères.
Ignorance des réalités. La préconisation de la suppression du cycle 2, incluant section de grands, CP et CE1, qui avait été conçue dans la loi d’orientation de 1989, dont on ne dira jamais assez le rôle déterminant qu’elle aurait pu jouer dans l’histoire de l’école et dans la construction d’une école démocratique pour le 21ème siècle, tient de l’absurdité. On sait que le cycle 2 avait été prévu pour améliorer et garantir la continuité indispensable entre l’école maternelle et l’école élémentaire. Il a permis des progrès, certes insuffisants mais réels. Il a par exemple permis une meilleure exploitation des acquis de l’école maternelle pour engager l’apprentissage systématique de la lecture autrement que par des stéréotypes et des phrases dérisoires. Bentolila demande sa suppression, réintroduisant la rupture tout en soulignant « l’extrême importance des échanges entre cycles ». Cette seule idée, à l’instar du seul jugement bentolilesque de l’impossibilité de prononcer le mot « élève », prouverait la légèreté et la suffisance du rapport.
Ce qui se confirme enfin, c’est l’exacerbation du conservatisme qui suinte à tous les paragraphes.
Les incantations et les phrases creuses caractéristiques dont on pourrait faire un florilège (Exemple: « L’élève doit apprendre comment l’on négocie avec la part d’inconnu que comporte tout acte de communication: que savent-ils de ce que je sais?… ») et qui pourrait fournir des éléments pour un sketch d’Anne Roumanoff ou de Dany Boon. L’insistance à glorifier le b-a ba et ses « bons bruits », la fin du cycle 2, le retour suggéré des inspectrices maternelles, les progressions rigoureuses du commerce imposées aux enseignants considérés à nouveau comme des OS, incapables de réfléchir, appliquant bêtement des organisations conçues par des gens qui n’ont jamais fait l’école et qui n’y mettent jamais les pieds, le retour de fait des prérequis… tout en les condamnant, etc., etc.
Le rapport Bentolila est bien dans la lignée de ses rapports précédents. On ne lui reprochera pas un manque de cohérence dans sa pensée conservatrice. Par contre, on ne manquera pas de s’étonner que trois inspecteurs de l’Education Nationale, soigneusement cooptés, aient pu fournir des éléments aussi négatifs que ceux que l’on note tout au long du rapport; Ces éléments ont pourtant été recueillis dans des écoles dont ils ont la responsabilité. Comment ont-ils pu contribuer à l’élaboration d’un tableau aussi catastrophiste et sans nuances de l’école maternelle et ce faisant, cautionner la pensée conservatrice bien connue de Bentolila?
L’école maternelle doit et peut faire mieux. Personne ne le conteste. Divers rapports officiels (Inspection Générale, Haut Conseil de l’Evaluation) l’ont mis en évidence. Les programmes de 2002 dont les auteurs n’étaient pas des imbéciles avaient pris en compte cette exigence. Elle doit et peut faire mieux pour lutter contre les inégalités et contribuer à l’amélioration de la réussite scolaire. Elle ne réussira pas cette grande ambition républicaine si elle fait le bond en arrière préconisé par le rapport sommaire et passéiste de Bentolila. « C’est en allant vers la mer que le fleuve reste fidèle à sa source » disait Jean JAURES, pas en tentant envers et contre tout de retrouver son passé idéalisé.
Espérons que l’autre rapport sur l’école maternelle, celui de la direction ministérielle (DGESCO), complété par les contributions des organisations syndicales et des mouvements pédagogiques, lui ouvrira des horizons plus lucides, plus réalistes, plus mobilisateurs, et si possible, plus enthousiasmants.
Pierre Frackowiak
NB. Les phrases et les mots placés entre guillemets sont extraits du rapport Bentolila remis au ministre en décembre 2007… sauf le mot « bleds »
Liens :
Le rapport Bentolila dans L’Expresso
http://cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/20[…]
Sur le Café, P. Frackowiak sur le rapport Bentolila sur la grammaire
http://cafepedagogique.net/lesdossiers[…]
Sur le Café, « La maternelle a de l’avenir » reportage de L. Gillet
http://cafepedagogique.net/lexpresso/Pa[…]