A qui imputer la responsabilité des mauvais résultats de Pisa ? Le jeu de la patate chaude a déjà commencé. Pierre Frackowiak a trois qualités qui justifient la publication de cet article. Inspecteur il connaît mieux que beaucoup d’autres les réalités du terrain et peut en parler. Militant syndical il a une vision globale de l’Ecole. Enfin l’homme n’a pas sa langue dans sa poche et n’utilise pas la langue de bois…
Les évaluations nationales et internationales publiées et commentées ces derniers temps sur l’éducation en France mettent en évidence que les performances de notre système scolaire, en particulier pour la période de la scolarité obligatoire (école et collège), sont en deçà de ce que l’on pourrait légitimement attendre et qu’elles sont encore en baisse. De nombreuses analyses convergentes soulignent par ailleurs que les écarts des résultats scolaires selon la situation sociale des familles s’accroissent, prouvant que la démocratisation qualitative est en panne. Les analyses provoquent comme toujours leur lot de lamentations et de procès avec un renforcement exponentiel de l’exploitation de la nostalgie pour revendiquer le retour à un âge d’or qui n’a jamais existé.
Il n’est évidemment pas question de contester ces constats même si l’évaluation d’un système aussi complexe que l’éducation, qui concerne l’humain, sur un temps court, est particulièrement difficile, même si le choix des indicateurs, des correctifs et des pondérations, peut toujours être discuté et même si la modification du contenu des épreuves d’une année sur l’autre ne garantit jamais la possibilité et la pertinence des comparaisons. Puisque les outils existent, admettons-les, mais replaçons leur usage dans un contexte historique que l’on a tort d’oublier.
Tout le monde ou presque a oublié ou feint d’oublier que si un énorme effort a été engagé au début des années 1970 pour changer l’école, pour l’adapter aux évolutions du monde, des sciences et des techniques, des moyens de communication, pour « rénover la pédagogie », c’est quand même bien parce que les performances de l’école étaient insuffisantes aux regards des besoins d’une société en profonde mutation. Attribuer les difficultés actuelles aux pédagogues est une insulte aux pédagogues, mais aussi à tous les ministres qui se sont succédé de 1969 à 2002, de droite d’abord, puis de droite et de gauche en alternance, et qui, hormis la parenthèse JP Chevènement, ont travaillé dans le même sens, dans une remarquable continuité républicaine tout à l’honneur de la classe politique.
Tout le monde ou presque ignore ou feint d’ignorer que les réformes successives n’ont pas réussi à s’imposer dans les classes. On estimait à la fin des années 1980 que les réformes n’avaient pas réellement pénétré dans plus de 10% des classes de l’école primaire et encore moins dans celles du collège. La loi d’orientation de 1989 aurait pu et aurait du impulser une nouvelle dynamique et assurer de véritables transformations en profondeur. Elle n’a fait l’objet d’aucune régulation, elle a été négligée, souvent détournée ou contournée, puis abandonnée même par ses auteurs. Le livret scolaire est un exemple de détournement parmi d’autres, il devait logiquement conduire à un autre mode d’évaluation des élèves, à la suppression des classements assassins du 1er au 27ème dès l’âge de 6 ans, il a le plus souvent été complété par l’attribution de notes pour chaque compétence, avec une totalisation des notes et un classement qui, chassé par la porte, revenait par la fenêtre.
Imputer aux « méthodes modernes » la responsabilité des performances actuelles de l’école est une erreur voire une escroquerie intellectuelle. Ce que l’on juge aujourd’hui, c’est encore massivement l’école de Jules Ferry et non une école hypothétique décrite par des prétendus experts, philosophes ou brillants universitaires, qui n’y ont jamais mis les pieds depuis qu’enfants, ils l’ont quittée. On ne sait pas ce qui se passe dans les classes; les milliers de rapports d’inspection produits depuis des dizaines d’années ne sont traités par personne. Or, ce sont bien les inspecteurs qui sont les seuls observateurs des pratiques pédagogiques. Il est toujours très amusant d’entendre un Finkelkraut parler doctement avec des airs inspirés de l’école quand on sait qu’il ignore complètement ce qui s’y passe…
Il ne s’agit pas de mettre en cause les enseignants. Beaucoup d’entre eux, totalement conditionnés par leur propre scolarité qui leur avait si bien réussi et par leur formation essentiellement disciplinaire n’ont guère changé fondamentalement les contenus et les méthodes de leur enseignement. Ils les ont colorisés ou agrémentés au niveau de la relation entre eux et les élèves, car la persistance des anciens rapports maître/élèves avec les enfants et les jeunes d’aujourd’hui est inconcevable. Que ceux qui pensent qu’elle est possible essaient avec leurs propres enfants… Comme beaucoup de décideurs de tous bords, ils ne parviennent pas à comprendre et à admettre que ce qui a réussi pour eux hier ou avant-hier ne réussit pas pour les autres aujourd’hui et demain? La résistance au changement est une réalité. Le choix inconscient de reproduire les modèles anciens appris comme élève et comme étudiant ne peut pas être gommé par la formation qui tend plutôt à les conforter: cours magistraux cloisonnés, absence d’articulation théorie/pratique sérieuse, travail exclusivement individuel pour des personnes qui auront à travailler en équipe. Un grand nombre ont toutefois tenté de changer, parfois de manière héroïque face à au scepticisme ou à l’opposition de collègues expérimentés, ils ont essayé de réduire le temps d’enseignement magistral frontal collectif, tenté de développer les activités de résolution de problèmes, d’expression/ communication, de raisonnement, mais ils n’ont pas bénéficié de la formation, de l’accompagnement, de l’aide nécessaires à la mise en œuvre des réformes en profondeur. Dans un système, il ne suffit pas de décider des réformes, il faut une pédagogie de la réforme et une réflexion concertée sur les moyens de la réforme et notamment sur sa régulation. Il est infiniment plus facile de refaire l’école qui a échoué au terme des années 1960 – il suffit de suivre un bon vieux manuel – que de construire une école pour le 21ème siècle.
Tout le monde ignore ou feint d’ignorer que les efforts accomplis par les ministres et par les acteurs du système depuis 1969 ont été brisés par la nouvelle loi d’orientation et surtout par un ministre ultra conservateur s’appuyant sur des groupuscules activistes, intégristes, n’hésitant pas à opposer les enseignants et les familles, à faire appel à la délation pour stigmatiser les enseignants progressistes, à refuser le sens de l’histoire et le bon sens, à faire le choix, facile à médiatiser, du nostalgisme dévastateur. L’histoire jugera M. de Robien. Sa responsabilité dans les difficultés actuelles et à venir de l’école est considérable, gravissime. Il a étouffé les élans et les évolutions positives, il a brisé les espoirs des démocrates, il a cloué au pilori tous les ministres de 1969 à 2002, même ses amis politiques, il a imposé le retour aux méthodes qui avaient fait dans le passé la preuve de leur insuffisance pour certaines, de leur inefficacité totale pour d’autres. L’exemple de la lecture est lumineux: on constate dans les années 1960 que trop d’élèves entrant en sixième ne comprennent pas ce qu’ils lisent, on engage une grande réflexion et on tente de transformer les pratiques… Aujourd’hui, les évaluations internationales montrent encore des faiblesses croissantes dans ce domaine… et on prône le retour aux pratiques d’avant 1960! On marche sur la tête! On peut envisager le pire, si l’on ne redresse pas la barre, pour les résultats des évaluations PISA et autres dans les années qui viennent.
Xavier Darcos n’est pas, heureusement, M. de Robien. C’est un grand professionnel reconnu et habile, un des meilleurs connaisseurs du système actuel. S’il ne peut pas balayer d’un revers de main toutes les erreurs et les excès de son prédécesseur en prenant le risque de relancer les polémiques qui ont fait tant de tort à l’école, on peut s’interroger sur sa capacité à réparer les dégâts. Malgré les contraintes terribles de la priorité à la recherche d’économies budgétaires (suppression de postes, réduction des moyens pour améliorer les résultats…), malgré le poids idéologique d’une perspective libérale évidente (responsabilité de l’élève et de sa famille, conception stigmatisante du soutien…), il a des atouts ou des opportunités:
1° les instructions du président de la République qui rappelle aux éducateurs que « nous ne referons pas l’école de la 3ème République, ni celle de nos parents, ni même la nôtre », que « ce qui nous incombe c’est de relever le défi de l’économie de la connaissance et de la révolution de l’information ». Encore faudra-t-il savoir comment.
2° la réduction du temps scolaire qui lui impose de repenser les programmes car on en fera pas en 24 heures ce que l’on ne savait pas faire en 27 heures et qui lui donne la possibilité de moderniser réellement les contenus et les orientations de la scolarité obligatoire, de redéfinir les missions des enseignants, de remettre la pédagogie à sa juste place. Encore faudra-t-il faire preuve de courage par rapport aux cloisonnements, aux rigidités, à certains corporatismes désuets.
Xavier Darcos saura-t-il ou pourra-t-il s’engager dans la voie de la réforme plutôt que dans la voie du retour en arrière? S’intéressera-t-il à la réalité des pratiques pédagogiques sans se laisser conditionner par les groupuscules conservateurs et sans se protéger abusivement derrière le paravent de la liberté pédagogique dont on sait bien que l’intérêt primordial est de permettre aux conservateurs de continuer comme ils l’entendent. Les questions sont posées.
La gauche saura-t-elle et pourra-t-elle peser dans le débat autrement qu’en protestant sur les aspects quantitatifs, en osant proposer les transformations fondamentales nécessaires, en prenant part réellement au débat avec clarté et courage, sans frilosité, en s’exprimant sur ce sujet qui était le fondement même de son projet politique tout au long de son histoire? Saura-t-elle faire preuve de courage politique en se libérant de la crainte de perdre des voix en s’engageant dans des réformes de fond? Les questions sont également posées.
L’avenir proche nous dira si le grand gâchis constaté avec le conservatisme dominant encore dans les pratiques pédagogiques poursuivra sur sa lancée ou si des lueurs d’espoir apparaîtront ici et là. Les performances de l’école ne pourront s’améliorer que si elle change, si elle évolue, si elle se réforme dans le sens amorcé au début des années 1970, si elle surmonte la rupture survenue ces dernières années, si elle donne toute sa place à la pédagogie, si elle s’engage pour construire l’avenir. L’école serait bien le seul domaine de la vie d’une société où pour résoudre les problèmes d’aujourd’hui on allait chercher des solutions qui ont échoué autrefois.
Pierre FRACKOWIAK
Pierre FRACKOWIAK, inspecteur de l’Education Nationale contre lequel M. de Robien avait envisagé une sanction disciplinaire à propos des positions exprimées sur l’apprentissage de la lecture, puis avait abandonné la procédure. Syndicaliste SIEN UNSA Education. Un des responsables des questions d’éducation au PS.