André Giordan
PISA n’est qu’un « thermomètre », contestable comme tout thermomètre. Il confirme cependant ce que nous avançons depuis un certain temps ! Mais l’essentiel n’est pas là… Qu’ont réellement appris les élèves en fin de scolarité obligatoire ? En termes de connaissances bien sûr, mais également en termes de démarches ou d’esprit scientifique ? Qu’en font-ils ensuite sur un plan personnel, professionnel ou sur un plan citoyen, face aux enjeux d’une société transformée par les sciences et les techniques. Sur ces plans, PISA est muet ; or le bilan est plus dramatique et les savoirs importants ne sont pas à l’école.
Chaque année, nous organisons des tests sur le niveau du savoir scientifique chez des étudiants, deux ans après leur scolarité secondaire[1]. Les résultats ne laissent aucune place au doute ; en tout cas, ils interrogent fortement. Prenons le cas de l’ADN en biologie, un sujet largement enseigné et fortement médiatisé. Deux à trois ans après, on constate qu’ils n’ont retenu qu’une vague image de double hélice : un savoir factuel, en aucun cas opératoire. Les confusions sont multiples entre « gènes », « chromosomes » et « ADN » ; de même, les liens avec la fabrication des protéines ne sont pas établis.
En physique, ils se souviennent de formules, de même qu’en chimie. Toutefois leur signification, leur domaine d’application leur reste largement inconnu. Ainsi il leur est difficile de distinguer : « force », « énergie », « travail » et « puissance ». Et les obstacles sont partout, à commencer dans les niveaux d’organisation de la matière. Il n’est pas rare de trouver des cellules dans les chromosomes ou les atomes, et ces derniers dans les particules élémentaires !
Les sciences ennuient à l’école
A la limite, ces questions de connaissances ne sont pas les plus graves. Ce qui chagrine est surtout quelque chose que ne met pas en avant l’évaluation PISA : c’est le sentiment d’ennui et de désintérêt pour les sciences qui ressort des entretiens. Cet enseignement tel qu’il est pratiqué décourage, voire dégoûte la plupart des jeunes. Nombre d’heures de cours sont jugées comme « rébarbatives », voire « imbuvables »…
L’acquisition d’une démarche proprement scientifique est évacuée au profit de l’apprentissage de définitions et de procédés standards. Les élèves ont l’impression que l’enseignement sous-estime l’expérience et leurs capacités de jeunes en leur présentant les phénomènes hors des conditions réelles dans lesquelles ils se produisent. Pour eux, « Ils (les enseignants) s’intéressent plus à la note qu’au savoir»… Les jeunes disent y apprendre « des formules toutes faites » au détriment d’une réflexion personnelle. Ils y accumulent des « sommes des détails, mais… on ne comprend rien ». Ils ont le sentiment qu’on leur fait faire des sciences pour elles-mêmes. L’enseignement leur paraît répondre à des questions qui ne sont pas les leurs… mais surtout avance des savoirs sur des questions qui ne sont même pas posées ! Bref, l’enseignement scientifique est jugé « trop obscur » : c’est une « science coupée du réel » et qui n’introduit pas aux « modes de pensée pour affronter le monde de demain ». « On n’y apprend pas les repères pour notre époque». Dès lors, la démotivation s’installe et… les mêmes erreurs se perpétuent de la maternelle à l’université.
Plus grave encore, l’éducation scientifique est jugée comme une fabrique d’exclusions. De nombreux adolescents et jeunes adultes ne voient en elle qu’un facteur de sélection scolaire, par l’échec, au même titre que les mathématiques.
Rien d’étonnant alors que le nombre d’étudiants dans les branches scientifiques soit partout en diminution… La physique devient la branche la plus sinistrée : en Allemagne, on constat une diminution de moitié des inscriptions en physique en 10 ans, en France, moins 12% chaque année. En Grande-Bretagne, la situation devient franchement alarmante et le renouvellement des chercheurs n’est plus assuré.
Pourtant, les très jeunes enfants aiment les sciences et sont enthousiastes. Observons le succès des activités de découverte à l’école, comme la Main à la pâte ou autres, le propositions extra-scolaires des Petits débrouillards, de Planète Sciences, Objectifs sciences et autres fêtes comme les « miniU », les miniLabs… Que se passe-t-il ensuite ?
Les enquêtes, réalisées en France, mais pas seulement en Europe (Eurobarometer 2005), montrent que les sciences font aujourd’hui partie des matières scolaires les moins appréciées. L’école ne peut certes pas tout expliquer à elle seule. Elle vit les conséquences d’un mouvement plus général. La science ne fait plus rêver ; les icônes populaires ne sont plus Einstein ou Pasteur. La croyance dans un lien indéfectible entre progrès scientifique et progrès humain s’est effondrée.
Des solutions sont possibles
A partir de ce constat[2], peut-être trop sévère mais bien réel, que pourrait-on faire pour que l’enseignement scientifique réponde mieux à ses objectifs : transmettre à la fois des savoirs et une culture et permettre de former des citoyens éclairés ? Certes, il ne peut y avoir de remède miracle, cela se saurait… Toutefois rien n’est perdu, notamment si l’on travaille de concert et de façon croisée dans plusieurs directions.
D’abord, il s’agit de tenter de changer la manière de transmettre. Certains enseignants plaident pour une place plus grande à l’expérimentation, d’autres pour le projet, le défi, le jeu, l’histoire, les liens entre science et société, le recours aux techniques de l’information et de la communication (les fameuses TIC) ou encore l’intervention directe de chercheurs dans les classes… Presque tous s’accordent sur l’importance de la démarche expérimentale, notamment au travers de l’expérience de la Main à la pâte, une approche que les anglo-saxons privilégient depuis une trentaine d’années avec la pédagogie des “hands on”.
Nous ne voudrions pas freiner les enthousiasmes ! Le recours à l’expérience semble indispensable, notamment avec les plus jeunes, mais nos recherches montrent les limites de l’expérimentation seule, y compris au niveau de l’envie de chercher. De plus, une dérive importante peut exister : on confond souvent activité et apprentissage. Apprendre des sciences implique que l’élève ne soit pas seulement « actif » (avec ses mains) mais aussi « auteur » (avec sa tête) de sa démarche [3]!
Il apparaît certes important de partir des élèves (ce qu’ils sont, ce qu’ils savent, ce qu’ils croient savoir, ce qu’ils ignorent). Seulement partir des élèves ne veut pas dire y rester !.. Et tout ne se règle pas par quelques expériences. Certes, seul l’élève peut apprendre, mais il ne peut apprendre tout seul ! Lorsqu’on ne prend pas en compte –ou si peu- ses conceptions, celles-ci persistent et même peuvent se renforcer. Pour élaborer un nouveau savoir, bien d’autres paramètres doivent être présents. Un environnement didactique complexe mis à sa disposition par l’enseignant ou l’équipe d’enseignants est le seul à même de pouvoir le motiver, l’interpeller et l’accompagner. Il doit notamment l’inciter à déconstruire ses idées ou ses façons de faire préalables.
Paramètres indispensables à l’apprendre = Environnement didactique
Des démarches d’investigations variées et multiples sont nécessaires pour tout à la fois nourrir et contredire leurs conceptions, de même que des moments de structuration en groupe ou de présentation par l’enseignant lui-même. Les élèves ne peuvent tout (dé)construire par eux-mêmes ; découvrir en permanence serait également un non-sens par perte de temps et par distance avec l’approche scientifique[4]. De plus, l’enseignant peut faire partager directement un intérêt, des arguments ou une passion, il peut être un repère permanent.
Beaucoup reste à faire à ce niveau… Apprendre des sciences est un processus complexe et paradoxal. Une seule méthode reste trop réductrice, l’enseignant doit pouvoir jongler en permanence avec plusieurs. La formation des enseignants est ainsi à (re)penser.
Quels contenus ?
Au préalable, ce qui apparaît prioritaire est de réfléchir rapidement sur les contenus et donc les programmes de l’enseignement. Actuellement les programmes du primaire et du secondaire restent autocentrés ; ils ont été définis de façon corporatiste à l’intérieur du « petit monde » des scientifiques. Ils se déclinent en chimie, biologie, physique, décomposée elle-même en optique, thermodynamique, mécanique, etc.. Celui des jeunes est tout autre, il est : environnement, pollution, nouvelles technologies, clonage, manipulation génétique, santé, histoire de l’univers, développement durable, éthique,..
Aussi faudrait-il se poser sérieusement et autrement -à l’intérieur de la famille des scientifiques, mais pas seulement- la question des contenus. De quels savoirs, le jeune doit pouvoir disposer pour aborder un monde complexe, aléatoire, incertain ? Et comment les sciences et les technologies peuvent-elles y contribuer ? Des pans entiers de savoirs devenus indispensables comme l’analyse systémique, la pragmatique[5] ou comme les concepts d’organisation, de régulation s’avèrent alors absents de l’école…
Ensuite, ne faudrait-il pas envisager le programme non pas comme une somme d’énoncés, de lois ou de détails à mémoriser, mais comme un moyen de quêter, de comprendre et de mobiliser ?.. Cela étant, on ne peut nier qu’il reste des connaissances à apprendre. Le contenu des programmes ne devrait-il pas être défini toutefois en privilégiant un savoir organisé en lieu et place d’un savoir discret, une organisation problématisée plutôt qu’une collection de détails traités superficiellement. Quelques “grands” concepts pourraient servir d’organisateurs de la pensée ; ces « bases » (énergie, matière, information, temps, espace, organisation, mémoire, régulation, identité,..) permettraient de fédérer les multiples informations. Elles pourraient permettre de se repérer et de renouveler l’imaginaire des jeunes.
En allant au bout de ce raisonnement, la priorité n’est plus d’enseigner les sciences pour elles-mêmes, mais au travers des sciences et des techniques d’introduire chez l’apprenant une disponibilité, une ouverture sur les savoirs, une curiosité d’aller vers ce qui n’est pas évident ou familier[6]. S’approprier des démarches de pensée prend alors une place prépondérante. L’individu doit pouvoir mettre en oeuvre à côté des démarches expérimentales (observation et classification comprises), des démarches systémiques ou pratiquer la modélisation, l’argumentation et la simulation.
Enfin il apparaît important d’introduire les sciences et les technologies dans leurs dimensions sociales[7]. Il s’agit de « faire passer » l’idée que ces approches sont une merveilleuse aventure humaine avec les risques qu’elles présentent encore, leurs réussites, leurs échecs, leurs perspectives. Et cela au travers de leurs histoires, celles des grandes révolutions scientifiques, de l’évolution aux mutations génétiques, la tectonique des plaques… et des hommes qui en ont été les acteurs (Copernic, Newton, Lavoisier, Mendel,..). Dans le même temps, un regard critique sur les savoirs maniés devient également une nécessité. Une réflexion sur la science, sur les liens entre savoirs scientifiques, culture et société, ou encore entre savoirs et valeurs est tout aussi importante que les savoirs eux-mêmes. On pourrait par exemple s’interroger avec de substantiels bénéfices sur les réponses que portent les techniques ou sur leurs limites (téléphone portable, OGM ou thérapies géniques, par exemple).
Là encore, l’énigme, l’intrigue, le débat, la curiosité des élèves peuvent être cultivées et mises à profit. L’important est de faire comprendre que si le progrès des connaissances est inéluctable, il peut être long, douloureux, toujours conflictuel… que son développement n’est pas totalement indépendant de l’idéologie du moment ou des valeurs dominantes qu’il s’agit de clarifier en parallèle.
André Giordan, ancien instituteur et professeur de secondaire est actuellement professeur à l’université de Genève, directeur du Laboratoire de didactique et épistémologie des sciences. Il préside par ailleurs de la Commission internationale de Biologie et éducation et est expert Sciences et société pour le 7ème plan de la Commission européenne.
Pour en savoir plus :
– sur les programmes : A. Giordan , Une autre école pour nos enfants ? Delagrave, 2002
– sur l’apprendre : A. Giordan, Apprendre ! Belin, 2004 ; Giordan et G. De Vecchi, Les origines du savoir, Delachaux, 1987
[1] Ce sont soit des étudiants en sciences humaines, soit des étudiants scientifiques interrogés hors de leur spécialisation en cours.
[2] Ce constat risque de choquer mes collègues enseignants, surtout ceux qui réalisent nombre d’innovations motivantes ou ceux qui au quotidien tentent de faire le programme au mieux avec le plus de sérieux possible. Je m’en excuse par avance auprès d’eux. Malheureusement la situation est ainsi globalement.
[3] Souvent, ce type de pratique s’avère être un enseignement frontal indirect…
[4] Le travail sur « la littérature » prend au moins 80% du temps chez un chercheur.
[5] Le projet n’est plus seulement d’apprendre à résoudre des problèmes, mais d’abord de savoir clarifier une situation pour parvenir à les poser correctement. En la matière, l’élève doit s’apercevoir qu’il peut y avoir plusieurs solutions et pas seulement une, que chacune est contextualisée, qu’il peut ne pas y avoir de solution du tout ou que les solutions sont pires que les problèmes. Le plus important est alors la question plus que la réponse…
[6] L’attitude de l’apprenant est plus importante que les connaissances factuelles qu’il pourrait engranger. Celles-ci deviennent vite obsolètes face à l’évolution permanente de ces domaines. Il importe donc, avant tout, de former des citoyens aptes à débattre des enjeux sociaux, des esprits ouverts capables de s’interroger sur le monde ou sur eux-mêmes.
[7] La dimension personnelle de la science ne doit pas être éludée vu la place qu’elle tient au quotidien dans les objets à disposition, dans la santé ou le développement durable. Mais également faire sentir que la science peut être également un domaine d’épanouissement, de satisfaction, de plaisir voire de bonheur personnel de chercher à connaître par soi-même…