Alain Bourgarel figure parmi les meilleurs connaisseurs de l’histoire des ZEP. D’abord, parce que sa trajectoire professionnelle a fait qu’il fut un de ceux, bien avant la création des ZEP, qui furent au contact de ces enfants pas encore élèves, dans les cités de trasnit qui accueillaient à la hâte les familles immigrées à la périphérie des villes. Ensuite, parce qu’il fut de ceux qui cherchèrent des solutions pour ne pas en rester aux constats impuissants, mais pour tout faire pour engager des politiques publiques qui s’attaquent aux inégalités.
Il a bien voulu accepter de répondre au Café, pas au nom de l’OZP dont il est une des chevilles ouvrières, mais en acceptant de nous livrer un morceau de son histoire.Comment êtes-vous arrivé à l’OZP ?Je suis intéressé par les ZEP, depuis longtemps. Dans les années 80, nous étions un petit groupe très intéressé par la relance des ZEP de Jospin en 1988. Mais l’intérêt pour l’éducation prioritaire est passé largement derrière la loi d’orientation de 89, qui évoque à peine les ZEP dans son article 2.
Le réseau que nous formions, très informel, surtout issu du premier degré et des pionniers de l’ère Savary, s’est alors adressé au cabinet de Jospin, et a contribué à la circulaire de 1990.
Pour nous, il était convenu qu’il devait y avoir des moyens de liaisons entre les ZEP : partout en France, les ZEP avaient des préoccupations qu’elles ne pouvaient partager : il n’y avait aucun endroit pour ça en France, ça n’était pas prévu, et Internet n’existait pas… Nous voulions un centre de ressource, un moyen institutionnel garanti pour échanger et représenter les ZEP. Mais c’est resté lettre morte…Qui était réticent au début des ZEP ?
Au départ, il faut bien convenir que pas grand monde ne s’intéressait aux ZEP, jusqu’à la fin des années 80. Côté syndicats, ça n’était pas le grand amour. On dit souvent que le SGEN en a été une cheville ouvrière, c’est bien plus compliqué que cela… Côté mouvements pédagogiques, à part les CRAP et l’AFEF (enseignants de français), même l’ICEM ou le GFEN, fortement impliqués sur des valeurs politiques et sociétales, n’ont que très peu embrayé sur les ZEP.
Il y avait de bonnes et de mauvaises raisons d’être réticent sur les ZEP ?
Oui, absolument. Certains craignaient une coupure de l’Education nationale, et ce d’autant plus qu’au début, on ne savait rien. Personne n’avait approfondi l’idée de ZEP. On ne savait pas si ça concernerait le second degré, si les programmes ou les services des enseignants seraient différents. On craignait les dérives à l’anglo-saxonne, avec une territorialisation de l’Education. Il faut dire que Savary, dont la pensée était très claire, ne s’était pas exprimé clairement, puisqu’il avait fait largement référence à la discrimination positive américaine. Pourtant, avec les ZEP, il n’était absolument pas dans une mécanique différentialiste, bien au contraire.
Mais il faut se rappeler que personne, dans les Rectorats et les Inspections Académiques, ne savait de quoi il s’agissait. Le pilotage est resté longtemps très flou.
A l’inverse, il faut bien aussi dire qu’il y avait de mauvaises raisons : tout simplement le désintérêt de certains cadres intermédiaires pour les « endroits pourris ». Si en plus il fallait avoir une priorité pour ces endroits là, ça semblait tout simplement insupportable et injuste à certains…
Quand on arrive avant la seconde relance des ZEP, à Rouen, en 1998, quelle est la situation ?
On est dans une situation positive : pour la première fois, un rapport, Moisan-Simon, peut donner une photographie de la situation. Il faut dire qu’en 1990, on ne savait pas encore nationalement dresser un annuaire des ZEP… Au niveau central, la situation était très mal connue, largement déléguée au niveau local. Pour la première fois, un rapport indique clairement des déterminants de l’efficience des ZEP (http://www.ladocumentationfrancaise.fr/rapports-publics/984001171/synth.shtml ). A partir de l’analyse des résultats, on a vu que certaines avaient des résultats très positifs, quand d’autres étaient plutôt contreproductives, par exemple Paris et Marseille.
Ca valait de l’or pour l’action. La relance de 1997-1998, très appuyée sur le plan politique, a « embarqué » toutes les ZEP, contrairement à celle de 1990 qui était restée bureaucratique. Chaque niveau hiérarchique a exercé une forte pression sur le niveau inférieur, ce qui a créé du mouvement. Après tout, dans l’Education Nationale, pour que quelque chose bouge, il faut que le ministre le veuille très fort et fasse pression sur le niveau inférieur… Tout l’inverse de ce qui se passe aujourd’hui avec les réseaux Ambition Réussite…
Que fabrique cette injonction, exactement, entre 1997 et 1999 ?
Avant tout un prise de conscience des enseignants de ZEP, qu’ils sont bien en ZEP. Ca peut sembler paradoxal : chacun pouvait déjà lire son indemnité sur sa feuille de paie…Jusque là, je pense qu’on peut dire que bien des enseignants n’avaient pas changé grand chose à leur manière de faire, ZEP ou pas… Dans les années 90, l’injonction est arrivée jusqu’aux enseignants, qui ont été beaucoup plus nombreux à se dire : « J’ai quelque chose de particulier à faire »…
Mais il faut nuancer : Moisan-Simon avaient fait un diagnostic qui concernait surtout les pilotes, l’organisation : les projets de zone, les moyens affectés, les structures pédagogiques, les familles, les partenaires (voir http://www.association-ozp.net/article.php3?id_article=2659) . Pour ce qui est du travail à l’interne de la classe, on n’était pas beaucoup plus avancé. Certes, le rapport Moisan-Simon insiste sur l’éthique, avec de très belles phrases, mais reste loin de la classe. Il faut attendre celui de novembre 2006 (La contribution de l’éducation prioritaire à l’égalité des chances des élèves, Anne Armand et Béatrice Gille, dir.) pour avoir un corpus vraiment utilisable pour les enseignants et leurs pratiques pédagogiques. Les deux rapports sont très complémentaires.
Vous parlez de la « relance » de 1999 comme une catastrophe ?
On se l’est dit à Rouen, dès les rangements des cartons, après le discours de Ségolène Royal : elle a renvoyé le travail vers les recteurs, en se frottant littéralement les mains. La circulaire qui a suivi en a été la traduction concrète : rie n’a bougé. Les recteurs sont des gens comme vous et moi : quand on ne les oblige pas à s’occuper de choses contraignantes et embêtantes, ils les laissent de côté… Et s’occuper des ZEP, c’est moins gratifiant que de s’occuper des beaux quartiers. Les recteurs ont fait comme la ministre : ils ont dit à l’étage inférieur de s’occuper de tout… Avec les résultats que l’on sait : la décentralisation passive s’est mise en oeuvre. Tout le monde s’est mis à vouloir devenir ZEP, sans savoir quel était le contrat. Et les modifications de la carte des ZEP-REP ont été souvent faite en dépit du bon sens.
En quoi était-ce négatif ?
D’abord, parce qu’on ne peut pas avoir un quart ou un cinquième d’un territoire qui soit prioritaire. Pour nous, il faut que les territoires « prioritaires » concernent moins de 10% des élèves. On payait là l’erreur originelle de 82, quand on a laissé chaque inspecteur d’académie chercher ses territoires « difficiles ». Or, ce qui est socialement ou scolairement difficile pour un territoire ne l’est pas pour l’autre : on a fait trois ZEP par département, qu’on soit dans le Cantal ou en Seine-St-Denis. C’était idiot. Il aurait fallu s’aligner avec le travail fait par Dubedout (maire de Grenoble, présidant dans les années 80 une commission éponyme qui accouchera de la politique de la Ville, NDLR) pour les quartiers, au lieu de donner la même étiquette à des quartiers qui n’avaient aucune problématique en commun.
Pourtant, depuis 1989, on a oublié que certaines ZEP furent supprimées sans que ce soit une catastrophe pour les acteurs, grâce à de bonnes négociations.
Mais pourquoi faire sortir certaines zones de ZEP ?
Tout simplement lorsque les gens ne jouent pas le jeu de la ZEP. Etre en ZEP peut clairement avoir des inconvénients, lorsque le faible montant des moyens supplémentaires a moins d’influence que le regard négatif engendré par l’étiquette ZEP…
Quelle variable pourrait être prise en compte ?
CSP défavorisées, résultats scolaires faibles sont les deux paramètres évidents. Il faut y ajouter l’existence ou non du paramètre « quartier concerné par la politique de la ville ».
Il faut à la fois une « barre » nationale et une négociation locale, avec les inspecteurs d’académie qui sont les seuls à pouvoir mesurer la difficulté d’une zone, sa taille, sa gestion possible, repérer, discuter, négocier. Par exemple, la récente norme « Ambition Réussite » (un collège et son secteur de recrutement) n’est pas signifiante en soi : tout le monde sait que ça n’est pas opérationnel, quand deux écoles sont difficiles, mais que le collège va bien, ou à l’inverse qu’un collège est en difficulté alors que certaines des écoles de son secteur de recrutement ne posent aucun souci… Encore une fois, pas la peine de mettre les inconvénients de l’étiquette sans les avantages…
Le pilotage par le second degré ?
Justement, dans les récentes décisions, le pilotage exclusif par les principaux de collège vous semble-t-il poser problème ?
Effectivement, c’est contre-productif. Inutile de reproduire à l’envers les erreurs des années 80, quand les ZEP étaient trop « premier degré », que les IPR pensaient que ces territoires « n’étaient pas pour eux »… Là, on risquait la rupture du système éducatif…
Nous avons besoin de l’engagement de tous : IPR, IEN, chefs d’établissements, coordonnateurs.
Mais alors, pourquoi cette décision de De Robien de ne centrer le pilotage sur le seconde degré ?
Parce que pour ceux qui pensent « pacification », c’est le collège qui fait peur, pas les écoles. Dans les fantasmes de l’opinion et de certains ministres, ce qu’il faut surveiller, c’est le collège. Et le second degré, on pense toujours qu’on peut le diriger depuis la rue de Grenelle en faisant marcher des ordinateurs… Le premier degré, pour De Robien, n’est qu’une extension du collège.
Quel état des lieux faites vous des CAREP, lieux académiques chargés d’être des plates-formes de ressources ?
Tout dispositif a besoin d’appui régulier. Si on n’en parle plus, qu’on les laisse livrés à eux-mêmes, y compris en récupérant des postes, c’est le meilleur moyen de laisser les territoires en jachère. Les CAREP à eux-seuls ne sont pas des lieux de pilotage. Quand ça fonctionne bien, c’est que le Recteur et le délégué à l’Education Prioritaire rencontrent les acteurs. Mais c’est de plus en plus rare, tant ces lieux manquent d’appui et d’évaluation. C’est facile ensuite d’en pointer les insuffisances…
Mais je le redis, le pilotage régional national a été plus qu’approximatif. Certains délégués académiques ne prennent pas vraiment leur rôle au sérieux. Or, l’énergie politique qu’on consacre à un dossier, c’est essentiel.
La mission «Egalité des chances » initiée sous la résponsabilité de Fadéla Amara vous semble être une piste ?
Pas si on reprend tout à zéro, comme si rien n’avait existé depuis vingt ans, ou qu’on rajoute une nouvelle couche au mille-feuilles… Pour l’instant ça reste très virtuel. Mieux coordonner accompagnement scolaire, égalité des chances, ZEP, pourquoi pas… Mais ce qui est important, c’est que ceux qui ont vraiment le pouvoir, les recteurs, les IA-DSDEN, soient vraiment impliqués.
Des pistes pour l’avenir ?
Revenons sur le rapport de l’Inspection Générale de l’an passé…
C’est très intéressant, et ça fait réfléchir à la vraie question : comment faire pour que les élèves de ZEP apprennent ? Rapport au savoir, exigences sur l’écrit… Finalement, ce qui est flagrant, c’est qu’on n’en tire pas la conclusion qu’il y ait une nature différente des élèves de ZEP. En revanche, le rapport insiste sur le fait que ce qui « coule de source » avec certains élèves pose problème avec ceux de ZEP. Je peux témoigner, en caricaturant, que dans un milieu favorisé, les élèves de CP arrivent avec le plus dur qui est déjà fait : ils ont compris qu’ils allaient apprendre à lire, et ils apprennent. L’instit fait que tout se passe bien.
Par contre, dans les vraies ZEP, on a tout à faire pour installer le rapport au savoir, et les pages de Rocheix ou de Chauveau sont à la fois simples et éclairantes. Pour acquérier ces « postures d’apprentissages » chez les élèves, cela va demander des efforts, une énergie ahurissants. Tant pour les élèves que pour les maîtres. Et tout ça à un âge où les enfants sont en grande transformation : on polarise sur la lecture quand les questions qui se posent aux enfants sont infiniment plus larges. Et il faut mettre au point à la fois la posture et les conditions d’apprentissage, ce qui est éminement difficile.
Mais on ne peut pas demander à tous les enseignants de ZEP d’être des super-héros ?
Oui, c’est pour cela qu’il faut que les conditions d’enseignement soient différentes. Pas parce que les enfants sont pauvres ou le milieu dégradé, mais parce qu’il faut assumer une mission difficile, qui demande beaucoup de temps de concertation, des rapports suivis avec les parents. On a infiniment plus de travail à faire qu’ailleurs : c’est pour cela qu’il faut être plus nombreux, avoir moins d’élèves…
Mais qui peut accompagner les enseignants dans cette tâche ?
L’OZP a été parmi les seuls à soutenir l’idée des enseignants « référents » dans les RAR, parce qu’il y a là une nouvelle fonction créée, qui peut être efficace si on arrive à trouver des personnes efficaces, ce qui est loin d’être encore le cas partout quand on y nomme des sortants d’IUFM ou des gens non volontaires. Ces personnes déchargées partiellement de tâche d’enseignement travaillent à égalité avec leurs collègues, pour traiter des questions purement pédagogiques.
Est-ce que les coordonnateurs ZEP doivent être aussi concernés par l’accompagnement des équipes ?
C’est autre chose. La fonction de coordonnateur est peu définie, et on voit de nombreuses manières d’habiter le poste : certains se rapprochent plus du conseiller pédagogique, certains sont secrétaires administratifs d’IEN ou de principal… Pour l’OZP, ils doivent avoir des fonctions de gestion de la ZEP, pour mettre en application ce qui a été décidé par le conseil de zone ou la commission exécutive du RAR : les liaisons interdegrés, faire en sorte que les formations existent, coordonner les dossiers avec la politique de la Ville… Coordonner l’extérieur de l’Education nationale et l’intérieur reste très compliqué. L’Education Nationale n’est plus la forteresse qu’elle a été pendant 125 ans, mais il reste encore du travail pour deux ou trois générations si on veut que les représentations qu’ont les uns des autres deviennent moins caricaturales…
Et quand les conseils de zone sont des fantômes ?
Dans ce cas, je me demande ce que doit pouvoir faire le coordonnateur, s’il n’a pas le repère du projet de zone. On peut toujours alléguer que la loi du 1er août 2003, dite loi Borloo, dont je ne partage pas la philosophie, lui permet de savoir quel travail il peut mener en l’absence de pilote éducation nationale. Mais quand l’Education Nationale n’est même pas signataire d’une loi qui la concerne, on peut dire qu’on risque vraiment la rupture du système public d’éducation.
Que vont devenir les EP2 et le EP3 ?
L’OZP a été la seule à approuver la crétation des EP1, les Réseaux Ambition Réussite. Le fait de passer de 1189 à 253 sites « prioritaires » nous paraît un progrès. Et si nous sommes persuadés qu’il est de l’intérêt même des écoles situées en EP3 de rejoindre la situation ordinaire du service public – parce qu’elles ont plus d’inconvénients que d’avantages à rester ZEP -, nous sommes inquiets de l’avenir des zones EP2 « réseaux de réussite scolaire », qui risquent purement et simplement de disparaître. En dehors des RAR, il y a des territoires qui ont au moins besoin d’un coup de pouce.
Coup de pouce de quel ordre ? Les effectifs ?
Les effectifs sont publiés dans l’Etat de l’Ecole : environ deux élèves par classe de différence, ce qui est très peu. Les autres avantages sont actuellement minimes, quelles que soient les représentations qu’on en aient : être en ZEP ne vous donne que très peu de moyens supplémentaires, voire localement inexistants. Mais appartenir à l’Education Prioritaire, c’est avoir des avantages et des inconvénients… Pilotage, accompagnement, mobilisation, éthique, adhésion des acteurs sont les ingrédients de la recette. Des individus issus de tous les corps peuvent y contribuer, pourvu qu’ils se mobilisent, qu’ils respectent les interlocuteurs et qu’ils ne jouent pas les potiches… Les formations ne peuvent être efficaces que si elles sont tuilées avec l’administration locale.
Vous dites aussi que certains RAR devraient être plus aidés ?
Oui, sans aucun doute. On ne parle que très rarement publiquement de ces zones excessivement difficiles, où les évaluations 6e plafonnent à 20%, ce qui est dramatique. Il est urgent d’oser parler de ces territoires qu’on connaît localement, mais qu’on tait pudiquement, de peur d’être montré à l’index. C’est indigne du service public. Il faut, pour ces endroit là, oser mettre en place des protocoles expérimentaux, à construire en collaboration étroite entre le niveau central et le niveau départemental. Mais j’ai peur que ça ne soit pas tout à fait à l’ordre du jour…
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