Intervention de Viviane Bouysse : Quelle identité pour l’école maternelle ?
Viviane Bouysse, chef de bureau à la DESCO, participante au groupe de travail du Ministère sur la maternelle, mais également ancienne instit’, assure le premier quart de la journée. Bon avouons le….un quart qui débordera un peu pour le plus grand plaisir de son auditoire, on savoure quand le discours est aussi précis, rigoureux, quand l’analyse permet de dégager avec limpidité les enjeux de la question. La question, donc, et non des moindres n’est rien que celle de l’identité de l’école maternelle…
On apprend d’abord que l’école maternelle a plus de 100 ans d’histoire, et qu’à l’époque elle est créée pour être l’école du peuple, dans les faits elle se distingue des petits lycées qui constituent une autre filière d’enseignement, pour une autre classe sociale… D’emblée également, l’école maternelle, est prévue pour les enfants de 2 à 6 ans, oui oui 2 à 6 ans, il est bon de le rappeler…
Elle est créée comme une école non obligatoire, gratuite et laïque, ce qui constitue une rupture avec les anciennes salles d’asile, organisées sous l’égide de l’Eglise et des « dames patronnesses ». C’est une école de plein exercice qui bénéficie d’un double héritage, celui des salles d’asiles et celui des écoles élémentaires, même si les premières inspectrices générales réfutent ce double héritage. En effet Pauline Kergomard le clame : « l’école maternelle ne doit pas être une petite caserne, ni une petite Sorbonne ». L’école maternelle, se construit, forge son identité, en s’opposant à ces modèles, c’est bien parce que ces modèles lui préexistaient qu’elle trouve une autre voie, qu’elle prône d’autres valeurs pédagogiques. Que seront ces dernières? Intéressant encore une fois de revisiter le passé….Aux programmes donc de cette école maternelle…..des principes éducatifs fondés sur le jeu et les découvertes sensorielles…programmes en vigueur jusqu’en … 1977 !
On sent la salle frémir, ainsi donc, ces évidences que nous peinons à maintenir sur le devant de la scène pédagogique, cela serait si …..archaïque? Il n’est donc pas question de réinventer l’eau tiède?
Cependant il ne suffit pas de proclamer pour exister, l’école maternelle tarde à se réaliser, jusqu’aux années 50 elle s’est peu développée. C’est après la seconde guerre mondiale qu’elle trouve son essor. Ce saut est du à la conjugaison de plusieurs facteurs, c’est bien sûr une période de relative prospérité économique porteuse d’espoir, de dynamique, une période où se développe le travail féminin salarié ce qui induit la séparation des mères d’avec leurs enfants donc d’avoir recours à des moyens de garde…C’est également la période favorable à la vulgarisation des connaissances sur le monde de l’enfance (essor de la pédiatrie…). Ces éléments contextuels vont avant tout être favorables aux milieux culturellement favorisés qui seront donc le premiers à bénéficier de l’institution École.
Progressivement, l’image de l’école maternelle comme lieu de garde des enfants pauvres disparaît pour accueillir des enfants de milieux différents. Cela est possible parce que conjointement des moyens (en postes) sont rendus disponibles : avec l’entrée en 6ème des élèves au milieu des années 60, se libèrent des postes qui peuvent être redéployés sur la maternelle.
Rappelons donc que c’est la conjonction de phénomènes culturels, sociaux et des moyens investis par l’Institution qui infléchissent l’évolution de l’école maternelle. Tout cela se fait sans qu’on s’en rende vraiment compte à l’époque, sans que cela n’ait été vraiment programmé, mais c’est ce dont il faut se rendre compte pour exercer un regard lucide sur le contexte actuel.
Des années 60-70 date la bonne image de l’école maternelle, c’est le moment où elle se répand, où le renouveau pédagogique des années 70 développe une pédagogie de l’expression, où le jeu est en plein essor. Tout le corps social accepte la nécessité de l’école maternelle, la fréquentation s’est affermie, l’assiduité est effective. C’est également à ce moment là que les statisticiens de l’époque découvrent que la scolarisation en maternelle fait chuter les taux de redoublement au CP. C’est cette découverte « technocratique » qui fait qu’on planifie alors le développement de l’école maternelle, et à la fin des années 80 les objectifs quantitatifs de scolarisation des jeunes enfants sont atteints.
La loi de 1989 est donc promulguée pour obliger l’Institution, au delà des objectifs quantitatifs, à remplir des objectifs qualificatifs, c’est le début de la recherche d’efficacité de l’école maternelle. Avant la maternelle avait sa fonction propre, avec sa temporalité particulière, à présent on lui donne son caractère d’école préparatoire au CP. De cette volonté, naissent des espaces interprétatifs qui créent des malentendus. On assigne à l’école la nécessaire prévention des difficultés, des handicaps, mais gare alors à ne pas passer à l’anticipation de ces difficultés, à ne pas les ancrer parce qu’elles auront été révélées.
Des élèves en difficulté à la maternelle?
1er malentendu :
Avec cette loi, on a hypertrophié les attentes du registre cognitif alors que selon le décret d’application il s’agissait toujours pour l’école maternelle de pourvoir à l’épanouissement de l’enfant, de lui offrir les meilleures conditions possibles favorisant son bien être scolaire. Viviane Bouysse se permet d’insister : « Rien ne justifie trop tôt et mal des apprentissages qui ne relèvent pas de la maternelle ».
La translation vers l’amont des préoccupations du CP avec sa floraison de bilans partant de l’intention selon laquelle « plus tôt on verra, plus tôt on remédiera », doit nous alerter. Prudence, le souci légitime de prévention (s’assurer que tous les élèves bénéficient des meilleurs moyens de se développer) ne doit pas devenir un souci de formatage, de mise aux normes. En effet ce qu’on voit poindre depuis une dizaine d’années, ce sont des bilans qui par « effet de révélation » mettent en évidence ce qu’on a toujours su – qu’ il y a des différences entres les enfants – en faisant glisser ces différences en difficultés. L’école crée donc de l’élève en difficulté là où il n’y a que différences entres élèves.
Du productivisme à la maternelle?
2ème malentendu : Les espoirs de la loi de 89 ne parlent pas qu’aux professionnels, ils parlent aussi aux journalistes, aux économistes, aux statisticiens, aux parents…. Pour ces derniers, l’école maternelle est un système d’accueil gratuit (ce qui est sa force aussi, imaginez s’il fallait la remplacer…), c’est une chance pour leurs enfants, mais c’est également la première étape de la compétition scolaire…Selon l’adage : « plus on investit tôt, plus on aura de l’avance, avoir de l’avance c’est avoir plus de chances de son côté, plus on va gagner »….L’entrée précoce à l’école maternelle et le travail dès l’école maternelle, c’est un investissement productif.
D’où les attentes qui pèsent, attentes de résultats, résultats lisibles par l’accumulation de traces qui montrent que l’école maternelle, c’est du sérieux, on y travaille….Drôlement rentable pour les marchands de fichiers… On se retrouve à avoir tellement valorisé la fonction de l’école qu’on fait du coup peser le même types d’attentes sur les enfants de 2, 3, 4 et 5 ans….Aberrant… S’il y a du temps à la maternelle, utilisons le au service des caractéristiques et des spécificités de nos élèves.
Rappelons nous notre devoir de lucidité pour voir quelles interrogations suscitent ces malentendus, pour nous doter d’outils professionnels.
–> Utiliser la temporalité dévolue à l’école maternelle….
Jusqu’en 1972 a perduré l’organisation de l’école maternelle avec des circonscriptions spécifiques, des inspectrices spécifiques, avec ses propres institutrices à la formation, la rémunération, le temps de travail spécifiques distincts de ceux des instituteurs/trices de l’élémentaire.
En 1972, la mise en place du concours unique pour les inspecteurs, d’une part fait entrer les hommes dans le monde de la maternelle (sans leur octroyer de formation spécifique), d’autre part dilue la spécificité de la maternelle dans les circonscriptions mixtes, c’est l’époque où l’on promeut d’ailleurs la continuité GS-CP…
Aujourd’hui nous avons à repositionner les formes pédagogiques propres à la maternelle : la scolarité vécue à l’école maternelle est un vrai cursus scolaire dans le sens où l’assiduité généralisée a conduit à une évolution des pratiques pédagogiques. On ne peut proposer à un enfant de lui servir chaque année le même plat en se disant qu’avec l’âge l’appétit grandit…..D’où le nécessaire impératif, parce que nos élèves sont assidus, de se pencher sur des progressions (attention, pas des programmations standardisées) fondées sur l’analyse des caractéristiques, des besoins des élèves accueillis dans nos écoles.
–> Réaffirmer la portée préventive des apprentissages effectués à la maternelle en se gardant de stigmatiser les élèves les plus fragiles.
La maternelle est l’école du langage. Les chercheurs nous apprennent que c’est dans les usages du langage que s’enracinent la source des différences entre enfants. La portée préventive de l’école maternelle est de mettre tous les élèves en situations d’acquérir, de construire l’usage distancié et réflexif du langage.
Pour cela l’imprégnation ne suffit pas, il faut des interactions particulières, ce sont des actes professionnels précis.
Le travail sur le langage oral est le plus difficile à inscrire dans une conquête progressive, le risque pédagogique est de systématiser les formes les plus facilement didactisables (par exemple, la phonologie), gardons-nous en pour ne pas léser les plus fragiles. Ne jetons pas aux orties le travail sur la conscience phonologique, mais en temps et en heure, en toute petite et petite section nous avons à inventer en termes d’actes professionnels la pédagogie de l’oral. En cela l’intervention de Mireille Brigaudiot sera précieuse.
–> L’efficacité de l’école maternelle? Sa « performance »?
Si l’on veut évaluer l’école maternelle, pointer son efficacité, on peut croiser deux regards. Celui des spécialistes de la petite enfance qui écorche la maternelle sur le fait que ses orientations sont trop « primarisées », qu’elle n’est pas suffisamment attentive aux besoins spécifiques des petits, sans parler de la relation aux parents, particulièrement malmenée….Deuxième regard, celui des spécialistes de la « chose scolaire » qui culpabilisera toujours l’école sur son incapacité à combler les écarts entre enfants.
Alors inefficace l’école maternelle?
Le critère d’efficacité ne peut être le comblement des écarts, celui-ci est une utopie. L’école maternelle n’a jamais été aussi efficace, il n’y a qu’à voir le nombre d’enseignants de CP qui remettent en cause leur enseignement au motif que la plupart des élèves qui leur arrivent savent déjà tant de choses….
L’école maternelle n’a jamais poussé aussi loin tant d’enfants. Certes il y a des écarts, mais ce n’est pas parce qu’ils ne sont pas compensés que l’école maternelle échoue, et si elle n’existait pas?
En existant, l’école maternelle atténue les effets délétères des inégalités scolaires, même si elle ne comble pas les écarts.
Si l’école maternelle veut progresser dans son efficacité, il lui faut travailler sur sa spécificité, elle n’est pas un équipement « petite enfance » comme un autre où elle perdrait son identité d’école, elle n’est pas « enchaînée » à l’école primaire avec les mêmes obligations (scolarité obligatoire à 3 ans?) ce qui lui ferait perdre sa fonction « maternelle », elle est en soit « passerelle ».
L’école maternelle a ses propres rites, sa propre temporalité, elle permet de construire le « devenir écolier » de part la maîtrise du langage, des attitudes scolaires…Elle fonde les apprentissages scolaires dans des acquisition de l’ordre du symbolique, du culturel (d’où encore une fois la place du jeu), et elle initie progressivement à des activités de plus en plus complexes : résolution de problèmes, investigation, recherche…
Ces apprentissages sont menés, conduits par de vrais professionnels qui ont conscience de ce que vont devenir les acquisitions de ces jeunes enfants en terme d’apprentissages scolaires, tout en s’appuyant sur la spécificité de la temporalité de cette école. Évidemment on ne peut être un vrai professionnel sans un ingrédient essentiel, …..de la formation….
Ouf, la salle jubile, c’est l’ébullition, on applaudit, la satisfaction d’avoir appris, pris du recul, de s’être grandit : on vient de prendre conscience de son histoire, de ses racines et cela nous ouvre des pistes pour faire évoluer ses pratiques pédagogiques en maternelle.