Claude Bordes
La professionnalisation du rugby, à partir de 1995, et sa médiatisation croissante (cf. l’augmentation continue de la couverture télévisuelle) appelaient la constitution d’une élite de clubs de très haut niveau. Mais, sans l’arrêt Bosman, les grands clubs n’auraient pu recruter à leur guise les meilleurs joueurs partout dans le monde. En 1996, la Cour de Justice européenne a considéré que les règlements de l’UEFA, limitant à 3 le nombre de joueurs étrangers par club, étaient contraires à l’article 39 du Traité de Rome sur la libre circulation des travailleurs entre les États membres. Par extension, la jurisprudence Bosman s’applique aussi aux 77 pays ACP ayant signé avec l’UE les accords de Cotonou (dont tous les pays africains). C’est ainsi que, depuis 1996, le marché des joueurs est devenu véritablement international.
En théorie, cette nouvelle donne devrait conduire à une concentration croissante des talents et des succès, les clubs les plus riches accaparant les meilleurs joueurs et trustant les titres dans les championnats nationaux et européens.
C’est exactement ce qui s’est passé en football. Si l’on raisonne sur des périodes de cinq ans, le nombre de clubs qualifiés en quart de finale de la Ligue des champions n’a cessé de diminuer depuis trente ans :
Clubs quart de finalistes en Coupe des Champions
1958-62 | 1963-67 | 1968-72 | 1973-77 | 1978-82 | 1983-87 | 1988-92 | 1993-97 | 1998-02 | 2003-07 |
30 | 26 | 28 | 28 | 30 | 29 | 26 | 26 | 22 | 20 |
Source : Milanovic 2006, complété par moi
En Championnat de France, le même phénomène est l’œuvre. Sur les douze saisons 1971-72 à 1982-83, 18 clubs se sont hissés dans le Top 5. Entre 1983-84 et 1994-95, ils étaient encore 17 à se classer aux cinq premières places du championnat. Mais entre 1995-96 et 2006-07, ils n’étaient plus que 14.
« La raison de cette concentration au sommet est évidente, explique Branko Milanovic. Les clubs les plus riches sont désormais capables d’attirer les meilleurs joueurs du monde ». Ce faisant, ils bénéficient de ce que les économistes appellent des rendements d’échelle croissant. « Lorsque les meilleurs joueurs évoluent ensemble, la qualité de chacun, et de toute l’équipe, augmente de façon exponentielle. Lorsque Ronaldinho et Messi jouent ensemble, leur « production » globale (le nombre de buts) est supérieure à la somme des buts que chacun marquerait s’il jouait dans un club différent avec des joueurs moins talentueux ».
Qu’en est-il en rugby ? Si l’on étudie le palmarès du championnat de France depuis 1972, on observe que sur la période 1972 – 1983, 25 clubs ont accédé aux huitièmes de finale ; sur la période 1984 – 1995, on en comptait encore 23 ; et puis, entre 1996 et 2007, le nombre de clubs qualifiés en huitième de finale est tombé à 19. Le temps où l’on voyait dans le Top 16 des équipes comme La Voulte, Graulhet, Bagnères de Bigorre, Tulle, Lourdes, ou Romans, est définitivement révolu.
Le même phénomène se retrouve en Coupe d’Europe de Rugby, où le nombre de clubs accédant aux quarts de finale est passé de 23 sur la période 1997 – 2002 à 17 pour la période 2003 – 2007.
Mais, tandis que les inégalités se creusent entre les clubs, c’est l’inverse qui se produit entre les équipes nationales, par exemple en coupe du monde de football. A ce niveau, il n’y a plus désormais de petites équipes. Lors des cinq dernières compétitions, un quart des équipes présentes en quarts de finale y accédait pour la première fois de leur histoire. Au niveau des matchs de poule qualificative, les écarts de buts entre les équipes sont tombés à un niveau très faible (1,3 buts par match en moyenne), et ceci malgré le fait que la Coupe du Monde accueille désormais 32 équipes au lieu de 24 précédemment (voire 16 jusqu’en 1978).
Ecart moyen de buts par match lors du premier tour (match de poules)
1970 | 1974 | 1978 | 1982 | 1986 | 1990 | 1994 | 1998 | 2002 | 2006 |
2,19 | 2,0 | 2,0 | 1,57 | 1,33 | 1,33 | 1,36 | 1,29 | 1,33 | 1,48 |
16 équipes | 24 équipes | 32 équipes |
Cette convergence entre les équipes nationales, Branko Milanovic l’explique par deux raisons. En premier lieu, la mondialisation permet aux bons joueurs des petites nations de se frotter aux meilleurs joueurs du monde, évoluant dans les grands championnats. Il est clair qu’un bon joueur coréen ou camerounais progresse plus s’il rejoint Manchester United ou Barcelone que s’il était resté dans son pays. En second lieu, les règles de la FIFA interdisent aux joueurs de jouer pour une autre équipe nationale que celle de leur passeport. Ainsi, Didier Drogba peut jouer dans le club de son choix (il est actuellement à Chelsea), mais en Coupe du Monde des Nations, il ne peut jouer qu’avec l’équipe de Côte d’Ivoire. Certes, depuis janvier 2004, la FIFA permet à un joueur disposant de la double nationalité de changer d’équipe nationale. Mais il faut pour cela avoir moins de 21 ans et n’avoir jamais joué dans l’équipe nationale du premier pays. Cette règle permet aux petits pays du football de profiter des retombées de la mondialisation, en captant une partie de ses bénéfices de l’élévation du niveau de jeu.
Qu’en est-il en rugby ? La Coupe du Monde n’a connu que cinq éditions depuis 1987. C’est peu pour tirer des conclusions, d’autant que l’Afrique du Sud, l’une des grandes nations de ce sport, était interdite de compétition en 1987 et en 1991, pour cause d’apartheid. Mais on ne discerne pas de convergence entre petites et grandes nations. Lors des trois premières éditions (1987-91-95), 11 équipes ont accédé aux quarts de finales ; lors des trois dernières, ce fut le cas de 10 équipes. De même, l’écart moyen de points par match en quarts de finales a augmenté : il est passé de 16,33 points en moyenne sur les trois premières éditions à 17,83 pour les trois dernières.
Il est plus délicat de faire des comparaisons pour les matchs de la phase éliminatoire, puisque le nombre d’équipes invitées a changé, passant de 16 à 20. Cela dit, l’écart de points entre les équipes qui se sont affrontées lors des matchs de poules qualificatives a plutôt augmenté :
1987 : 26.7 points
1991 : 20.4 points
1995 : 27.1 points
1999 : 33.2 points
2003 : 36.2 points
On se souvient qu’en 2003, l’Australie a battu la Namibie sur le score de 142 à 0 ! Le précédent record datait de 1995, lorsque la Nouvelle Zélande battit le Japon par 145 à 17. Peut-être la Coupe du Monde 2007 fera-t-elle apparaître une convergence entre petites et grandes équipes : le fait est que, sur les douze premiers matchs disputés, l’écart moyen n’est que de 30 points. Mais il reste encore 28 matchs à jouer…
Comment rendre compte du fait que les mêmes causes n’aient pas produit en rugby les mêmes effets qu’en football ? Il est vrai, qu’à la différence du football, le rugby a conservé la règle qui interdit de faire jouer plus de deux joueurs étrangers par match. Mais, arrêt Bosman oblige, cette règle ne s’applique plus aux joueurs ressortissants de l’UE, ou d’un Etat ayant signé un accord d’association avec la France ou l’UE. Par exemple, elle ne s’applique pas à des pays comme l’Afrique du Sud, la Namibie, le Zimbabwe, le Sénégal, les îles Fidji, Samoa, Tonga (régies par les accords de Cotonou). En revanche, pour jouer en équipe nationale, ce sont les mêmes règles que celle de la FIFA qui s’appliquent : un joueur possédant la double nationalité ne peut jouer dans une équipe nationale s’il a déjà joué dans une autre équipe nationale (cf. ici).
Non, la véritable différence avec le football, c’est que la mondialisation et la professionnalisation du rugby n’en sont encore qu’à leurs débuts. Sans doute verra-t-on un jour de nouvelles nations accéder à l’élite du rugby : l’Argentine aujourd’hui, la Roumanie ou l’Italie demain. Mais, tandis que le Football est un sport très populaire dans presque tous les pays du monde (USA exceptés), la pratique populaire du rugby reste confinée à une douzaine de pays (cf. la Carte du rugby dans le monde). Tant que les enfants japonais, canadiens, américains, italiens, espagnols, polonais, russes, allemands… ne rejoindront pas en plus grand nombre les écoles de rugby, les marges de progression des nations périphériques resteront limitées.
Bibliographie
Branko Milanovic, économiste à la fondation Carnegie
Le foot, industrie sans frontières, Le Monde, 7 juillet 2006 :
Jean-Pierre Augustin
Le rugby : une culture monde territorialisée, revue Outre-terre
Données qui ont servi de base pour les calculs
¤ Sur le Rugby
Données sur la Coupe d’Europe des clubs
Données sur le championnat de France
¤ Sur le Football
Données sur la Coupe d’Europe des clubs
Données sur le championnat de France
UN TD possible :