François Jarraud
« J’enseigne depuis 22 ans et les élèves ont bien changé. Alors nous avons essayé de nous adapter. Jusqu’à ces deux dernières années où un nouveau principal est arrivé : depuis il n’est pas une semaine où un professeur est insulté, où il n’y ait de départ d’incendie.. J’ai 47 ans, j’aime mon métier, j’aime les élèves mais je ne crois pas pouvoir tenir encore très longtemps ». Ce message est emblématique du courrier important que nous avons reçu avant même d’avoir publié la moindre ligne de notre dossier sur la violence scolaire. En quelques mots il dépeint un triangle qui devient enfermant où s’affrontent des sentiments contradictoires, où les repères traditionnels s’effacent, sauf le triangle scolaire qui réunit les acteurs. Le succès de notre sondage (un millier de réponse en moins de 48 heures) est une autre illustration de cet intérêt.
Une question qui divise…
On comprend bien que la question de la violence scolaire fasse réfléchir les enseignants tout comme elle focalise l’attention des médias et suscite les déclarations des acteurs du monde éducatif. Il est plus surprenant de constater que les discours tenus tendent à le diviser. Opposition d’abord entre les enseignants, présentés en victimes, ce qu’ils sont parfois, et les élèves perçus comme menaçants, ce qu’ils peuvent aussi être parfois. Toutes les études statistiques établissent pourtant que les élèves sont les principales victimes de la violence scolaire. Et Bernard Defrance, dans un des articles du dossier, a beau jeu de révéler l’inflexion de la perspective : si un enseignant claque un élève, dans 90% des cas il ne se passe rien, à l’inverse… Là-dessus les discours sur les « sauvageons », les réactions qu’ils ont pu susciter, les déclarations sur l’exclusion d’abord des perturbateurs, puis des profs « inadaptables », la surenchère sur le sécuritaire, ont pu donner l’impression que deux camps s’affrontent dans le monde éducatif, les doux rêveurs idéalistes et les brutes sans coeur ni cervelle.
…ou qui réunit ?
Pourtant bien des signes montrent que cette division est plus factice que réelle. D’abord parce qu’il n’y a pas lieu d’opposer ordre et liberté. Ainsi B. Defrance nous rappelle qu’obéir est le contraire de se soumettre. Qui peut croire qu’on puisse éduquer sans poser de règles ? Qui peut penser que la violence scolaire va se dissoudre miraculeusement dans les règlements intérieurs ? En tous cas, pas le millier d’enseignants qui ont répondu à notre sondage, qui croient encore (à 83%) que l’école a des réponses à apporter, et qui veulent à la fois, des projets, de la parole et de la surveillance, du règlement. Non les enseignants ne baissent pas les bras !
Des questions occultées
Faut-il pour autant gommer le désarroi des enseignants ? Certes non, il est bien réel. Sans doute parce que le faux dualisme ordre / liberté brouille un peu l’horizon au point d’empêcher de poser des questions autrement dérangeantes. Nous avons en réalisant ce dossier touché du doigt trois tabous.
Tabou de la violence de l’institution. Les partenaires de l’école osent à peine l’évoquer en s’indignant de la façon dont les parents ou les jeunes sont parfois accueillis dans les établissements. Une responsable associative pose une question plus provocante : pourquoi l’école accepte-elle d’envoyer en collège, sans rien dire, des analphabètes alors « qu’ils ne le sont pas pour rien » ? Comment mesurer la souffrance de ces jeunes en échec qui ne posent pas de problème de discipline ? P. Meirieu fait allusion à cette violence, dans son article, quand il évoque une « autorité qui autorise » par opposition aux conflits d’autorité. Ce mot concentre tout une culture scolaire traditionnelle. Disons que les définitions que lui ont donné, dans notre sondage, les enseignants donnent à penser que la culture de l’institution peut évoluer et qu’autorité s’associe maintenant au respect.
Tabou ethnique. Cette dimension-là est rarement mise en avant. Pourtant elle existe bien. La violence scolaire vient des cités où se concentre une population « d’origine étrangère ». Des jeunes qui sont nés en France mais que la société française souvent n’a pas réussi à (ou n’a pas voulu ?) intégrer. C’est une situation qui se rappelle à nous de bien des manières aujourd’hui et sur laquelle il est possible d’agir. Il n’y a pas de fatalité au communautarisme.
Tabou social. François Dubet évoque, dans son article, l’arrivée des nouvelles couches sociales dans les établissements, par exemple en L.P. où elles ont remplacé l’ancienne aristocratie ouvrière. Et la difficulté de l’école à les intégrer au point qu’elles deviennent le lieu de la « construction de l’échec individuel ». Les misères économique et sociale se lisent dans les cités. Dans un article du dossier, une responsable associative évoque ces enfants totalement accaparés par les problèmes familiaux au point de ne pas être disponibles pour l’enseignement.
Alors finalement la violence scolaire est plutôt une question qui nous réunit. D’abord parce qu’elle fait évoluer les conceptions. Les enseignants savent que la solution scolaire réunit l’ordre et l’épanouissement dans l’instauration d’une autorité légitime à l’école. Ensuite parce que la société dans son ensemble a compris que nous sommes dans l’obligation, sous peine de « casse », d’affronter les vrais problèmes et de lever les tabous.