Serge Pouts-Lajus
Entretien avec Caroline Jouneau-Sion et Bastien Guerry
Bastien Guerry est thésard en sciences cognitives. Il étudie les notions d’autorité et d’authenticité en esthétique. Passionné en outre par la question des rapports entre les TIC et l’éducation, il est membre du groupe de réflexion Compas constitué de chercheurs venus de divers horizons et qui s’interrogent sur la contribution possible des sciences cognitives au domaine des TICE, notamment en délimitant et en analysant les compétences qu’elles sollicitent et mettent en œuvre. De la rencontre avec quelques membres des Clionautes – Caroline Jouneau-Sion, Caroline Tambareau et Christophe Dijoux – est née l’idée de WikiProf, un site ouvert à tous et visant à explorer ensemble les potentialités pédagogiques du Wiki.
Après plusieurs mois de pratique intensive impliquant des enseignants et des classes en nombre toujours croissant, cet article propose un premier bilan. Et d’abord, un rappel sur ce qu’est le Wiki.
Qu’est-ce qu’un Wiki ?
Un Wiki est un site Web dynamique dans lequel la procédure d’édition est facilitée au maximum : pas besoin de passer par une interface administrative, il suffit de cliquer sur un bouton « éditer » pour ouvrir un formulaire et modifier directement la page en cours. Chaque visiteur d’un Wiki peut donc, s’il le souhaite, publier une page et même intervenir sur celles déjà présentes sur le site. En principe, la publication peut se faire sans procédure de validation, et en particulier sans obligation pour le contributeur de s’identifier : dans la plupart des configurations, l’accès aux pages n’est protégé par aucun mot de passe, en lecture comme en écriture.
L’une des fonctions primordiales du Wiki est de permettre d’accéder à l’historique d’édition des pages. L’enregistrement de toutes les contributions permet ainsi de restaurer les contenus Wikis dans tous leurs états intermédiaires. Si, par exemple, un texte est supprimé par un visiteur malveillant, il est très facile de le « ressusciter » en restaurant la version immédiatement antérieure. Cette possibilité d’écrire des pages Web « à la volée » rend les Wikis très pratiques pour la création collective de documents. Le café pédagogique leur a déjà consacré plusieurs articles dont on trouvera les références à la fin de l’article.
Bien que récent, le Wiki n’est pas un phénomène marginal du Web. L’un des sites les plus visités du monde est en effet un Wiki. Il s’agit de la célèbre encyclopédie en ligne Wikipédia à laquelle tout usager du Web peut librement contribuer et qui a pris un essor extraordinaire au cours des deux dernières années au point de menacer l’existence même des encyclopédies produites et éditées selon les procédures habituelles.
Qu’est-ce qui conduit un chercheur en sciences cognitives à s’intéresser aux usages du Wiki dans le contexte scolaire ?
B.G. Les études de sciences cognitives favorisent les échanges entre ingénieurs, philosophes, biologistes, ergonomes, etc. Le dénominateur commun, c’est l’usage avancé que nous faisons des ordinateurs et d’internet. Sans que nous nous en rendions compte, le Web devient un espace de travail familier, nous devenons curieux des possibilités de nos machines. Ce qui fait qu’avec un peu d’esprit d’initiative, on finit par ouvrir des sites Web, des Blogs, des Wikis ; puis on croise des amis qui développent des outils qu’ils diffusent librement sur le Web, et nous testons, nous déboguons, nous contribuons… Pour les usages pédagogiques, l’idée ne me serait pas venue si Compas ne m’avait pas mis en contact avec les Clionautes. Mon hypothèse de départ est simple : les Wikis sont des outils par nature pédagogiques, davantage même que les Blogs, qui sont surtout des outils d’expression personnelle. Le Wiki est moins tourné vers les personnes. Il est donc plus adapté aux situations de classe et à la diversité des comportements que l’on y trouve. Le Wiki est aussi davantage centré sur le contenu que le Blog parce qu’il fonctionne par accumulation de contributions et réorganisation du contenu.
Pour montrer que les Wikis pouvaient être des outils très pédagogiques, il fallait simplement en mettre un à la disposition des enseignants tentés par l’expérience, sans hypothèse préalable quant aux types d’usages qu’ils pourraient en avoir. Que va-t-il se passer ? Qui va s’emparer du Wiki ? Et pour en faire quoi ? C’est, dès le départ, une expérimentation sociale plutôt que technique.
Habituellement, un Wiki se développe soit à partir d’un groupe préconstitué (par exemple, des programmeurs échangeant des connaissances sur un logiciel particulier), soit à partir d’un intérêt commun, lequel va ensuite rassembler les internautes (c’est le cas de Wikipédia). Ici, le projet est ouvert. Il n’y a pas de groupe constitué d’avance et le seul intérêt commun est d’échanger nos points de vue sur l’usage des Wikis pour l’élaboration de cours ou l’animation de classes. La seule chose commune, c’est l’enseignement, la pédagogie, des profs et des élèves. Ce qui est espéré, c’est que les profs et les élèves – mais peut-être aussi d’autres personnes – vont construire différents secteurs sur le Wiki. A partir de là, nous pourrons tenter d’observer la manière dont les secteurs du Wiki se sont construits et interpréter ces résultats.
Caroline, comment vous-même et vos collègues vous êtes-vous emparés de cet outil ?
C.J.S. Notre idée c’était d’utiliser le Wiki pour travailler à plusieurs, construire un cours, ou autre chose, ensemble. Un groupe s’y est essayé. Nous avons réfléchi sur le thème : comment apprendre une leçon. Nous avons décidé de rédiger une fiche pour les élèves. J’ai commencé en écrivant un premier jet, les autres ont ajouté des commentaires ; à la fin, l’un de nous a rédigé une synthèse. Le résultat est en ligne ici : http://www.wikiprof.net/tableau/MethodeLeconsEleves
Nous étions assez satisfaits ; ce travail peut être utile pour les profs ou les élèves qui iront le voir. Mais ce n’est pas là vraiment dans l’esprit du Wiki. Personne n’est directement intervenu sur ma première proposition pour l’enrichir. Les collègues ont préféré ajouter des commentaires. On est plutôt dans l’esprit d’un Blog ou d’une liste de diffusion. Et comme nous disposons déjà de tous ces outils, nous avons arrêté là et nous n’avons pas cherché à travailler sur d’autres sujets, même si ce type d’exercice est toujours possible.
Ensuite, nous avons essayé autre chose : prendre un article de Wikipédia, le copier /coller dans WikiProf et en discuter, l’amender. Mais ça n’a pas vraiment pris.
Les choses intéressantes se sont passées ailleurs et autrement que prévu : dans les classes, avec les élèves. L’idée de faire travailler des profs ensemble n’est pas abandonnée. Mais c’est, pour l’instant un secteur un peu délaissé du Wiki.
Finalement, une de vos idées de départ, faire travailler des profs ensemble, ne s’est pas concrétisée. Ce n’est pas un peu décevant ?
B.G. Non, ce n’est pas décevant. Notamment parce que cette idée de départ a toujours sa chance. Pour comprendre cela, il faut revenir sur la différence entre Blog et Wiki. Le Blog est inscrit dans une temporalité courte, celle de l’actualité : les commentaires doivent s’enchaîner rapidement, l’auteur du Blog a besoin de fidéliser ses visiteurs en les divertissant. Le Wiki ne fonctionne pas du tout de cette façon. On peut avoir des zones entières du Wiki laissées à l’abandon très longtemps, et ces zones peuvent soudain reprendre vie.
Le Wiki est cumulatif et progressif. Paradoxalement, la facilité d’édition des Wikis n’est pas mise au service de contenus « jetables »; elle permet au contraire de pérenniser les contenus pour lesquels un consensus aura surgi. Car dès qu’on écrit sur un Wiki, on veut que cela reste, et cela nous rend plus exigeants envers nous-mêmes. Ainsi, le fait que la production des contenus soit quasi immédiate est une incitation à devenir rédacteur. Le Wiki est donc un outil pour creuser une idée à plusieurs, un espace dont la temporalité est propice à la construction collective de connaissances. C’est pour moi le fondement de son intérêt pédagogique.
Le travail coopératif entre profs n’a pas encore donné de résultats tangibles sur WikiProf. C’est peut-être conjoncturel ; les enseignants n’ont pas l’habitude de préparer leurs cours ensemble. Peut-être également qu’ils auraient préféré travailler sans que la progression de leur travail soit lisible par tous ; ce serait alors le caractère public des pages qui poserait problème. Quand les profs auront compris comment restreindre l’accès en lecture des pages sur WikiProf, et quand il y aura assez de prof de chaque discipline pour qu’ils coordonnent leurs efforts, il se peut que cette activité reprenne, sans rompre avec l’esprit du Wiki.
Les professeurs ont donc travaillé avec leurs élèves ? Comment cela s’est-il passé ?
C.J.S. Caroline Tambareau s’est servie du Wiki avec ses élèves de 5e, pour un IDD sur le thème de la mémoire de l’esclavage. Elle a créé une page de consignes pour tout le monde et une page de travail pour chaque élève. Les élèves travaillaient au collège sur le Wiki pendant les heures d’IDD. Ca n’a pas posé de problème, les fonctions d’édition sont faciles. L’intérêt, c’est que la prof peut suivre leur travail en classe ou bien de chez elle. Elle intervient directement dans leurs pages – c’est du Wiki ! -, en gras ou en rouge, les conventions sont indiquées dans la page consigne. Les élèves peuvent aussi, s’ils le veulent, travailler chez eux. Certains l’ont fait pendant les vacances, ce qui était franchement inhabituel ! Par ailleurs, grâce au Wiki, les élèves absents ont pu suivre et rattraper facilement.
http://www.wikiprof.net/tableau/MemoiresEsclavage
Christophe Dijoux a utilisé en même temps son Blog personnel et le Wiki. Il a mis les consignes d’un devoir sur son Blog et les élèves ont rédigé sur le Wiki.
http://www.wikiprof.net/tableau/JplD
Dans le collège de Raismes où vous enseignez, vous travaillez avec vos élèves dans une classe pupitre, avec un ordinateur par élève. Vous avez, vous aussi utilisé WikiProf avec vos élèves.
C.J.S. Je l’ai fait pendant plus de 4 mois de façon régulière, pour des travaux sur documents. Les élèves devaient rédiger leur synthèse sur le Wiki. Ca s’est très bien passé. Les élèves sont habitués à travailler sur les ordinateurs, ils se sont appropriés WikiProf immédiatement.
Ce qui a été très intéressant, c’est que, comme les pages ne sont pas protégées, ils peuvent aller voir le travail du voisin. Je ne m’y attendais pas et ça m’a beaucoup surprise. Ils ne l’ont pas fait pour se moquer, pour copier ou pour écrire des bêtises sur la page des copains. Non, ils sont allés voir en priorité le travail des élèves réputés pour être les bons élèves. Ils avaient envie de voir de bonnes copies et, évidemment, de s’en inspirer. Je ne crois pas que c’est WikiProf qui a fait naître ce désir. C’est plutôt que, habituellement, consulter le travail des autres est soit interdit, soit impossible pour des raisons pratiques. La nouveauté, c’est donc de rendre la chose possible et même normale.
Qu’est-ce que vous retenez de cette première expérience ?
B.G. D’abord, qu’il ne suffit pas d’avoir une idée dans son coin pour faire les choses, il faut aussi des gens comme Caroline !
Plus généralement, je retiens en premier lieu l’idée qu’il est possible de mettre les enseignants et les élèves dans une situation d’apprentissage partagée : les enseignants s’approprient le Wiki, puis ils échangent entre eux pour mieux comprendre son fonctionnement, et ils apprennent ensuite tout cela aux élèves, tout en restant concentrés sur leurs discipline… c’est fou ! Imaginez que vous êtes pour la première fois aux commandes d’un avion dont le copilote a effectué son premier vol la veille et que votre mission commune consiste à compter les nuages. C’est ce que font tous les jours les élèves quand ils double-cliquent sur une page et rédigent leurs exercices d’histoire avec des profs qui les corrigent dans le Wiki.
Je retiens ensuite l’idée qu’on ne peut pas développer l’usage des TICE par des mesures massivement coercitives : il faut surtout s’assurer que les profs ont conscience qu’il existe des outils et des bonnes volontés pour leur apprendre à s’en servir. Dans le cas de WikiProf c’est très clair : il ne s’agit pas d’apporter une solution à des problèmes qui n’existent pas, mais de se payer le luxe d’essayer, d’explorer, de comprendre dans quelle situation pédagogique cela permet de mieux travailler avec les élèves, voire de prendre du plaisir à s’en servir pour enseigner !
Je retiens enfin que c’est toujours le prof et sa pédagogie qui priment sur l’outil, jamais le contraire.
C.J.S. Ce que je retiens d’abord, c’est l’interactivité prof-élève. L’échange autour du travail de l’élève : mes suggestions, mes corrections, le travail amélioré par accumulation. Tout ça n’est pas possible avec le papier. Du coup, la correction n’est plus seulement une sanction mais une intervention qui aide l’élève à améliorer son travail. C’est quand même pas mal.
Ensuite, le travail en groupe, sans que rien ne soit perdu. C’est aussi intéressant parce que toute intervention, même de la part des élèves les plus faibles, demeure. Je pense en particulier à l’un de mes élèves, dont je pourrais dire qu’il est considéré comme nul et qui s’éclate sur le Wiki. Certains, au début ne faisaient rien. Mais le voyant, lui, qui se bougeait, ils se sont sentis obligés, eux aussi, d’y aller. J’ai montré son travail à toute la classe. C’était étonnant…
Troisième chose intéressante, du moins pour le prof d’histoire-géo : le travail sur l’argumentation, c’est le plus difficile. Sur WikiProf, je ne barre jamais ce qu’a écrit l’élève. Je mets en couleur les idées, en gras les arguments. Je précise : il manque ici un exemple, là un argument. On mesure l’intérêt de la conservation des étapes, des demandes, des imperfections.
Une chose encore. En général, je déteste corriger les copies. Je pense que c’est parce j’ai l’impression que ça ne sert à rien. Là, c’est différent. Je n’y avais pas pensé au départ mais je le constate. Et ce n’est pas, je crois, l’attrait de la nouveauté. Il y a autre chose. La correction, telle que je la pratique sur WikiProf, intéresse les élèves. Pas seulement la note qui est en haut. Mais la correction elle-même, ce que je leur ai indiqué et qu’ils vont pouvoir exploiter pour améliorer leur travail et, au bout du compte, obtenir une meilleure note.
Liens
Le site de Wikiprof : http://www.wikiprof.net/
Le site du groupe Compas : http://iens-compas.org