Ce n’est pas d’aujourd’hui que l’on questionne le bien-fondé d’une quête du bonheur axée sur la consommation. Dans une lettre à Walpole, Mme du Deffand lui faisait part de « son très grand désir de quitter ce monde« , désir que lui inspirait « le vide que l’on trouve dans tous les objets dont on est environné« [1]. Vanité des biens de ce monde… Vanité des gens du monde…
A ce type de critique métaphysique, sont venues s’agréger, au fil du temps, la critique de l’hédonisme consumériste [2], la critique de la consommation de masse[3], et, plus récemment, la critique environnementaliste… D’orientations idéologiquement très diverses, ces détracteurs de la croissance et de la société de consommation ont ouvert la voie à la critique post-matérialiste.
Celle-ci déplore que l’homme moderne perde sa vie à la gagner, quand il pourrait satisfaire ses besoins matériels à peu de frais. A l’en croire, le « problème économique » serait quasiment résolu, et le problème de l’humanité serait désormais le suivant : comment occuper nos loisirs pour faire que la vie soit « agréable, sage et bonne[4] « ? Une question que se posait déjà Keynes en 1930 (pendant la grande dépression !), John Stuart Mill en 1858, Adam Smith en 1759… et l’on pourrait remonter ainsi jusqu’à la Bible et aux philosophes grecs !
Le fait nouveau est que ces manières de voir peuvent dorénavant invoquer l’appui de la science. Depuis une dizaine d’années, s’est développée toute une littérature, aux confins de la psychologie et de la socio-économie, visant à démontrer que, dans nos sociétés occidentales au moins, la croissance ne fait plus le bonheur.
De là à renoncer à la croissance… Le pas vient d’être franchi par un nouveau journal, dont le titre est à lui seul tout un programme – La décroissance, « le journal de la joie de vivre » –, et dont le mot d’ordre nous donne un avant-goût du paradis post-matérialiste : « vivre moins mais vivre mieux, avec moins de biens mais plus de liens »…
Mais avant de renoncer à la croissance, mieux vaut s’assurer du diagnostic. Quand on nous dit que la croissance ne fait plus le bonheur, faut-il le croire ?
è La croissance ne fait pas le bonheur… mais elle y contribue. Dans ce dossier (9 pages Word), on commence par poser le problème en montrant l’absence de relation apparente entre bonheur et croissance, puis on cherche à l’expliquer en mobilisant les théories de l’adaptation (habituation), du revenu relatif (l’interdépendance des utilités) et de la société post-matérialiste.
è Questionnaire (Word)
è Pour en savoir plus : cf. L’Antisophiste, not. les billets sur L’Argent et le bonheur, et ces deux suppléments de la revue IDEES consacrés aux limites des enquêtes de satisfaction (pdf) et à la politique du bonheur : Back to Bentham: le principe d’utilité et la croissance (pdf).
[1] Cité in Albert Hirschman : Bonheur privé, action publique, Fayard 1982.
[2] Bien résumée par Thomas Carlyle qui écrit dans Midas (1843) : Nous avons de somptueux ornements pour nos existences, mais nous avons oublié de vivre au milieu de ce luxe. Beaucoup d’hommes mangent des mets plus délicats, boivent des breuvages plus coûteux, mais au fond d’eux-mêmes, … sont-ils devenus meilleurs, plus beaux, plus forts, plus courageux ? Sont-ils mêmes, comme ils disent, « plus heureux » ?
[3] Aux commencements de la révolution industrielle, Flaubert s’insurgeait : « La médiocrité s’infiltre partout, les pierres même deviennent bêtes, et les grandes routes sont stupides. Dussions-nous y périr (et nous y périrons, n’importe), il faut par tous les moyens possibles faire barre au flot de merde qui nous envahit. Elançons-nous dans l’idéal, puisque nous n’avons pas le moyen de loger dans le marbre et dans la pourpre, d’avoir des divans en plumes de colibris, des tapis en peau de cygne, des fauteuils d’ébène, des parquets d’écaille, des candélabres d’or massif, ou bien des lampes creusées dans l’émeraude. Gueulons donc contre les gants de bourre de soie, contre les fauteuils de bureau, contre le mackintosh, contre les caléfacteurs économiques, contre les fausses étoffes, contre le faux luxe, contre le faux orgueil ! L’industrialisme a développé le laid dans des proportions gigantesques ! ». Lettres à Louise Collet, 29 janvier 1854.
[4] Perspectives économiques pour nos petits-enfants (1930), in Essais sur la monnaie, Petite Bibliothèque Payot.