Roland Goigoux
Preuve est faite désormais : l’excellence en mathématiques n’est en rien un gage de rigueur intellectuelle. Cette assertion, qui relevait jusqu’à présent de la seule intuition, vient d’être scientifiquement établie par sept éminents mathématiciens, membres de l’Académie des Sciences, dont trois médaillés Fields, le « Nobel » des mathématiques (cf. Le Monde du 9 février). Publiée dans un récent cahier de la Fondation pour l’innovation politique 1, un club de réflexion de l’UMP, leur démonstration sur l’apprentissage de la lecture touche au sublime. Elle repose sur une méthodologie d’investigation originale qui méritera à l’avenir d’être citée en exemple dans la formation des jeunes chercheurs : le ragot sauce Nobel. La sincérité et le courage des académiciens forcent le respect : bien qu’ils n’aient « aucune compétence particulière dans ce domaine », ils n’hésitent pas à se faire « l’écho de nombreux témoignages » pour alerter la nation toute entière. Guidés par la nostalgie des méthodes syllabiques de leur enfance, ils dénoncent la nocivité de toutes les autres pratiques d’enseignement de la lecture, bien qu’ils soient incapables de les décrire ou de les définir. S’ils ne conduisent pas d’enquêtes chiffrées et s’avouent incapables de « procéder à une analyse globale du système éducatif français », les sept compères ne rechignent pas à « discuter avec des professeurs » voire à recueillir « des témoignages de parents qui n’ont plus confiance en l’école publique » pour « constater autour d’eux » que leurs idées sont partagées par leurs amis et leurs familles. En bons mathématiciens, ils se défient des « statistiques brutes » produites par les services ministériels ou les chercheurs en éducation : ces statistiques n’ont que « très peu de valeur, sinon aucune » précisent-ils, surtout lorsqu’elles conduisent à des conclusions divergentes des leurs. Non contents d’écouter les propos de leurs voisins de palier, les sept érudits ont également entrepris de lire un ouvrage sur la lecture : ils ont habilement choisi le pamphlet « d’un maître rebelle » n’ayant jamais enseigné au cours préparatoire, méconnaissant et méprisant les pratiques de la majorité de ses collègues, et dont l’ignorance a été dévoilée lors d’un débat organisé par Le Monde de l’éducation 2. Ils évoquent aussi des « experts » qui partagent leur opinion, mais sans jamais citer de noms, faute de savoir s’ils existent vraiment ; leur bibliographie ne comporte d’ailleurs aucune référence scientifique. Aucune trace, par exemple, des synthèses des recherches sur l’apprentissage de la lecture réalisées en 2003 par vingt experts internationaux sélectionnés par le ministère de la Recherche3. Il faut dire que ces chercheurs, en total désaccord avec leurs affirmations, étaient des linguistes, des littéraires, des psychologues, des historiens, des sociologues et des didacticiens, pas des mathématiciens. Alternant mensonges (les maîtres qui emploient des méthodes syllabiques « s’exposent à des sanctions ») et ignorances (par exemple du contenu des programmes de l’école primaire dans le domaine de la littérature), leur raisonnement atteint le comble de l’incohérence lorsque, quelques paragraphes après avoir revendiqué « une liberté pédagogique » totale pour les enseignants, les sept idéologues exigent que « les méthodes semi-globales soient bannies des manuels scolaires au profit de la méthode syllabique » ! Preuve est faite : on peut être Nobel dans son laboratoire et monsieur Tout le monde au café du commerce lorsqu’on abuse de sa notoriété pour disserter sur des sujets qu’on n’a pas étudiés. Ou lorsqu’on tente de masquer son idéologie sous les oripeaux de la science ! Cette idéologie qui ne dit pas son nom transparaît cependant dans les principales propositions adressées aux responsables politiques : exiger que les programmes nationaux ne s’imposent plus à tous les élèves, revendiquer des établissements d’excellence bénéficiant de statuts dérogatoires et faciliter une sélection précoce et généralisée. Pour recruter les futurs prix Nobel dont la France s’enorgueillira ?
Roland Goigoux — Professeur des universités
1 http://www.fondapol.org/projet-enseignement.jsp
2 « Fracture sur la lecture ». Débat entre Marc Le Bris et Roland Goigoux dans Le monde de l’éducation, n°330, 2004.
3 http://www.bienlire.education.fr/01-actualite/c-En-parle06.asp
Page publiée le 16-03-2005
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