Rémi Brissiaud
Le débat sur l’enseignement des mathématiques à l’école : la situation à la rentrée 2006 En cette rentrée de septembre 2006, à la radio comme à la télévision, le procès de l’école a pris une ampleur inégalée. Pour créer l’événement, certains médias ont évidemment fait la part belle aux promoteurs du retour aux programmes et aux méthodes pédagogiques d’antan. Nos collègues qui, dans ces émissions, ont tenté de défendre l’école se sont souvent trouvés en grande difficulté. Lorsqu’on ne souhaite pas opposer au simplisme du » C’était mieux avant « , une défense béate de l’école d’aujourd’hui, il est en effet très difficile dans ce genre de médias d’apporter une contradiction avisée aux pourfendeurs de l’école. Anticiper les instrumentalisations politiques des résultats de la recherche scientifiqueLe débat sur la lecture qui a débuté en janvier 2006 a connu un tournant début mars avec la prise de position de 18 chercheurs(2) en faveur d’une pédagogie de la lecture qui, telle qu’ils la décrivaient, apparaissait » équilibrée » (l’importance de l’écriture dans l’apprentissage de la lecture y était soulignée, les approches analytiques et synthétiques de la correspondance grapho-phonologique y étaient recommandées, les méthodes d’il y a 50 ans condamnées…). Pourtant, le texte de ces chercheurs comportait une formulation approximative, potentiellement dangereuse : il affirmait que les PE devraient enseigner de façon systématique le « déchiffrage » au niveau des relations graphèmes-phonèmes dès le début du CP. Les 4 opérations le plus tôt possible, c’est quand ?Dans l’interview qu’il a donnée au Figaro, le ministre dit : « Je compte modifier l’apprentissage du calcul et de la grammaire cette année : les programmes seront changés pour 2007. En sixième, de nombreux enfants sont atteints de dyscalculie et ont du mal avec les mathématiques, même s’ils sont moins nombreux à avoir des difficultés avec le calcul qu’avec la lecture. » Les formulations qu’il adopte, très générales, laissent penser qu’aucune décision n’a encore été prise. Il est donc encore temps d’argumenter. Quand devient-il possible d’enseigner les quatre opérations ? Automatismes et progrès en arithmétique élémentaireDans le magazine La Vie, Michel Delord répond ainsi à l’objection précédente : « Je veux bien croire que des élèves de CP se montrent inaptes à saisir tous les sens de la division. Mais ils peuvent déjà apprendre la technique, celle de la potence, et acquérir des automatismes. Ils comprendront mieux plus tard. Hier, les maîtres ne craignaient pas de dire : « C’est comme ça ! ». Pourquoi aujourd’hui, avoir peur d’enseigner ? « . Automatismes et significations des opérations L’expérience des maîtres et l’évolution des pratiques pédagogiques concernant la division Des critiques peu crédiblesDans l’ouvrage » Les programmes scolaires au piquet « , la partie concernant les programmes de mathématiques au primaire a été rédigée par Rudolf Bkouche qui, lui aussi, est mathématicien et membre du GRIP. Comme les lecteurs du Café l’ont noté, de nombreux chercheurs pensent que les programmes de 2002 sont perfectibles, mais la critique qu’en fait Bkouche, elle, n’est guère crédible, car il condamne avec véhémence un point de vue sans avoir préalablement tenté de le comprendre. Apprentissages précoces et école maternelleSur le site education.gouv.fr, on peut lire dans la rubrique consacrée au socle commun(13) : Disposer de la pluralité des points de vue En fait, la distinction entre connaissances procédurales et connaissances conceptuelles est au cœur du principal débat entre chercheurs. Deux ouvrages récents en attestent : d’une part celui que Pierre Barouillet et Valérie Camos ont coordonné et auquel se réfère le conférencier et d’autre part un ouvrage rédigé par Jacqueline Bideaud, Henri Lehalle et Bruno Vilette(16). Dans la conclusion de leur ouvrage, les premiers écrivent : » La première (des) conclusions est qu’il ne fait plus de doute aujourd’hui que les êtres humains disposent dès la naissance, ou très précocement, d’habiletés proto-numériques qui, quelle qu’en soit la nature, orientent le comportement des jeunes enfants dans les situations dont les aspects quantitatifs sont pertinents. Apparemment héritées de l’évolution et présentes chez d’autres espèces, ces capacités iraient au-delà d’un sens naturel et fondamental du nombre et de la quantité et incluraient une compréhension intuitive de l’arithmétique simple. Ces découvertes rendent aujourd’hui obsolète la conception piagetienne d’un jeune enfant prisonnier d’une pensée égocentrique ne lui permettant pas de comprendre ce qu’est le nombre et la centration exclusive sur la réussite aux tâches de conservation du nombre comme passage obligé vers une réelle mathématisation des situations. Il semble donc que les approches pédagogiques puissent trouver dans ces conceptions intuitives une base sur laquelle fonder les premiers apprentissages sans craindre de détourner par là les enfants d’une réelle compréhension du nombre, de l’arithmétique, et plus généralement des mathématiques. « Quel est le principal danger menaçant la pédagogie du nombre à l’école maternelle ? Des résultats expérimentaux trompeurs
Ces résultats apparaissent surprenants : doit-on prendre pour repère le fait que 19% des enfants de 3 ans et 47% des enfants de 4 ans savent dénombrer une collection de 7 objets ? Si c’est le cas, il devient effectivement raisonnable d’enseigner le dénombrement jusqu’à 5 ou 6 dès la petite section. Cependant le conférencier invite à utiliser ces chiffres avec prudence parce qu’ils sont anciens. En fait, comme les enfants n’ont sûrement pas régressé dans ce domaine, on comprend mal cette mise en garde.
De plus, dans ce genre d’écrit, aux Etats-Unis, 3 ans signifie » dans sa 3e année « , c’est-à-dire entre 3 ans 1 mois et 3 ans 11 mois(24). Précocité, automatisation, conceptualisation et socle communLorsque le principal » théoricien » du GRIP, Michel Delord, dit : » Je veux bien croire que des élèves de CP se montrent inaptes à saisir tous les sens de la division. Mais ils peuvent déjà apprendre la technique, celle de la potence, et acquérir des automatismes. Ils comprendront mieux plus tard. Hier, les maîtres ne craignaient pas de dire : « C’est comme ça ! » « , il défend l’idée que l’automatisation, dans un premier temps, pourrait se passer de la compréhension (ou, en parlant comme les psychologues, de la conceptualisation).
– Prôner l’introduction des symboles arithmétiques dans des situations variées plutôt que dans les situations typiques auxquelles ils sont rattachés. Mais c’est peut-être concernant les apprentissages numériques à l’école maternelle que la situation présente est la plus inquiétante. En effet, c’est vraisemblablement à ce niveau de la scolarité, que les difficultés graves et durables en mathématiques trouvent leur origine. Or, cela fait déjà quelque temps que le souci de la précocité de l’automatisation conduit à des pratiques pédagogiques contestables. Ce n’est pas sous l’influence du GRIP, mais sous celle de théories innéistes que l’automatisation est apparue urgente à divers pédagogues. Lorsqu’on retient seulement des travaux des psychologues que : « L’acquisition de la chaîne numérique verbale et son usage dans les processus de quantification est déterminante (…).« , que : « Ces habiletés verbales constituent en réalité les éléments à partir desquels s’édifient les acquisitions ultérieures…« , il est clair qu’on est fortement tenté d’installer précocement des » compétences techniques » liées à la comptine verbale.
Pour conclure, peut-être faut-il être abrupt : ce qui est demandé au futur » groupe d’experts » relève d’une mission impossible. Sauf à être d’une mauvaise foi accomplie, les personnes sollicitées ne pourront que prendre conscience qu’elles sont otages de débats politiques, épistémologiques, scientifiques et pédagogiques qui les dépassent largement. Si la lutte contre l’échec scolaire est bien l’objectif recherché, la méthode choisie n’est pas la bonne : dans un domaine, l’enseignement des mathématiques à l’école, qui n’a fait l’objet d’aucun débat ces dernières années, c’est du temps de ce débat dont nous avons besoin et non de la rédaction précipitée d’aménagements aux programmes actuels. Herblay, septembre 2006
Sommaire du dossier :
Les PDF On se reportera aussi aux contributions déjà parues à : Dossier coordonné par Patrick Picard |
|||||||||||||