Jacques Bernardin Toujours soucieux d’explorer en détail comment les théories peuvent aider les enseignants chargés d’organiser l’apprentissage, Jacques Bernardin, auteur de Comment les enfants entrent dans la culture écrite (Retz), présente comment il propose de mettre en œuvre les principes vygotskiens au Cycle II, notamment dans les activités de lecture-écriture ou la construction des shémas techniques.
Jusqu’où transposer Vigotsky pour l’Enseignement ? Léontiev a développé le concept d’« activité », où se croisent mobiles d’apprendre, sens personnel et signification sociale des apprentissages. Sans motifs cognitifs, sans « consistance au problème », pas d’activité. Le processus de mobilisation peut surgir du but conceptuel, au-delà de l’effet d’accroche de la tâche scolaire.
Activité, buts et mobiles
À quelles caractéristiques la situation d’apprentissage doit-elle répondre ? Pour Vygotski, « c’est seulement lors de l’émergence d’un besoin déterminé (…), seulement dans le processus d’une activité appropriée à une fin, douée de sens, orientée vers un but déterminé à atteindre ou la solution d’un problème donné, que peut apparaître et prendre forme le concept ». C’est dire l’importance de l’activité, de la finalité qui la légitime, du questionnement qu’elle doit enclencher, en phrase avec le concept visé. Situation qui intègre « le rôle essentiel joué par l’élément fonctionnel dans l’apparition du concept ». Mais cela suffit-il pour que tous les élèves se sentent également concernés ? Selon Léontiev, « l’exécution réussie de la tâche ne dépend pas seulement du contenu objectif de cette dernière, mais avant tout du motif qui incite l’enfant à agir, autrement dit, du sens que revêt pour lui son activité » . Pour ne prendre qu’un exemple, selon qu’une leçon est apprise par intérêt personnel pour le contenu ou pour ne viser qu’une bonne note au contrôle, l’apprentissage s’avère plus ou moins efficace et durable. Certes, bien des choses peuvent être apprises par répétition de routines ou « par cœur », dans une mémorisation faisant l’impasse sur la compréhension, mais « il ne peut y avoir d’assimilation réelle, et non pas formelle, des opérations de la pensée théorique que s’il existe des motifs proprement cognitifs ».
Comment impliquer les élèves ? De façon apparemment paradoxale, « pour donner plus de consistance au problème, il faut compliquer la situation », concevoir une activité nécessitant de s’assigner des buts d’ordre cognitif. Autrement dit, si l’intérêt peut être relancé avec une consigne qui réoriente, il peut aussi être suscité de l’intérieur, quand – après avoir éprouvé les limites de leurs réponses – les élèves identifient le but conceptuel au-delà de la tâche initiale. Pour élaborer l’activité, il est donc indispensable d’identifier le problème conceptuel qui en sera au cœur.
Le rôle de l’histoire des savoirs
L’enseignant doit donc procéder à une interrogation épistémologique préalable de chacun des objets d’apprentissage, pour retrouver le motif initial du savoir dans l’histoire de l’humanité. Pour que l’appropriation soit effective, il va falloir « réchauffer » les différentes couches sédimentaires de l’objet. Ainsi, les hypothèses sur le système écrit ou la numération positionnelle rejoignent Bachelard : la genèse des savoirs nous renseigne sur les difficultés que va rencontrer l’élève. A quels besoins ont-ils répondu ? Quels problèmes conceptuels se sont posés ? En quoi les outils gardent-ils trace de leur résolution ? Et quelles situations imaginer avec de jeunes élèves pour en optimiser l’appropriation ?
Prenons quelques exemples
Le système d’écriture : comment se faire comprendre par un interlocuteur absent sans risque de ne pas se faire comprendre ? Au départ idéographique, les systèmes deviennent phonologiques, puis alphabétiques. L’histoire se poursuit avec les marques lexicales, grammaticales, la ponctuation…
En classe, l’interrogation sur l’origine des systèmes d’écriture, la nécessité de classer les étiquettes-mots va amener de véritables révolutions : s’apercevant de l’impasse du classement thématique, les élèves se mobilisent sur « ça se ressemble », « ça commence comme », et parviennent progressivement au classement alphabétique, qui est une véritable rupture avec l’expérience concrète de l’élève. L’activité permet d’orienter les élèves sur des activités similaires de celles des Sumériens, il y a 5000 ans, classant d’abord par listes thématiques avant d’arriver au classement alphabétique. Inscrits dans la chaîne de l’histoire humaine, les élèves deviennent sensibles aux marques alphabétiques et morphologiques.
Dans le même ordre d’idée, l’apparition du graphique, du tableau, de l’objet technologique. Dans la consigne « dessine moi ton vélo », les élèves dessinent spontanément la selle, les roues, le guidon, mais ne représentent pas comment on peut articuler ce qui bouge et ce qui ne bouge pas (les axes, la chaîne, les pédales…). La confrontation met en lumière les incohérences et les manques, amenant les élèves à quitter l’expérience familière (point de vue fonctionnel attaché à l’usage) pour se centrer sur des caractéristiques essentielles du point de vue technique : la réflexion va ensuite se poursuivre sur le principe de la démultiplication, principe apparu, devenu problème. C’est la prise de conscience de ce qui différencie le dessin du schéma. Enfin, après une séance de classement de vélos de différentes époques (draisienne, grand Bi…) va permettre de prendre conscience des parallèles étonnants entre les « brouillons du passé » et les productions successives des élèves.
Classer, dessiner, schématiser, synthétiser, s’entendre sur des critères… C’est dans l’affrontement individuel et collectif aux termes pour le dire et le penser que s’opèrent les déplacements. Le langage à la fois révélateur et outil du cheminement conceptuel.
Pour que « d’imposé, il s’impose… »
Pour chaque être humain, chaque nouveau sujet présent un « caractère d’extériorité et de contrainte ». Comment faire, pour que « d’imposé », il « s’impose ». Pas facile pour l’enseignant : « rien de plus redoutable que la relation de connivence de l’expert vis-à-vis de son objet d’élection, amenant souvent les professeurs à ne pas comprendre qu’ils ne comprennent pas », écrivait G. Bachelard. Eclairer les zones difficiles, les obstacles en ayant jalonné la genèse : instruit de cette interrogation épistémologique, il est plus facile de les anticiper chez les élèves et d’en prévoir les dépassements. Chaque objet mérite une investigation spécifique : qu’est-ce qui mérite d’être mis en scène ? A travers les exemples, on perçoit la décentration à faire opérer par rapport à l’usage et l’appréhension familière : en matière de langage, de comptage ou d’objets de l’environnement, il s’agit de provoquer la mise à distance, la suspension du rapport pragmatique habituel, de changer d’orientation pour faire s’interroger sur des aspects formels afin d’accéder au secret des choses.
Croiser les cheminements intellectuels vécus dans la classe avec des éléments de l’histoire culturelle est toujours un moment fort. Outre la validation du résultat et la légitimation a posteriori des efforts pour y parvenir, à travers l’appropriation des objets culturels, le sentiment d’inscription dans la grande Histoire renforce puissamment les mobiles d’apprendre. Vivre le savoir comme aventure humaine, formule à entendre à la fois comme moyen et comme visée, c’est ce qui me semble caractériser une telle approche des savoirs.
Sommaire du dossier Édito : Vygotski, un outil pour penser la classe ? Prolégomènes… pour débuter ou pour aller plus loin Deux filons à s’approprier, pour ne pas oublier d’enseigner Comment faire du nouveau avec de l’ancien ? Un retour nécessaire sur la question du développement Regardons en même temps ce qui se passe dedans et ce qui se passe dehors… Approche socio-historique des premiers apprentissages Entre un historien et un antiquaire… Du contexte à la construction du sujet cognitif
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