L’Ecole au péril du libéralisme ?
André Robert brossait récemment un certain nombre d’éléments de la situation pour le Café.
Dès le milieu des années 1980, un groupe d’industriels européens (European Round Table) se réunit pour étudier les possibilités de pénétrer l’école, en privilégiant les nouvelles technologies. A la fin des années 1990, l’éducation devient l’un des domaines de discussion de l’OMC (Organisation mondiale du commerce) qui vise à faire de l’enseignement un service banalisé, et non plus un service public.
La synthèse 2001 des débats du très officiel Centre pour la Recherche et l’Innovation dans l’Enseignement, organisme dépendant de l’OCDE, formule six scénarii possibles de système éducatif pour l’avenir, sans trancher entre le possible et le souhaitable, mais alertant sur les choix politiques à assumer.
Les deux premiers scénarii font des projections à partir de données et de tendances existantes.
Le scénario 1 est fondé sur le maintien de systèmes solidement institutionnalisés opposant une résistance à tout changement radical mais remplissant d’importantes fonctions sociales qui dépassent largement les missions évidentes de l’apprentissage (prise en charge protégée de l’enfant, socialisation, tri sélection).
Le scénario 2 a pour point de départ une conception actuelle de l’école, mais devant l’insatisfaction des usagers renforce les mécanismes du marché et va jusqu’à imaginer un monde futur dans lequel cette conception serait beaucoup plus étendue qu’elle ne l’est aujourd’hui, avec des résultats à la fois positifs (développement de la formation tout au long de la vie, développement de l’expérimentation) et négatifs (renforcement des inégalités sociales et territoriales).
Deux scénarii de « re-scolarisation » décrivent le renforcement du processus de reconnaissance de l’école par l’opinion publique, son soutien et son autonomie.
Dans le scénario 3, cette évolution résulte des liens beaucoup plus puissants que l’école a instaurés avec les collectivités locales et du rôle pilote qu’elle joue dans le développement du capital social.
Dans le scénario 4, la plupart des écoles sont des « organisations apprenantes » souples, fortement centrées sur le savoir et dotées d’enseignants extrêmement motivés, organisés en réseaux, mobiles. L’école est alors largement financée par des investisseurs privés.
Enfin, deux scénarii de « dé-scolarisation » sous-entendent le démantèlement de nombreuses parties des institutions et des systèmes scolaires.
Dans le scénario 5, cette évolution est induite par l’édification à grande échelle de réseaux d’apprentissage non formels, que facilitent à la fois les TIC et un environnement porteur, la « société en réseau ». L’école se dématérialise favorisant un rapport au savoir individuel sous la houlette de groupes d’employeurs. Des inégalités très marquées peuvent apparaître entre ceux qui participent à la société en réseau et ceux qui n’y participent pas. Les fonctions sociales traditionnelles de l’école disparaissent.
Dans le scénario 6, le phénomène déclencheur est une crise aiguë du recrutement des enseignants, l’attrait pour le métier diminuant face à l’essor continu de postes très qualifiés mieux rémunérés dans toutes l’économie. Ce scénario pourrait connaître des issues très différentes : à une extrémité, un cercle vicieux de retranchement, de conflits, de déclin ; à l’autre une crise salutaire qui suppose l’intervention concertée des décideurs et entre les deux des crises plus ou moins importantes qui favorisent la désintégration de certaines parties des systèmes scolaires.
Se contentant de pointer les difficultés, les experts ne tranchent pas entre ces six scénarii. Si ils reconnaissent la nécessité d’éviter le scénario 6 de la désintégration, ils renvoient aux politiques les questions suivantes :
Les sociétés sont-elles prêtes à assumer une augmentation sensible de la dépense d’éducation prévue dans les scénarii 3 et 4 ?
Les sociétés sont-elles prêtes à assumer les inégalités sociales des scénarii 2 et 5 ?
Comment concevoir de nouveaux modèles de professionnalisme des enseignants susceptibles de les attirer et de leur permettre de s’investir personnellement dans l’efficacité des écoles conçues comme organisations apprenantes ?
La question des choix politiques (et donc démocratiques) à faire pour l’organisation des systèmes d’enseignement en Europe (et dans le monde) est donc, on le voit, loin d’être tranchée.
La décentralisation, cheval de Troie contre l’Etat régulateur ?
Nathalie Mons, de l’IREDU a étudié dans le détail les effets de la décentralisation des systèmes éducatifs dans le monde, avec une question précise : sont-ils plus inégalitaires ?
En effet, jusque là, le système éducatif français est un système centralisé, administratif et régalien qui assure ainsi l’application des principes républicains fondateurs de la société française actuelle. C’est à partir de 1980 que l’émergence de nouveaux savoirs en matière de modèles d’éducation (approches par compétences, pédagogie par objectifs) rencontrent les grandes questions politiques et économiques que se posent les « administrateurs de l’éducation », qu’ils regardent le système de l’intérieur pour l’améliorer, ou de l’extérieur pour en optimiser les coûts.
Dans le même temps, entre 1982 et 1986, se met en place la décentralisation d’un certain nombre de missions de l’Etat, dont le transfert aux conseils régionaux des lycées, et aux conseils généraux des collèges. Pour un certain nombre de dossiers (entretien, constructions, approvisionnement), les responsables d’établissement doivent apprendre ce que les directeurs d’école font depuis plus de 100 ans : composer avec les élus locaux.
Dans l’ensemble, les collectivités jouent le jeu avec des investissements importants dans les équipements (informatisation, documentation) sans pour autant être maîtresses des emplois qui vont avec. Progressivement, le poids de ces nouveaux acteurs grandit pour s’étendre aux filières d’enseignement professionnel. Ils imposent progressivement à l’Education Nationale une culture de la négociation locale qui ne va pas de soi (définition de la carte de la formation professionnelle, mais aussi poids de plus en plus grand dans les choix de carte scolaire).
Mais dès les années 80, la légitimation théorique du modèle décentralisé est controversée au nom de plusieurs motifs :
– risque de capture du pouvoir par des groupes d’intérêts,
– manque de compétences locales,
– risques d’accroissement des inégalités.
Pourtant, ce modèle se généralise dans les pays de l’OCDE, malgré des oppositions de styles selon les pays. Plusieurs voies de décentralisation sont explorées :
– certains systèmes gardent leurs structures fédérales (USA, Australie, Canada, Allemagne, soit 20% des pays de l’OCDE) dans lequel les pouvoirs locaux assument tous les pouvoirs. Mais on y remarque des processus de remise en cohérence nationale (imposer des standards de programmes et des examens nationaux) en même temps qu’ils accordent de plus larges compétences aux établissements scolaires.
– Certains optent pour une décentralisation minimale dans un contexte fortement centralisé (France, Corée, Japon, Luxembourg, un quart des pays de l’OCDE). Mais les collectivités locales interviennent largement dans les financements, en restant en périphérie du champ pédagogique. Ces pays cherchent à déconcentrer et à décentraliser.
– D’autres optent pour le modèle de la collaboration, dans un nouvel équilibre entre le centre et les acteurs locaux, qui restent encadrés. Des marges de manœuvre existent sur une part des programmes. Les collectivités peuvent recruter les enseignants, dans le cadre d’une régulation nationale (Un tiers des pays de l’OCDE : pays nordiques –Islande, Norvège, Danemark, Pologne…)
– Les états décentralisateurs volontaristes optent pour une rupture profonde en déléguant massivement au local (20% des pays de l’OCDE : Angleterre, Nouvelle-Zélande, Hongrie, Espagne), y compris dans les programmes et la gestion du personnel. L’autonomie de gestion est totale, le financement local, avec de grandes différences selon les régions. Cependant, les certifications restent nationales.
On voit donc que la France est dans un mouvement général, dans lequel elle a pris une orientation médiane. Mais quels sont les acteurs qui ont été bénéficiaires de cette nouvelle orientation décentralisatrice :
– collectivités locales
– administrations locales sous contrôle des organismes centraux.
– établissements scolaires
Selon la thèse de Nathalie Mons, observant les résultats des différents pays de l’OCDE, la variable « degré de décentralisation » n’est pas opérationnelle : les résultats des élèves ne sont pas corrélés avec le niveau ou l’intensité de décentralisation. Il faut aller voir de quelle manière la décentralisation a été mise en œuvre. Par contre, un avantage est visible (en particulier pour les meilleurs élèves) pour les systèmes qui ont accordé du pouvoir aux établissements scolaires. A contrario, le manque de régulation nationale augmente les inégalités scolaires et sociales : les systèmes décentralisés ont un net désavantage, quel que soit le type de décentralisation choisis.
L’organisation optimale, selon elle, semble donc celle qui conjugue un pouvoir central gardant certaines attributions (gestion des ressources humaines, définition des statuts, recrutement) et une part de responsabilité locale dans la déclinaison des objectifs et des programmes, l’autonomie scolaire étant préférable à la décentralisation politique, dans un financement mixte entre l’Etat et les collectivités locales. En des termes plus triviaux, il vaut mieux centrer l’activité d’un chef d’établissement sur l’organisation pédagogique que sur la gestion des budgets….
La réussite de tous, sans rire ?
Le risque d’une école libérale ?
Quelle formation, quel accompagnement pour les enseignants ?