La vie dans l’établissement, le service des enseignants
Les recherches internationales ont désormais bien montré l’importance conjuguée, dans le fonctionnement des établissements, du travail collectif des personnels et de l’impulsion à donner par l’équipe de direction.
La contraction semble devenir de plus en plus forte, entre le service des enseignants, défini essentiellement par un temps de cours à donner aux élèves, et la prise en charge collective de tous les aspects de la vie scolaire. Une des spécificités françaises est que dans le second degré, une équipe de personnels spécialisés, la « Vie scolaire », prend en charge un certain nombre de responsabilités concernant la discipline, la vie dans l’établissement, les activités péri-scolaires. De même, le chef d’établissement est généralement totalement déchargé de toute tâche d’enseignement.
Or, les études comparatives notamment conduites par E. Debarbieux, spécialiste de la question de la violence scolaire, estiment que le climat scolaire est nettement meilleur, à composition socio-économique comparable, lorsque la responsabilité de la gestion de la vie scolaire n’est pas délégué à une équipe spécialisée (à condition, évidemment, que le turn-over des enseignants ne rende pas, comme dans certains établissements de zone péri-urbaine, toute organisation impossible du fait de l’impossibilité de s’inscrire dans la durée…)
Mais les enseignants et leurs organisations représentatives font valoir le point de vue que le seul travail d’enseignement, de préparation des cours et de correction de copies, auquel s’ajoute les temps nécessaire aux conseils de classe ou à l’exercice de la responsabilité de professeur principal sont déjà largement supérieures à l’horaire légal de travail en France. S’ils ne nient pas l’importance d’autres tâches, ils réclament que leur service de cours soit réduit pour pouvoir prendre en charge, par exemple, le soutien scolaire.
Quelle organisation pour le soutien scolaire ?
S’il est bien une mesure qui est aujourd’hui réclamée par l’opinion, c’est bien la mise en place après les heures de cours d’un soutien scolaire assuré par les enseignants qui seraient rémunérés pour cela (79 % d’opinions favorables, selon l’IFOP, 2007). De plus, c’est le segment sur lequel se développe actuellement le plus l’offre « marchande » que sont prompts à dénoncer les opposants à la « dérive libérale » de l’Ecole. Refuser plus longtemps d’explorer les moyens de mettre en œuvre ce soutien individuel des élèves, en dehors des cours, devient donc de plus en plus intenable. Les candidats aux élections présidentielles l’ont d’ailleurs bien intégré, puisque tous l’avaient intégré, sous une forme ou une autre, dans leur programme électoral.
C’est donc une question sur laquelle chacun des « partenaires sociaux » de l’Education a intérêt a réfléchir rapidement, pour trouver les conditions d’une solution dans laquelle chacun puisse trouver ses intérêts : les enseignants par intérêt économique ou éthique, les pilotes de l’Education Nationale pour trouver les conditions d’une mobilisation efficace des enseignants autour des difficultés des élèves, les politiques pour répondre à une demande sociale des familles de plus en plus demandeuses d’être « débarrassées » de la contraintes des devoirs et des leçons, et enfin (et surtout ?) les élèves, dont on sait que la prise en charge des difficultés dès qu’elles apparaissent est une des conditions pour lutter contre les comportements scolaires contreproductifs, la démotivation, les effets de leadership négatifs, la violence…
Et la classe, l’enseignement : innover, innover toujours ?
L’innovation est sans arrêt invoquée comme une condition du changement, mais les évaluations des dispositifs innovants sont à ce jour minces, comme en témoigne Françoise Cros, peu suspecte de ne pas être favorable à cette perspective. « Nous ne pouvons pas dire si les résultats des sites expérimentaux sont meilleurs du fait des dispositifs eux-mêmes, ou du fait que les enseignants de ces établissements sont plus motivés ».
En tout cas, une chose paraît sûre : la motivation des enseignants est une composante essentielle de la réussite des élèves. Or, il est indéniable qu’une part significative des enseignants se sentent aujourd’hui seuls, isolés, en quête de reconnaissance et de sentiment d’efficacité. Le sentiment est souvent que les tâches à effectuer dans le cadre professionnel se multiplient : enseignement, travaux encadrés, relation aux parents, évaluation, aide aux élèves en difficulté… La baisse du pouvoir d’achat n’en n’est pas un des moindres avatars.
Le besoin de mobilité se fait réellement sentir : même si 3 enseignants sur 4 affirment déclaraient en 2002 souhaiter faire ce métier « jusqu’à la retraite » (Sofres/l’Etudiant), nombre d’enseignants aspirent, au bout d’une quinzaine d’années de service, à changer de travail, à trouver des « bouffées d’air » pour ne pas se sentir asphyxiés par la classe. Un ministre qui montrerait de la considération pour ses personnels en décidant de mesures concrètes en ce sens (renforcement du suivi personnel et de l’accueil, services sociaux (50 E par agent au MEN, 600 E au ministère des finances), validation des compétences acquises, formations…) serait sans doute plébiscité.
Individualiser, ou différencier ?
Depuis quelques années, une doxa a gagné la prescription institutionnelle, sans pour autant qu’elle s’appuie sur des travaux de recherche validés. Partant d’un constat inattaquable (les résultats des élèves sont hétérogènes), la hiérarchie demande donc régulièrement une « individualisation » des réponses d’enseignement. Depuis quelques années, on voit fleurir les demandes de « programmes personnalisés », sous des vocables divers, qui sont sensés régler les difficultés de l’élève. Sans doute ces dispositifs peuvent-ils avoir des effets, ne serait-ce que par la mobilisation qu’ils rendent nécessaire : réunions de groupes d’enseignants pour évoquer les difficultés des élèves, présence d’enseignants spécialisés ou de regards extérieurs, « contrat » passé avec la famille pour matérialiser l’engagement mutuel à réaliser. On aurait tort de ne voir dans ces « dispositifs » que des machines bureaucratiques. Mais ils contiennent cependant un paradoxe : ils rejettent sur l’extérieur de la classe la résolution du problème de l’élève, indiquant en creux que la difficulté scolaire n’a pas de rapport direct avec l’enseignement dispensé. On pourrait caricaturer la situation ainsi, du point de vue de l’enseignant : « j’ai fait mon cours avec conscience, cet élève n’a pas acquis ce qu’il devait acquérir, la compétence doit être « rattrapée » pour permettre à l’élève de « recoller au groupe ».
Or, cette conception, si elle est compréhensible du point de vue premier de l’enseignant, contredit les savoirs actuellement disponibles sur les difficultés d’apprentissage de nombreux élèves :
– d’une part, parce que nombre de recherches mettent en avant, pour expliquer les difficultés des élèves, une sorte de « malentendu » scolaire entre l’élève et l’enseignant. Pour prendre des exemples simples, l’enfant de maternelle qui prend tout son temps à s’appliquer à découper avec soin les bandes à remettre en ordre, quand la maîtresse sait que le découpage n’est qu’une activité secondaire avant la vraie tâche, qui lui permet de comprendre si l’élève a compris le texte. Ou encore l’enfant persuadé que pour apprendre, il faut être sage et écouter la maîtresse, quand la maîtresse pense au contraire (sans forcément le dire) que pour apprendre, il faut surtout essayer, se tromper, recommencer, tâtonner, comprendre ses erreurs, s’entraîner… Pour le dire dans une langue plus précise, citons Léontiev pour qui « l’exécution réussie de la tâche ne dépend pas seulement du contenu objectif de cette dernière, mais avant tout du motif qui incite l’enfant à agir, autrement dit, du sens que revêt pour lui son activité »
– d’autre part, parce que l’activité intellectuelle de l’enfant se construit, si on en croit les psychologues, dans une sorte de va-et-vient entre l’activité intellectuelle du groupe au sein duquel il apprend, à partir d’un problème pour lequel on va confronter les stratégies utilisées, permettant ainsi à chacun de comprendre les différentes procédures utilisables, et progressivement de les intégrer dans son intrapsychique. Or, si le moteur du développement, c’est la contradiction, le conflit, issu de la confrontation entre l’état interne et l’extérieur (l’apprenant ne perçoit le milieu en tant que tel, mais en construit une représentation), si l’enseignement doit apporter des éléments nouveaux, susceptibles d’entrer en conflit, mais pas trop, avec les connaissances du sujet, comment espérer que la situation de « remédiation », de rattrapage individuel puisse être un chemin fécond pour retrouver le chemin des apprentissages ? Evidemment, il existe dans le « métier d’élève » des tâches de répétition, d’entraînement qui peuvent tout à fait être contrôlées ou mises en œuvre avec un tuteur. Mais est-ce, pour 15% d’élèves les plus en délicatesses avec l’école, le cœur des difficultés scolaires ?
Prévenir, ou guérir ?
On se heurte là à une vraie question théorique autour des difficultés d’apprentissage. Jean Bernardin a inventé le mot de « re-médiation » (au sens de re-mettre au monde) pour lutter contre l’idée de remédiation : si un enfant à des difficultés en lecture ou en mathématiques, l’enseignant ne doit-il pas être accompagné pour travailler aux origines de cette difficulté (liées souvent à la difficulté de l’élève à changer son point de vue sur les objets étudiés, à effectuer les changements de registres, de discours, à faire le pas de côté pour savoir plus précisément ce qu’on est en train d’apprendre…) plutôt que de tenter une « médication » a posteriori pour tenter de récupérer les dégâts d’une situation d’apprentissage où les obstacles conceptuels n’ont pas été identifiés. Brissiaud évoque souvent l’incapacité, même pour des personnes qui ont passé avec succès les étapes scolaires, à construire précisément le lien entre la proportionnalité, fractions, écriture décimale… Combien d’élèves ont définitivement entériné qu’ils n’avaient rien à faire avec les mathématiques sous prétexte qu’au cours de la classe de quatrième, ils n’ont pas fait le pas théorique pour comprendre Thalès ou Pythagore ? Pourtant, ces connaissances ont une origine épistémologique qu’il suffirait sans doute de développer pour lever une grande partie des difficultés liées à ce « saut conceptuel » que doit faire l’élève de collège, comme l’Humanité a du le faire en son temps…
Mais il faut dire que l’époque actuelle n’est pas forcément propice à ce type d’entrée. Ne faudrait-il pas qu’on ose aborder de front le véritable combat idéologique qui a lieu autour de l’enfant aujourd’hui ? Le phénoménal développement des connaissances sur le fonctionnement du cerveau, avec l’appui des technologies d’imagerie numérique, renforce la prégnance des entrées neuro-scientifiques sur le développement. On a vu récemment resurgir un débat sur l’inné et l’acquis, la place grandissante de l’idée de « troubles » (entendez des dysfonctionnements cérébraux) qui entraînent des « dys »fonctionnements qui ne peuvent qu’être « traités ». La place grandissante de ce vocabulaire médical rend difficile la position de ceux qui se réclament d’un courant plus « éducatif », « développemental », dans lequel le groupe d’apprenants à une place importante, qui intègre les apports de la sociologie, de la psychologie sociale, des savoirs sur la motivation… S’il ne s’agit évidemment pas ici de nier l’intérêt scientifique de chacun des deux courants, force des de constater les dérives idéologiques, lorsqu’on entend des spécialistes de l’activité du cerveau expliquer doctement comment imposer une méthode de lecture ou « dépister » dès le plus jeune âge les enfants « à risque ».
Contrairement aux idées reçues, les grands débats éducatifs ne sont pas derrière nous. S’il ne s’agit évidemment de diaboliser aucun camps, au moins faut-il tout faire pour préserver le débat, l’expérimentation, les recherches sérieuses pour permettre aux « praticiens » que sont les enseignants une mise en œuvre concrète dans la classe.
L’élève ou le savoir, la quadrature du cercle ?
C’est un autre débat des plus idéologiques qui soit. N’ayons pas peur des raccourcis :
– à ma gauche, les libertaires, les adeptes de l’enfant au centre, les laxistes, les post-soixante-huitards, les responsables du tout-fout-le-camp : on n’apprend plus rien, on s’extase devant les borborygmes, on fabrique des crétins.
– à ma droite, les apôtres de la discipline (au deux sens du terme), du dressage de l’esprit, les tueurs d’enfance, les réactionnaires en blouse grise adeptes de l’ordre et de la tradition.
Il est vrai qu’en mettant « l’enfant au centre », la prescription de 1989 est ambiguë : s’agit-il, au nom de « l’égalité des chances » (concept que certains voudraient voir exclusivement dévolu à la Française des Jeux…) de modeler une école du « à chacun son rythme », « à chacun ses besoins », qui attirerait fatalement les plus démunis vers la ligne de pente « naturelle » vers laquelle ses « dons » le «prédisposent » ? Ce serait assurément un procès d’intention, s’écrieraient les tenants de la loi Jospin.
Et si on partait du postulat qu’à l’Ecole, ce ne sont ni les savoirs en eux-mêmes, ni les enfants qui devraient être rois, mais les « écoliers », c’est à dire des individus en train de construire leur rapport au savoir ? C’est le point de vue d’un éminent spécialiste de Vygotski, Bernard Schneuwly, qui dans un récent colloque confiait au Café l’urgente nécessité d’asseoir l’acte éducatif sur ces deux pieds : à la fois la perpective socio-scontructiviste (on n’apprend pas tout seul, on apprend dans un rapport au groupe et au monde) et la perspective historico-culturelle (on apprend des savoirs, et l’Ecole est là pour en construire les instuments). « L’utilisation strictement socio-contructiviste, tel qu’on le voit se développer dans les nouveaux plans d’études, à travers la référence aux compétences, ne doit pas laisser de côté l’essentiel de Vygotski : l’enseignement doit se penser à partir des contenus. La régulation des rapports avec l’élève, l’intérêt, les relations se font à travers les contenus, les œuvres, et pas l’inverse. Je suis d’accord avec Jacques Bernardin lorsqu’il dit que c’est l’activité de l’élève qui fait naître l’ intérêt, et pas l’intérêt qui fait naître l’activité ».
Peut-être faut-il accepter là une pierre dans le jardin de quelques pédagos… Et ainsi chercher à reconstruire ce qui fait l’unité du métier d’enseignant, qui ne saurait avoir quoi que ce soit à gagner dans une guerre stérile entre les partisans des « droits de l’enfant » contre ceux de la « prégnance des savoirs ».
La crise ? Quelle crise ?
La réussite de tous, sans rire ?
Le risque d’une école libérale ?
Quelle formation, quel accompagnement pour les enseignants ?