Peut-on affirmer sans rire vouloir la « réussite de tous » ?
Tous les enfants sont-ils « éduquables » ?….
François Dubet, sociologue, aime à caricaturer sa pensée dans la formule « Malheur aux vaincus ». Il demande à l’Ecole une introspection exigeante : dans les cinquante dernières années, a-t-on vraiment gagné de l’égalité ?
Si on prend comme seule référence le taux de bacheliers, c’est un triomphe. « Mais si je prends les différences entre les bacs, les mentions, les filières, je retrouve la sélection sociale. On a beaucoup investi d’argent dans l’école, on a beaucoup bousculé le système, mais on reste inégalitaire. D’ailleurs, les milieux populaires ne s’y trompent pas, lorsqu’ils cherchent à échapper aux filières déqualifiées ».
Pour lui, la sélection ne se fait plus en amont de l’école, mais au sein du système : à chaque niveau (fin de 3e, bac, choix des filières supérieures), 50% des enfants des classes populaires sont écrémés. En 6 sélections, on arrive à 6% des enfants des milieux populaires dans les filières nobles, contre 40% d’enfants d’enseignants.
« C’est donc DANS l’école que se fait la sélection la plus massive, en même temps qu’elle déclare vouloir intégrer. Je suis de ceux qui pensent que c’est l’origine d’une bonne part de la violence sociale qui s’exprime dans les établissements qui accueillent les enfants des classes sociales les plus en difficultés ».
Pour le sociologue, l’école ne peut donc plus s’en laver les mains, et considérer uniquement que le mal vient du dehors (la globalisation, le ministre, les parents…) sans admettre ses «maladies nosocomiales» : indépendamment des efforts de chacun à la place où il est, le système produit de la reproduction sociale. S’il ne saurait être question de nier les causes exogènes (les inégalités sociales), il faut accepter le verdict des nombreuses études qui mettent en évidence « l’effet-maître », « l’effet établissement », quand ce n’est pas « l’effet chef d’établissement ».
Il demande donc à l’Etat (et donc aux représentants de la nation) de prendre ses responsabilités, parce que les vaincus du système ne parlent pas. On convoque les parents, on leur renvoie leur faute. Il n’y a pas d’associations de parents d’élèves en échec, comme il y a des associations de parents dyslexiques ou de surdoués des maths…
Les négociations se passent à l’interne du système, entre enseignants et administration. Dans une société démocratique, la création de « corporations d’enseignants » renforce le poids des enseignants sur celui des usagers.
Tout le monde a donc une responsabilité, pouvoir politique compris, lorsqu’il ne dit pas un mot sur les enjeux de l’école, dans les programmes politiques comme dans les grands enjeux électoraux. Le Parlement passe une journée à vaguement discuter des grands objectifs de l’école, et concentre son activité sur ce qui est « médiatique ».
Baisse de niveau ?
Quand on entend le responsable Education de l’OCDE (qui n’est pas un élu…), le problème n’est pourtant pas la baisse de niveau :
« Ce constat est très répandu, dans de nombreux pays, tout simplement parce que nos enfants apprennent des choses différentes de ce que nous avons nous même appris à l’école, et que nos ambitions éducatives ne cessent d’augmenter. Si d’autres pays dépassent la France aujourd’hui, c’est principalement parce que ces pays ont connu un développement plus rapide ces dernières années, et non parce que les résultats en France ont baissé ».
Pour lui, « une des solutions est de donner plus d’autonomie aux établissements, en leur donnant une part d’initiative plus grande, dans tous les domaines. »
D’un autre point de vue, Agnès Van Zanten (Les politiques d’éducation. PUF 2004) va dans le même sens : « les évolutions du marché de l’emploi et la massification de l’enseignement secondaire ont produit une élévation générale des attentes parentales en matière de scolarisation, conduisant même à une revendication implicite ou explicite d’un droit à la réussite pour les enfants, dans toutes les catégories sociales »
En d’autres termes, au delà de la polémique sur le « niveau qui baisse », il faut prendre le point de vue dans l’autre sens : c’est l’exigence familiale et sociale envers l’Ecole qui monte. Devant la masse grandissante de ce qu’il faut savoir pour « réussir sa vie », comment cerner le « socle commun » de ce que nul ne doit ignorer, ces connaissances et compétences en deça desquels tout individu risque d’être « inadapté » au sortir de sa scolarité ?
Il suffit de regarder de près l’évolution du référentiel de compétences d’un CAP, pour constater une des difficultés majeures à laquelle est confronté le système scolaire au moment de l’orientation : pour l’enseignement professionnel et ses multiples sections, l’orientation « par défaut » souvent réalisée à la fin du collège ou de la seconde n’est pas opérationnelle. Comme en témoigne l’attitude plus que réservée des employeurs envers la tentative d’envoyer en apprentissage dès 14 ans les élèves les moins « scolaires », aucune filière professionnelle ne réclame de main d’œuvre déqualifiée…
Et le collège unique ?
Pour Darcos, c’est presque derrière nous. A France Inter le 31 mai, il s’élève contre l’hétérogénéité des classes : « Le collège unique a pratiquement disparu, il n’y a pas de question tabou, il faut accepter de diversifier les parcours en fonction des dispositions des élèves ». Foin des principes, il faut faire avec le réel !
Hervé Hamon, observateur averti et décrié, ose décocher un trait qui peut faire mal : « A l’extérieur, les enseignants se prononcent toujours pour le collège unique, mais en salle des profs, ils ne cessent de se plaindre des classes hétérogènes et reconnaissent que tous les élèves n’ont pas leur place au collège. » Qui pourrait témoigner ne l’avoir jamais entendu dans une salle des profs ?
Pourtant, Nathalie Mons, observant les résultats des différents systèmes éducatifs, rejoint les thèses d’un autre observateur averti, Marcel Crahay (L’Ecole peut-elle être juste et efficace ? (De Boeck) : « toute limitation de la scolarisation ou mise à part précoces de certains élèves, tout groupement par niveau ou filières distinctes (dans le cadre de la scolarité obligatoire), ou encore des phénomènes de ségrégation entre établissements tendent à accroître l’inégalité sociale des performances sans améliorer pour autant le niveau moyen ou même le niveau de l’élite ».
Par contre, dit Crahay, les pays qui réussissent se distinguent par leur capacité à permettre à toute la cohorte d’élèves de rester ensemble, tout en organisant très tôt les moyens d’intervenir rapidement sur toute difficulté scolaire. C’est bien cette question qui nous est posée : comment se donner les moyens pour intervenir efficacement sur la motivation et la performance scolaire de ces 15 à 20% d’élèves qui risquent d’être en difficultés à la fin de l’Ecole primaire ?
On sent bien qu’il est de la responsabilité collective d’une nation de réussir le passage de la massification à la démocratisation, de s’attaquer dès le primaire aux 15/20% qui résistent, qui n’apprennent pas… Mais ce que ne disent pas les études sur l’efficacité de la mixité scolaire et sociale, c’est la difficulté qu’elle engendre pour les enseignants eux-mêmes : la plus grande fatigabilité du métier, les compétences nouvelles qu’elles exigent de l’individu-enseignant, l’indispensable prise en charge collective de l’organisation de la vie scolaire… autant de compétences qui, pour les enseignants, ont un prix qu’ils ne sont pas forcément prêts à payer. Mais qui pourrait, à priori, les en blâmer ? Qui pourrait prétendre qu’ils n’ont aucune raison de se demander si, au sens propre du terme, le jeu en vaut la chandelle ?
La crise ? Quelle crise ?
La réussite de tous, sans rire ?
Le risque d’une école libérale ?
Quelle formation, quel accompagnement pour les enseignants ?