EVALUER L’ITINERAIRE, une phrase bizarre
Par François Muller
Parfois, notre vocabulaire propose des raccourcis surprenants, comme si toute personne dans un univers forcément simple, d’un même entendement comprenait « évaluer », « itinéraire » et ensemble « évaluer l’itinéraire ». Notre pratique langagière réduit involontairement en choséifiant, en abusant de métonymie. Attention donc à ne pas perdre le sens et sa direction dans un itinéraire touffus.
Lecture de carte : itinéraire, module, activité de l’élève D’abord, itinéraire : puisant largement dans le registre du voyage[1], la DESCO, relayant des recherches universitaires, s’est efforcée de diffuser le concept de parcours scolaire, de parcours individualisé[2], de parcours diversifié. En reconfigurant ce dispositif au cycle central du collège, la même idée préside : il s’agit de proposer aux élèves en formation des itinéraires variés, leur permettant de découvrir par des cheminements multiples et originaux, l’intérêt et la complexité des connaissances sur l’Homme et le Monde. En proposant quatre thèmes, pouvant être déclinés en plusieurs modules de manière à réserver la possibilité de choix à l’élève, le collège peut aménager plusieurs itinéraires pour des élèves d’un même cycle. Un itinéraire, c’est plutôt la succession organisée et souvent négociée de quatre modules de formation tout au long des deux années du cycle central, pas forcément la même pour tous. En changeant d’échelle, à l’image du cartographe, l’activité d’un élève dans un module n’est pas strictement identique à celle de ses pairs ; sujet différent sur un thème approchant, production différente sur un même sujet, participation individuelle à un projet collectif. On peut décliner la différenciation à volonté. Donc, trois niveaux sont à distinguer et à préciser lors de tout échange, car chacun d’eux relève d’un domaine d’évaluation et de compétences différent selon les cas:
Le complexe de l’origine Dans l’attente des textes réglementant l’évaluation finale en fin de 4ème, nous pouvons nous appuyer sur la tripartition donnée pour les TPE au lycée : une note sur 20, répartie entre l’appréciation de la démarche (carnet de bord), la prestation orale et la production du travail. Quelques obstacles importants en début de parcours jonchent l’itinéraire professionnel d’une équipe en collège ; et en la matière, deux attitudes possibles : soit il est possible de réduire l’obstacle, soit on ne peut faire autrement que de le contourner, pourvu qu’on retrouve sa route. Cerner d’abord la fonction de l’évaluation à conduire. La pratique montre beaucoup de confusion et/ou de flou dans les établissements. Chapitre classique, mais en matière de travail en équipe, il vaut mieux expliciter ses propres objectifs, dès le début.
Donc, il convient de se prémunir contre une dérive potentielle forte de faire coexister dans des mêmes moments, des mêmes situations une évaluation formative et une évaluation sommative. Le temps d’apprentissage, celui de la découverte, de l’expérimentation et des erreurs, de la découverte (comme « itinéraire de…) est un temps plus long. A tout évaluer tout de suite, l’élève n’est pas dupe ; et le professeur de dire : j’ai essayé et ça n’a pas marché. S’inscrire dans une évaluation formative exige donc une organisation plus collective de l’évaluation mais aussi un réflexion sur les modes d’évaluation à différer en fin de cycle (d’activité semestrielle pour les modules, d’apprentissages pour le dispositif global). Définir individuellement et collectivement la place des savoirs et des compétences dans les activités proposées. Le deuxième obstacle est l’objet même de l’évaluation, nous l’avons signalé plus haut : dispositif, module, travail de l’élève. Cette phase de détermination des objectifs du module est essentielle, car, contrairement à l’exercice individuel de l’enseignement dans sa classe, elle ne peut plus relever du pilotage automatique, pré-conscient de l’expert ès discipline ; elle interroge fortement le spécialiste sur sa compétence à communiquer à autrui le sens et les objectifs principaux de sa discipline. Elle renvoie de même à ses propres lacunes et routines professionnelles. C’est souvent ce premier travail auxquels se confrontent deux collègues de disciplines différentes : sur quoi allons-nous échanger ? ; le thème, une entrée par le contenu ou le projet est nettement plus facile d’accès que par les savoirs purs et les compétences. Le concept même de compétence pose problème, ; selon les disciplines, on passe allègrement du savoir-faire, de la capacité à la compétence, voire à la performance. Les équipes en établissement se trouvent confrontés à un véritable conflit épistémologique qui peut souvent les dépasser, car ils sont les témoins d’une évolution générale, mais pas encore généralement partagée à tous les niveaux de notre système éducatif ; et le conflit doit être réduit pragmatiquement, sous peine d’attentisme ou de dérives sévères : on évalue ce qu’on ne dit pas, on ne dit pas qu’on évalue. L’exemple de la prestation orale est significative : à quel moment l’élève aura eu le temps et les occasions suffisantes et nécessaires en fin des travaux, sous quelles modalités ? Une approche par compétences précise la place des savoirs, savants ou non, dans l’action: ils constituent des ressources, souvent déterminantes, pour identifier et résoudre des problèmes, préparer et prendre des décisions. Ils ne valent que s’ils sont disponibles au bon moment et parviennent à « entrer en phase » avec la situation (Perrenoud, 1997). C’est un moment important qui permet un réel ancrage dans les objectifs et contenus des programmes disciplinaires. En matière de compétence transversale, je renvoie à l’article de Raoul Pantanella dans les Cahiers pédagogiques[4]. Donc, on affiche dès le début ce qu’on évalue en fin de module et on précisera même avec les élèves comment on évalue leurs travaux.
Carnet de bord, cahier de projet : diversifier résolument les pratiques et les outils de l’évaluation formative Cette approche du travail par un support personnel mais partagé est déjà connu avec l’expérience des TPE au lycée. Il est transposable au collège, toutes proportions gardées : plus élaboré qu’un simple cahier de textes, il est un premier document réflexif pour l’élève, et un support de communication et d’entretien avec l’enseignant. Pas de modèle en la matière, même si certains éditeurs en proposent ; le meilleur sera celui qui participera du processus d’appropriation de la démarche par les deux parties. Une expérience très riche a été menée par exemple au collège Marx Dormoy (Paris, Goutte d’Or) où le carnet de l’élève prenait la forme d’un « cahier de projet [5]» à l’instar des chercheurs et de grands écrivains. Des formes très personnelles, mais visées périodiquement , brouillons, ratures, erreurs, mais consignation des démarches et validation régulière. Le domaine de l’évaluation formative reste le domaine de la créativité et de l’ingénierie pédagogique par excellence ; on y retrouve toutes sortes d’outils ad hoc, qui participent du même esprit, donner des repères, des indicateurs, des moyens à l’élève pour qu’il puisse au mieux conduire ses apprentissages, et dans un effet systémique, permettre à l’enseignant de prendre de l’information sur la progression de l’élève dans l’élaboration de compétences. Grille d’auto-évaluation, feuille de co-évaluation, tableau de seuils[6]. L’analyse de pratiques d’équipes a montré quelques défauts de jeunesse que l’on peut rapidement prévenir : d’abord un excès de formalisme et une ambition, louable, de l’exhaustivité si bien que l’élève se trouve confronté à une grille de deux pages à 60 cases à cocher avant de lancer sa manipulation de tubes à essai. D’autre part, un zèle poussé de l’équité à tout crin qui devrait faire que tout élève de module devrait avoir rempli toutes les cases. Enfin, l’antique routine professionnelle de ramener chaque critère à l’individu alors qu’il s’agit de travailler la collaboration inter-individuelle et la performance collective. Pour résoudre ces quelques dilemmes, on dispose de ressources abondantes[7]. J’en proposerai deux : une fiche-navette de performance orale et écrite en anglais construit par paliers (seuil, crédit, maîtrise) qui autorise son utilisateur à se fonder sur un jugement expert plutôt qu’à un barême. Une autre pratique s’incarne dans un moment de type « bilan de savoirs » que l’on retrouve plus formalisé dans les « arbres de connaissance » ou dans un mandala[8] : un peu à la manière du basket, élèves et professeurs font « temps mort » pour analyser ce qui est traité, les compétences travaillées, les acquis en terme de savoirs, un point tant individuel que collectif, une dimension importante car le collectif étaye une grande partie des apprentissages, par comparaison sociale[9]. André de Peretti livre toujours ce message humaniste : on apprend par, pour et avec les autres.
Et alors, on l’évalue quand, cet IDD ? Au bout d’un semestre. Un module et le travail de l’élève dans ce module s’évaluent après 10 semaines soit après 20 heures effectives (si le module dure 2 heures par semaine). Il s’agit clairement d’une phase certificative portant sur trois points : la conduite de la réflexion et de la démarche, la prestation orale et la production finale. Je reprends la pratique développée au collège Marx Dormoy où le cahier de projet fait l’objet d’un entretien final développé[10]. On peut compléter la panoplie en étayant sa pratique sur l’approche de type « portfolio »[11] déjà bien en cours chez nos cousins de Québec : un dossier évolutif rassemblant:
Si le binôme d’enseignants a bien explicité au départ les quelques modestes compétences visées et quelques éléments notionnels ressortant des deux disciplines concernées, en ayant eu le souci de très régulièrement pendant le module y revenir avec les élèves, le moment final est une simple passation que permet une approche compétence bien comprise : « un savoir agir reconnu » dit Guy Le Boterf, donc que tout enseignant peut reconnaître sans grave distorsion d’évaluation connu par ailleurs. Compte tenu du rythme semestriel, les équipes que nous suivons ont adopté la solution d’une feuille de compétences annexée au bulletin du deuxième trimestre (en février) et du troisième trimestre (en juin). De préférence la même feuille prenant la formule de la fiche-navette, illustrant la continuité de l’itinéraire de l’élève. N’empèche, le rapprochement de visu d’un carnet de notes « traditionnel » et d’une fiche-navette de type compétences déclenchera à court ou à moyen terme une nécessaire réflexion approfondie sur les modes d’évaluation et leur toute relative efficacité en matière de renseignements sur le niveau effectif atteint par l’élève. Il faut entendre un proviseur de lycée recevant de 20 collèges différents des dossiers d’entrée en seconde très disparates non tant dans la forme que dans les pratiques des évaluateurs. De nombreuses enquêtes, soit légères de type questionnaires, soit plus lourdes dans leur traitement, ont été menées auprès des élèves après deux sessions semestrielles par l’équipe des enseignants. Elles participent de la prise en compte du choix de l’élève, ici a posteriori. Outre les régulations classiques qu’elles apportent, leurs résultats sont de très utiles indicateurs d’évaluation d’un dispositif qui se construit pas à pas.[12] Les textes attendus préciseront les modalités, iront peut-être vers des propositions de barêmes., voire d’outils plus formels. Cela ne changera rien au processus engagé dans ce type de travail avec les élèves : un temps d’exposition suffisant à l’apprentissage et au développement de compétences pour l’élève, une situation d’expérimentation et de créativité pour des enseignants, une occasion d’investir son autonomie pédagogique pour l’établissement. Par François MULLER INNOVATIONS http://innovalo.scola.ac-paris.fr
____________________________________________ 1. Rapide recherche sur le méta-moteur de l’internet : Parcours donne en grande majorité » parcours de golf « , itinéraire renvoie soit à des itinéraires de type touristique, soit à des logiciels routiers.
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