Rémi Brissiaud est maître de conférences de Psychologie Cognitive à l’IUFM de Versailles, Equipe : « Compréhension Raisonnement et Acquisition de Connaissances », Laboratoire Paragraphe : http://paragraphe.univ-paris8.fr/crac/
Lorsqu’on lit un rapport d’Inspecteurs Généraux, on est face à un texte qu’il faut interpréter en ayant bien présent à l’esprit le statut de ceux qui l’ont rédigé. Considérons par exemple le rapport que l’Inspection Générale a élaboré en réponse à une demande du ministre, afin d’évaluer en début d’année scolaire le suivi de la « réforme » de mars 2006 de l’apprentissage de la lecture. On commence par y découvrir que les IEN « se sont engagés avec une grande détermination dans la mise en œuvre des programmes révisés« . Le rapport commence donc par renvoyer l’image d’une institution éducation nationale mobilisée dans la mise en œuvre de la » réforme « . Mais plus loin, vers la fin du rapport, les IG signalent » une certaine déstabilisation d’enseignants qui ne comptent pas parmi les moins performants et une difficulté des inspecteurs à expliquer des attentes institutionnelles que le traitement médiatique simplifie inévitablement « . Et là, ce même rapport renvoie l’image d’une institution déstabilisée par une » réforme » dont l’utilité était loin d’être évidente. On aura compris que le premier propos est plus confortable à tenir pour un IG que le second et qu’au total, ce rapport doit être considéré comme très sévère pour les initiatives du ministre. Un état des lieux réaliste Le rapport de l’Inspection Générale concernant l’enseignement des mathématiques au cycle 3 de l’école primaire a une construction voisine de celui sur la lecture. Il commence par souligner divers « éléments de satisfaction » : « le respect des horaires officiels, la stabilité du niveau de performance des élèves, la qualité de certaines démarches pédagogiques en conformité avec l’esprit des programmes « . Très vite cependant, le rapport attire l’attention sur » des signes inquiétants » et s’avère plutôt critique avec les pratiques pédagogiques des maîtres et avec les textes qui sont à l’origine de ces pratiques. Concernant la résolution de problèmes, par exemple, les IG se félicitent que l’enseignement des mathématiques à l’école privilégie la résolution de problèmes mais, à partir de l’observation de 120 séquences de mathématiques en classe, ils concluent que : « la notion même de problème apparaît aujourd’hui confuse et diluée » ; » de nombreuses séances qui visent à développer les capacités à chercher manquent de rigueur. Probablement trop complexes, elles se déroulent dans un certain désordre et ne permettent pas de conduire à une construction de connaissances solides. En outre, nombre de situations se révèlent sélectives : seuls, les élèves ayant l’habitude de ce type de réflexion en profitent pleinement. Certains problèmes sont donnés avec un objectif trop vague d’apprendre à chercher : «on joue à être mathématicien»: »« . Concernant les programmes, les IG commencent également par souligner « le travail de la Direction de l’enseignement scolaire (DESCO) qui a conduit à la production des documents d’application et d’accompagnement des programmes« . Ils précisent : « selon notre enquête, ces documents sont connus et appréciés par bon nombre de maîtres « . Mais ils soulignent ensuite que, dans ces documents, » certains points de programme sont développés avec une précision trop grande (notamment les séquences pédagogiques où il est dit ce que le maître « doit » faire et « ne doit » pas faire) alors que d’autres ne le sont pas du tout ou peu« . Mais que peut signifier la recommandation de tendre vers l’équilibre si on ne clarifie pas la logique qui présiderait à un tel équilibre ? Une conception triviale d’un éventuel rééquilibrage pourrait s’exprimer seulement en termes d’équilibre horaire, par exemple. Elle n’aurait que très peu de chance de conduire à une amélioration de la situation ; nous allons voir qu’elle pourrait même l’aggraver. En fait, pour éviter les interprétations simplistes des diverses recommandations de » rééquilibrage « , comme celles que ne manqueraient pas de faire les nostalgiques des Instructions Officielles de 1923, il conviendrait de mettre en avant une notion qui est malheureusement absente du rapport de l’Inspection Générale, celle de conceptualisation arithmétique. Une notion absente du rapport de l’IG : celle de conceptualisation Prenons l’exemple de l’automatisation de la connaissance des « résultats de tables d’opération« . L’étude des temps de réponse à une interrogation sur ces résultats met en évidence un curieux phénomène : en France, les sujets scolarisés donnent souvent un résultat du répertoire multiplicatif plus rapidement qu’un résultat équivalent du répertoire additif (avec des nombres de tailles équivalentes). Il s’avère ainsi que c’est le répertoire étudié pendant la plus longue période, celui de l’addition, qui semble le moins bien » automatisé » ! On perçoit d’emblée qu’un rééquilibrage en termes de volume horaire consacré à l’activité, aurait toutes les chances de ne servir à rien concernant l’addition : l’automatisation est loin de dépendre seulement du temps consacré à l’exercice. L’explication la plus probable de ce phénomène psychologique est que la mémorisation du répertoire additif dépend de façon cruciale de la conceptualisation des 20 premiers nombres et, donc, de la compréhension du dénombrement d’une collection : on peut pas mémoriser le répertoire additif à partir d’une compréhension insuffisante du dénombrement ! Autrement dit, les élèves en difficulté grave et durable dans leurs premiers apprentissages numériques ne mémorisent pas le répertoire additif élémentaire : en fin de scolarité primaire, ils n’ont aucune idée de combien peut faire 8 + 6 avant d’avoir sorti leurs doigts pour compter dessus. Plus généralement, ce sont des enfants qui ont surinvesti le comptage (et le » surcomptage « ) et ne disposent pas de stratégie alternative pour déterminer le résultat d’une addition. L’enseignant qui croirait que c’est en leur faisant ressasser les » tables d’addition » qu’il pourrait améliorer leur connaissance du répertoire additif de base, irait au-devant de grandes désillusions, et ne pourrait qu’accentuer le découragement de ces élèves. Lorsqu’on adopte le point de vue de la conceptualisation arithmétique, pour aider un élève à mémoriser les résultats d’addition, il convient avant tout de l’aider à comprendre le dénombrement. Cette idée est présentée de manière plus précise dans le texte intitulé : « Le débat sur l’enseignement des mathématiques : un point à la rentrée 2006 » ((2)). Résumons : si la recommandation d’aller vers plus d’automatisation de la connaissance des résultats élémentaires d’opérations arithmétiques restait aussi imprécise qu’elle l’est aujourd’hui, si l’on continuait à parler indifféremment de « tables d’addition » et de « tables de multiplication » comme si elles se mémorisaient de la même manière, tout appel à l’équilibre entre réflexion et automatisation risquerait de ne pas améliorer la situation, il pourrait même l’aggraver. Et l’on pourrait commenter de la même manière tous les « rééquilibrages » vers lesquels le texte des IG recommande de tendre. Celui entre le calcul mental et la résolution de problèmes par exemple. Ainsi, divers résultats expérimentaux montrent que le progrès en calcul mental est important non pas parce qu’il permet de » briller en société « , mais parce qu’il favorise le progrès en résolution de problèmes. Un responsable de la politique éducative de ce pays qui souhaiterait lutter contre l’échec scolaire devrait par exemple s’interroger sur le fait que les programmes du cycle 2 préconisent seulement d’enseigner le calcul d’une soustraction en » reculant » sur la suite des nombres. Cette assimilation, dans le calcul, de la soustraction à une quantité qui décroît est très dangereuse. Il est surprenant que les programmes, au cycle 2, ne préconisent pas d’enseigner le calcul d’une soustraction par complément alors que la conceptualisation de la soustraction nécessite d’accéder à un tel mode de calcul ; celui-ci, en effet, facilite la compréhension du fait que la soustraction est adaptée à la solution de problèmes de comparaison et de problèmes de recherche de la valeur d’un ajout. Or l’accès au calcul par complément dépend de manière cruciale de la scolarisation : lorsque qu’un maître ne cherche pas à convaincre ses élèves de l’équivalence entre le calcul d’une soustraction en avançant sur la file numérique mentale (par complément) et en reculant sur cette même file numérique, très peu d’élèves le découvrent précocement par eux-mêmes. Lorsqu’on a cela présent à l’esprit, une autre logique du rééquilibrage peut émerger, une logique différente de celle où l’on décide d’enlever d’un côté pour rajouter de l’autre. Ne conviendrait-il pas d’explorer cette autre logique de rééquilibrage où, en rajoutant d’un côté (enseigner des stratégies alternatives de calcul), on rajoute aussi de l’autre (on favorise la réussite en résolution de problèmes) ? Un texte dans l’« air du temps »: (l’accent mis sur la seule automatisation) En fait, dans leur rapport, le seul moment où les IG évoquent la conceptualisation arithmétique d’un point de vue psychologique, est le passage où ils décrivent succinctement la réforme de 1970. Et ils en parlent comme d’une problématique passée. Alors que le ministre a annoncé qu’il souhaitait ancrer la future réforme du calcul dans les travaux en neuropsychologie et en psychologie cognitive, il convient de rappeler fortement que les chercheurs relevant de ces disciplines ne défendent pas tous le même point de vue théorique. Certes, il y en a qui défendent l’idée que l’acquisition de l’arithmétique élémentaire dépend seulement du développement de compétences langagières et d’un » module » inné permettant d’accéder à une représentation analogique approximative du nombre (Cf. les travaux de Stanislas Dehaene (3). Et ceux-là rejettent l’ensemble de l’œuvre de Piaget. Mais de nombreux chercheurs, en France, à la suite de Piaget, de Jacqueline Bideaud, de Jean-François Richard et de Gérard Vergnaud, continuent de travailler dans une perspective où ils considèrent que la conceptualisation arithmétique se fonde dans l’élaboration de propriétés relatives aux actions d’énumération des collections. Dans leur conclusion d’un ouvrage récent (4), Jacqueline Bideaud, Henri Lehalle et Bruno Vilette, écrivaient : « Quelles que soient les critiques pertinentes ou fallacieuses formulées à son encontre, on ne peut ignorer – ou feindre d’ignorer – la contribution majeure (de Piaget et) de l’Ecole de Genève. Il paraît difficile d’étudier l’acquisition de la suite numérique et celle du calcul arithmétique sans prendre en compte conjointement le développement des relations logiques sous-jacentes : équivalence, transitivité, inclusion, etc. Les difficultés d’ordre conceptuel et non seulement d’ordre procédural, auxquelles sont confrontés les enfants dans l’acquisition du calcul et de la résolution de problèmes arithmétiques, témoignent du bien-fondé de l’approche piagétienne et de son actualité persistante au-delà des critiques. » « (Les) deux genèses – genèse du nombre dans l’histoire des hommes, genèse du nombre dans la théorie piagétienne – donnent des repères, lancent des signaux, des mises en garde. Elles nous ont prévenu et préviennent contre l’innéisme radical des « concepts », contre les interprétations qui outrepassent les faits, et contre la focalisation sur l’aspect procédural ou comportemental des conduites au détriment de la conceptualisation sous-jacente. » Le texte de l’Inspection Générale est bien dans l' »air du temps » : le rejet d’un constructivisme radical s’y accompagne d’un appel à l’ « automatisation ». Malheureusement, cette notion, comme d’autres qui ont partie liée avec elle, celle de » mémoire de travail « , par exemple, est largement débattue aujourd’hui en psychologie cognitive expérimentale. Et les personnes qui devraient utiliser ces notions avec la plus grande circonspection sont précisément les pédagogues. En effet, un défaut de » mémoire de travail « , par exemple, est souvent évoqué pour » expliquer » l’échec scolaire, mais l’inconvénient de cette notion théorique est qu’elle permet de clore l’analyse des causes et leur traitement pédagogique au sein de l’école. Il y a cinquante ans, on disait de tels élèves qu’ils manquent d’intelligence et cette affirmation permettait de ne plus se questionner sur d’autres causes éventuelles de l’échec ; serait-ce un progrès considérable si l’on affirmait aujourd’hui qu’ils ont une mémoire de travail défaillante ? Une analyse de l’échec scolaire en termes de défaut de conceptualisation offre bien d’autres perspectives pédagogiques. On ne peut donc que regretter que le texte de l’inspection générale n’aborde pas l’automatisation en relation avec la question de la conceptualisation arithmétique et laisse ainsi le champ libre à des visions simplistes de l’accès à l’automatisation. Rémi Brissaud
Page publiée le 27-11-2006 I. La réforme du calcul au primaire
II. le rapport de l’inspection générale : les réactions
|
|