Il y a, dans de nombreux débats contemporains portant sur la pédagogie, un postulat absolument ahurissant qui consiste à penser que les enseignants possédaient autrefois de bonnes méthodes pour apprendre à lire, écrire et compter, mais qu’ils se sont empressés de s’en débarrasser pour créer des chimères complexes, illogiques et finalement inefficaces. De plus, ils appliqueraient à la lettre et sur le champ la moindre théorie échappée des cerveaux tortueux des universitaires… La réalité est tout autre : ce ne sont ni les injonctions de la hiérarchie, ni les prétendus » diktats » de la recherche qui provoquent les évolutions pédagogiques, mais bien le sentiment du manque d’efficacité et de pertinence de certaines méthodes utilisées traditionnellement dans les classes. Drôle de profession qui, au sujet de l’apprentissage de la lecture, dans le même temps et par le même ministre, était accusée d’avoir suivi aveuglément les » pédagogistes » et était menacée de sanctions parce qu’elle semblait rétive au changement ! Ni moutons de Panurge, ni révolutionnaires enfermés dans leurs certitudes, les enseignants sont avant tout des professionnels, souvent déroutés par les difficultés et les échecs de leurs élèves, qui cherchent à améliorer concrètement la portée de leur action. C’est même un facteur déterminant de changement durable dans les pratiques enseignantes : on ne s’aventure vers le nouveau que si l’on estime que le jeu en vaut la chandelle, et l’on revient à ses positions antérieures si l’on ne perçoit pas le bénéfice du changement. C’est d’ailleurs pourquoi, faute d’accompagnement institutionnel, l’Observation Réfléchie de la Langue Française, tant décriée, tant caricaturée, et déjà (!) responsable de tous les maux, n’a été réellement mise en pratique que dans une minorité de classes. C’est également pourquoi, parmi les best-sellers dans la catégorie manuels de français en primaire, on trouve non pas des ouvrages radicaux ou novateurs, mais la collection » l’île aux mots « , présente depuis une dizaine d’années, dirigée par un certain … Bentolila ! Les programmes 2002 ont été conçus, me semble-t-il avec une certaine volonté d’efficacité pragmatique : ainsi, l’apprentissage de la grammaire à l’école élémentaire a comme objectif principal la résolution des problèmes orthographiques posés par la langue française : le système des accords dans le groupe nominal, la relation sujet verbe, et dans une moindre mesure le problème des homophones grammaticaux. Cette entrée a l’immense mérite de proposer une grammaire au service de l’écriture : oui, reconnaître un sujet, un verbe, un mot invariable, un nom, un adjectif, tout cela a une utilité concrète que l’élève peut comprendre : il s’agit de percevoir sur quels mots et dans quelles conditions les règles d’accord s’appliquent. C’est d’ailleurs des considérations orthographiques qui ont toujours donné à la grammaire la place qui est la sienne dans le système scolaire français. L’anglais, mis à part quelques rares homophones (comme : there / they’re / their ) pose très peu de problèmes d’orthographe grammaticale, puisque les accords sont perceptibles à l’oral. C’est également la raison pour laquelle la grammaire en tant que telle occupe une place extrêmement réduite dans les parcours scolaires anglo-saxons. Le rapport sur l’enseignement de la grammaire est en rupture avec cette visée clairement orthographique de la grammaire. A. Bentolila exprime avec force sa conviction que, sans grammaire, il n’y a pas de pensée articulée, cohérente. La maîtrise de la langue passerait donc par une maîtrise de la grammaire. Certes, le rôle central de l’école est bien de donner aux élèves les moyens de comprendre le monde et d’agir sur le monde ; une condition sine qua non d’y parvenir est évidemment la maîtrise de la langue. Sur cette question, l’accord est unanime. Pour autant, cela signifie-t-il qu’il existe un lien avéré entre une compétence spécifique de description ou d’analyse de la langue, et une réelle maîtrise de la langue en compréhension comme en production ? De quoi nos élèves, en particulier les plus fragiles, ont-ils besoin en priorité : d’une capacité à analyser les classes de mots et les fonctions grammaticales, ou d’un entraînement résolu à la production orale et écrite ? La grammaire analytique et descriptive » à la française » trouve son origine dans l’étude du latin et du grec. Dans ces langues, en effet, le système des déclinaisons rend indispensable l’analyse systématique des classes grammaticales et des fonctions. En français, la distinction entre les diverses classes de compléments, par exemple, semble beaucoup moins utile dans la mesure où une phrase comme » Pierre lance la balle à Paul » ne comporte aucune ambiguïté. Si le maquis terminologique peut être sans aucun doute normalisé (complément d’objet second, complément d’attribution, etc.), la question centrale, à mon sens, est de savoir en quoi cet étiquetage est utile à l’élève. Pour bon nombre d’enseignants, l’expérience en ce domaine tend à conclure à l’inefficacité des leçons de grammaire descriptive ou analytique : au mieux, elles assurent un savoir sur la grammaire elle-même (je sais repérer un complément d’attribution, par exemple, mais à quoi cela me sert-il ?) ; dans bien des cas, son enseignement ne permet aucun transfert sur les capacités à lire, à comprendre et à produire des textes. Les problèmes réels rencontrés par les élèves ne se situent pas à ce niveau, qui semble pourtant occulter tout le reste. Le problème n’est pas de » faire » de la grammaire, fut-ce d’une manière progressive et logique, ou de ne pas en faire. Certains élèves ont effectivement de graves difficultés à comprendre le français et à l’utiliser de manière normée, articulée, cohérente. Deux exemples illustreront ces difficultés : Certains parlent de démission des professeurs, qui face à de tels problèmes, baisseraient les bras. C’est un mauvais procès que l’on fait aux enseignants qui inlassablement rectifient, expliquent, commentent ce genre d’erreurs. Proposer la grammaire descriptive et analytique comme solution me paraît peu pertinent : les leçons de grammaire, tous les enseignants le savent, ont bien peu d’effet sur de telles difficultés qui sont ancrées dans la pratique courante d’un français oral s’écartant de la norme. Pour traiter ces difficultés avec quelque chance d’être efficace, il existe des activités et des techniques qui relèvent de la didactique du Français Langue Etrangère et qui ont peu à voir avoir les » leçons » de grammaire. Le postulat posé par A. Bentolila, consistant à établir une corrélation forte entre capacité à analyser la langue et capacité à l’utiliser, ne me semble fondé sur aucune étude connue. L’inverse, en revanche, est probablement vrai : un enfant, né dans un milieu où les échanges langagiers sont nombreux et de bonne qualité, où la lecture et le langage d’évocation sont favorisés, a toutes les chances de rentrer dans la logique de la grammaire dans de bonnes conditions. C’est ainsi, effectivement, qu’un lettré ne rencontre généralement aucune difficulté à distinguer le sens et l’usage des homophones grammaticaux. A. Bentolila peut bien écrire » Il conviendra d’éviter de présenter des ensembles d’homophones tels que « sont/son », « c’est/ces/ses » car cela introduit un doute orthographique là ou la grammaire n’en laisse planer aucun. « . Il méconnaît ce faisant que c’est pourtant l’un problèmes les plus cruciaux de l’orthographe – et donc de la grammaire – française ! Les recherches les plus récentes dans ce domaine ne concluent d’ailleurs pas toutes dans le même sens : si certaines préconisent effectivement une présentation séparée des homophones, d’autres recommandent leur traitement simultané pour développer les compétences stratégiques des élèves. Le débat sur la grammaire me semble engagé sur de mauvaises bases, et notamment à cause du traitement médiatique et politique d’une question éminemment complexe où les éclairages des didacticiens, des linguistes et des praticiens doivent pouvoir se croiser, se confronter et s’enrichir mutuellement. Les enseignants n’ont pas besoin d’une énième réforme. Ils ont avant tout besoin d’outils et de techniques de classe qui aident réellement les élèves à dépasser leurs difficultés langagières. Les propositions d’activités de » mise en scène » de la langue aux Cycles 1 et 2 sont, parmi d’autres, des pistes intéressantes. L’entrée orthographique pour explorer les relations grammaticales entre les mots et les groupes de mots est non seulement utile, mais indispensable à la maîtrise de l’écrit. En revanche, il me semble douteux qu’un enseignement fondé sur une conception descriptive et analytique de la grammaire, même remise au goût du jour, puisse apporter une amélioration significative des compétences langagières des élèves. Cette conception, calquée sur l’enseignement des langues mortes, s’applique mal au français. (Pour s’en convaincre, il suffit de tenter d’analyser ces quelques phrases : Elles sont fatiguées / elles sont en forme – Elles sont debout / elles sont assises. Nos connaissances en grammaire sont mises à rude épreuve ! ) » Ne pas mettre la charrue avant les bœufs « , pour reprendre l’expression d’A. Bentolila, cela signifie surtout mettre les élèves devant des problèmes grammaticaux et orthographiques dont ils peuvent s’emparer, et les aider à fixer peu à peu des procédures efficaces les aidant à se repérer dans le système complexe de la langue française. Antoine Fetet Page publiée le 03-12-2006
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