Vygotski ! Qui n’a pas déjà entendu au moins une fois le nom du psychologue russe, devenu tellement prisé dans les discours de formation qu’on n’en n’oublie parfois la lecture à la source… Alors, quand le Café a reçu l’invitation à un colloque de chercheurs spécialistes du grand homme, il a sauté sur l’occasion… D’abord, les voir en vrai, les Schneuwly, Bronckart, Rocheix et autres experts. Avec une petite arrière-pensée : ce qu’ils se disent entre eux, entre chercheurs, dans ces fameux colloques scientifiques, peut-il être entendable par les béotiens que nous sommes, chargés de faire apprendre, au quotidien, à des hordes « d’apprenants » parfois bien rétifs aux lumières du savoir ?
Après deux jours de communications intenses, au cours desquelles l’envoyé du Café a souvent dû faire appel à son dictionnaire, et une semaine de relecture de notes, nous tentons le défi : donner à lire (et à entendre) aux lecteurs du Café ce que nous avons pu attraper de la pensée des équipes de recherche.
Attention : ce que nous en écrivons n’a pas été relu par les auteurs, et ne saurait donc être la traduction exacte de ce qu’ils ont dit. Mais après tout, pour les prendre au pied de la lettre, c’est bien le moins : d’un discours savant, on ne saurait se faire qu’une « représentation », en fonction de notre propre « zone de développement proche » (ou « zone proximale de développement », selon les finesses des traductions…) Assumons donc, cette douce incertitude…
Dans les instances de formation, l’influence de Vygotski est réelle, mais souvent contestée. Elle est même parfois à l’origine de violentes polémiques entre tenants de différents courants pédagogiques : les accusations pleuvent, de mettre en péril l’avenir des élèves.
Pour tenter un raccourci simpliste, on ramène souvent la bataille à deux camps caricaturaux :
– les uns tenant de « l’élève au centre, pour qui l’apprentissage ne se déconnecte pas des relations sociales, du travail par groupe, de la liberté de l’individu, voire de la spontanéité…
– les autres, défenseurs des « savoirs », pour qui l’École est d’abord discipline (aux deux sens du terme), répétition, effort, traitement de l’information, dans l’espoir d’arriver ultérieurement à « sortir de soi » par la maîtrise des différentes grammaires disciplinaires…
Dans ce contexte, et en fonction de l’influence idéologique dominante, ces dernières années ont vu se développer deux types de critiques sur l’École et les instances de formation, qui paradoxalement se rejoignent parfois :
– une critique du laxisme post-soixante-huitard, rendue plus forte par l’arrivée en force des neurosciences (voir l’analyse de Jacques Fijalkow).
– une critique « anti-libérale » pour qui le développement des thématiques autour des pédagogies centrées sur l’Enfant, l’évaluation ou de l’enseignement par « compétences » ne seraient que la dérive libérale par laquelle les orientations internationales (Processus de Nice, de Lisbonne…) souhaiteraient remettre en cause le cadre national de l’École pour mieux l’ouvrir à la concurrence. Ils reprochent donc, en quelque sorte, aux « pédagogistes » de n’être que les otages des libéraux…
Plusieurs intervenants du colloque d’Albi ont évoqué en filigrane cette question, notamment Bernard Schneuwly, qui a insisté sur l’impérieuse nécessité de tenir les deux « filons » de la pensée de Vygotski : si le « socio-constructivisme », issu du courant anglo-saxon, s’intéresse aux relations, au contexte, aux compétences, le courant « historico-culturel » se centre sur l’acte d’enseignement, l’indispensable rapport aux savoirs et aux disciplines comme moyen de penser progressivement le monde. « La régulation des rapports avec l’élève, l’intérêt, les relations se font à travers les contenus, les œuvres, et pas l’inverse. C’est l’activité de l’élève qui fait naître l’intérêt, et pas l’intérêt qui fait naître l’activité ».
Et c’est sans doute une des principales leçons qu’on peut dégager à la lecture des différentes interventions des chercheurs : pour être efficace, l’École ne doit pas se laisser enfermer dans deux positions extrêmes qui la menacent. Elle ne saurait être efficace sans asseoir fondamentalement sa réflexion sur l’histoire des savoirs, progressivement construits par l’Humanité pour résoudre les problèmes qui se posaient à elle. C’est notamment le point de vue de Jacques Bernardin. Elle ne doit pas se centrer sur une didactique exclusive, qui oublierait que le rapport au savoir n’est pas identique pour tous les élèves, selon leur culture familiale. Jean-Yves Rocheix expose notamment comment les « pédagogies invisibles » à l’œuvre dès la maternelle peuvent mettre à distance certains élèves en renforçant les « malentendus scolaires ».
Bref, pour reprendre les mots d’un intervenant, « la psychologie et la sociologie sont dans un bateau, condamnées à ramer ensemble pour comprendre ce que l’élève apprend, et comment il apprend ». « Il ne faudrait pas instrumentaliser Vygotski !… » dit une autre… « Si on prend Vygotski, il faut prendre tout. On fait dire à Vygotski des choses contradictoires, surtout dans l’enseignement primaire… »
Laissons la conclusion à J.-P. Bronckart, appelant à ne pas jeter les découvertes de chaque courant de la psychologie, mais au contraire à s’en nourrir pour éviter les raccourcis et les instrumentalisations : « La spécificité de l’espèce humaine, c’est l’importance du pouvoir des groupes (et des individus) sur leur propre développement, contrairement aux autres espèces ».
Après tout, « Enseigner, c’est faire signe, dans tous les sens du terme « . Reprenant à leur compte l’origine latine du mot (insignare, insignire : « signaler, désigner »), le colloque invite en filigrane les enseignants à prendre toute leur place dans la classe, pas à disparaître. Tout un programme…
Sommaire du dossier
Édito : Vygotski, un outil pour penser la classe ?
Prolégomènes… pour débuter ou pour aller plus loin
Deux filons à s’approprier, pour ne pas oublier d’enseigner
Comment faire du nouveau avec de l’ancien ?
Une question nécessaire sur la question du développement
Regardons en même temps ce qui se passe dedans et ce qui se passe dehors…
Approche socio-historique des premiers apprentissages
Entre un historien et un antiquaire…
Du contexte à la construction du sujet cognitif