E. Marti, université
de BarceloneComment
FAIT-ON du nouveau à partir de l’ancien ?
Je ne suis ni didacticien, le
pédagogue, mais psychologue du développement
Je vais centrer sur la
place que les systèmes de signes ont dans l’explication vygotskienne.
La médiation sociale, c’est ce qui permet la transformation du
psychisme. Le passage du naturel au culturel, naturel dans la
philogénèse (l’historique du développement de l’espèce), s’entremêle
chez l’enfant.
Je vais m’attarder sur la
diversité des systèmes de signes. Vygotski en fait une liste : le
langage, le calcul, le symbolisme algébrique, les diagrammes, les
dessins, les tableaux…
Mais il les traite comme
si tous étaient équivalents. Or, la psychologie du développement nous
apprend que tous n’ont pas la même profondeur génétique. Je ferai une
distinction entre l’apparition du langage (et ses conséquences) et «
l’externalisation de la mémoire » (l’apparition du système graphique :
l’écriture, l’écriture musicale…). Ce qui ne laisse pas de trace
permanente (le langage oral) peut difficilement faire objet de
connaissance, d’apprentissage, comme c’est possible avec l’écriture.
Ces objets sont donc à
étudier de manière spécifique pour comprendre comment l’enfant fait
pour s’approprier ces objets symboliques (par exemple, le tableau à
double-entrée). Evidemment, il faut prendre en compte le triangle
enfant/objet/adulte, mais ne jamais oublier que les interactions au
sein de ce triangle changent au cours de l’âge de l’enfant.
Je voudrais au préalable
évoquer « l’épaisseur représentationnelle des objets ». Je distingue
trois niveaux :
–
une rose peut être sentie, cassée, jetée, c’est le niveau
sensori-moteur. Un livre peut être tordu, senti, déchiré…
–
Selon la culture personnelle de chacun, cette rose peut avoir une
représentation conventionnelle, symbolique. Un livre peut être pris,
ouvert, feuilleté dans un usage social, sans qu’on en ait plus de
signification
–
Le troisième niveau est symbolique : rien pour la rose ! Par
contre, le livre a un contenu que je peux m’approprier…
L’outil, derrière son apparente simplicité, porte en lui tout
l’héritage qui l’a rendu, au fil d’une longue évolution, compact,
efficace. L’élève va devoir le reconstruire en s’appropriant son
histoire. Mais au fur et à mesure de l’enfant accède au niveau
supérieur, les autres niveaux ne disparaissent pas. Ils vont donc
parfois gêner les usages scolaires, qui s’intéressent évidemment au
troisième niveau.
« Consruire un tableau, ou
interpréter un tableau ? »
Par exemple, on donne à
des élèves la consigne : « construire un tableau pour savoir combien de
filles et combien de garçons mesurent moins de 130 cm, entre 130 cm et
149 cm, entre.., plus de… ».
L’objectif de
l’enseignant est de parvenir à un tableau à double-entrée,
mettant en avant les propriétés « filles/garçons » sur un axe,
et les propriétés « taille » sur l’autre. Mais nombre d’enfants ne
parviennent pas à ce niveau d’abstraction : ils mettent en forme
plusieurs types de tableaux ressemblant davantage à des listes. Ils ont
du mal à abstraire les propriétés, à laisser de côté des renseignements
anecdotiques (quelle taille fait tel élève…)
Si
l’enseignant avait donné la consigne « interprète le tableau », il
n’aurait pas du tout vu ce qu’il peut voir avec la consigne « fabrique
un tableau » : très peu d’enfants de primaire construisent un tableau à
double entrée pour représenter une situation avec deux variables (des
enfants, des perles jaunes, des perles bleues). On passe du texte
narratif aux listes, mais difficilement au tableau.
Ce
qui nous intéresse là, c’est bien de comprendre pourquoi c’est
difficile. Je préfère le terme de « re-construction » à celui
d’appropriation : il met l’accent sur l’activité individuelle de
l’enfant, lente, progressive, dans lequel les erreurs ne sont pas
aléatoires, mais ont un sens.
Je parle
d’implicitation des connaissances, pour faire référence à
l’explicitation de Karmiloff-Smith. Les enfants n’acceptent pas de
perdre des informations, n’arrivent pas à cristalliser, à condenser, à
abstraire, parce qu’ils doivent prendre le temps de re-dérouler les
systèmes de signes qui ont été créés au cours des différentes étapes de
la culture. L’enfant n’est donc pas un simple « intériorisateur » de
cette culture, mais un « reconstructeur », qui grâce à la toute petite
marge de jeu, de décalage, de créativité entre la culture et son
intériorisation, pourra à son tour modifier son héritage culturel et
créer de nouveaux objets sémiotiques.
Si on
n’accepte pas, à l’Ecole, de prendre en charge ces « décalages », ces «
problèmes », c’est comme si on considérait que la culture était figée,
non dynamique, fermée.
Je pense qu’il faut réfléchir
-et ce n’est pas facile- à la différence entre « apprentissage » et «
développement » : quand on prend le point de vue du développement, on
insiste plus sur ces mécanismes internes qui sont à l’œuvre dans
l’apparition de la « nouveauté », et pas seulement des apprentissages
qui sont directement liés à l’apport de l’autre.
Peut-être
–mais c’est une intuition que le développement est un concept qui n’est
pas au même niveau que l’apprentissage ou l’éducation, mais un
méta-concept, qui est le résultat de mécanismes vécus dans l’éducation
et par les apprentissages…