Joël Briand
J’ai lu attentivement le texte proposé par Rémi Brissiaud. Tout en étant étonné qu’un auteur régulièrement invité dans les lieux de décision nous fasse part, pour une fois, de ce qui s’y est passé et nous demande de réagir, je jouerai le jeu de la réponse sur le texte lui même. Je prendrai plusieurs entrées, et que l’on m’excuse du côté un peu fouillis de cette réponse rapide.
Concernant la division
Concernant la division, sa conceptualisation consiste, d’après Brissiaud, en la reconnaissance d’une équivalence d’opération entre la valeur d’une part et le nombre de parts, ce que l’auteur rebaptise « groupements par n » et « partage en n parts égales ». C’est effectivement une question d’importance qui a été étudiée en son temps. Le texte de Brissiaud dénonce alors l’absence de précision sur ce point dans les programmes 2002 tout en signalant plus bas (page 25 ) que quelques lignes font état de cette question dans le document d’accompagnement « école primaire », dont les auteurs expliquent, page 5, la fonction complémentaire. On comprend bien que ceux-ci ont été attentifs aux remarques et c’est, je pense, une première que des documents ayant un caractère officiel tiennent compte de réactions, précisent certains points, montrant ainsi que tout ne se règle pas à coup de jugulaires. Je trouve donc regrettable que l’auteur critique ces ouvrages alors même qu’il dénonce l’aspect arbitraire de futures nouvelles décisions ministérielles.
Bien sûr, il y a à redire : par exemple, ne pas fixer l’algorithme de la division en milieu de CM1 était une erreur de programmation. Mais ces ajustements peuvent encore se faire et pourquoi pas dans un document d’accompagnement nouvelle édition, les programmes restant les mêmes ou presque. Les enseignants comprendraient qu’un programme se peaufine. Pourrait-on enfin un jour travailler sur de l’ingénierie des programmes, faire un travail d’ingénieur ?
R. Brissiaud se livre ensuite à une étude critique des trois années de Ermel en CE2 CM1 CM2. Cette étude s’enrichirait, si elle se plaçait d’un point de vue de l’épistémologie des outils de formation. Comment concilier des travaux de recherche ayant débouché sur un acquis déterminant : la construction de la division peut être le résultat d’un processus de mathématisation, et les exigences sociales : que les élèves de CM2 « fassent la division comme avant » ? C’étaient et ce sont encore, les enjeux… Et pourquoi se limiter à un ouvrage ? Il serait plus utile de faire une étude sur les effets de la transposition des résultats de la recherche vers des ouvrages scolaires qu’une critique à plat de l’ouvrage ERMEL. Par exemple, à condition de se placer du côté des apprentissages et non pas du côté des techniques : l’évolution des « techniques élèves » d’abord personnelles et instables vers une technique collective de la division, institutionnalisée, décontextualisée, fait partie du processus didactique. Cela était déjà en partie explicité à l’époque dans les recherches, mais n’a pas toujours bien été intégré dans les manuels scolaires. Il conviendrait donc de mieux étudier cette transposition en montrant ce qui avait été vu et ce qui n’a pas été suffisamment pris en compte. Au lieu de cela, l’auteur jette le bébé et l’eau du bain et, dans un processus bien connu d’innovation, propose une technique annoncée (qui sent bon la blouse grise et le poêle à bois), source de tous les retours à la pédagogie transmissive, là où les enseignants souhaiteraient voir réexaminées des progressions qui ont fait leurs preuves mais dont la diffusion n’a pas été effectuée avec suffisamment d’attention.
Le débat sur la division très tôt à l’école est bien sûr très médiatiquement porteur et nous aurons des difficultés à nous faire entendre pour modérer les délires. Demandez à trois enfants de CP qui ont acquis l’usage des premiers nombres, de se partager 6 bonbons équitablement : sauf allergie aux bonbons, ou prise de pouvoir intempestive de l’un d’eux, la répartition s’effectuera correctement. On pourra dire qu’ils ont divisé 6 par 3. C’est facile à mettre dans les programmes, cela plaira. Quel bel effet Jourdain. Bien sûr, pour autant la construction de la division n’est pas terminée ! Mais allez donc expliquer cela au journal de 20 heures ! Il faudrait aussi expliquer que les élèves de CP qui construisent la numération sont confrontés à des questions de partage équitable (paquets de dix). La division est en acte, très tôt, dans les apprentissages mathématiques. Il n’y a donc pas de temps perdu. Il faudrait encore expliquer que les élèves en difficulté en mathématiques sont souvent signalés trop tardivement alors que, bien souvent, ils ont décroché lors de la construction de la numération. La question est : est-ce que les élèves progressent si on institutionnalise la division immédiatement après, par exemple, l’activité sur les bonbons ? On sait bien que non et qu’il y a plus urgent.
Venons-en aux fractions
Venons-en aux fractions dont l’auteur annonce deux sens : les « sens quotient » et le « sens fractionnement de l’unité ». En déclarant que « chacun de ces modes de lecture renvoie à des situations différentes », Rémi Brissiaud construit une classification à partir d’une analyse strictement mathématique. Que certains chercheurs pensent que l’introduction « quotient » favoriserait mieux l’équivalence reconnue entre 3/4 et 6/8 peut parfaitement se comprendre dès lors qu’ils agissent dans un milieu essentiellement numérique et formel.
Harrisson Ratsimba Rahdjon, dans sa thèse, met en évidence deux modèles : le premier est celui de la commensuration, le second celui du fractionnement de l’unité. Mais il ne définit pas ces modèles du côté des savoirs mathématiques. En fait il cherche à voir si la commensuration peut jouer le rôle d’une stratégie de base qui permettrait de donner une signification au fractionnement et aux algorithmes qui lui sont rattachés. Il met en évidence ces modèles en tant que « modèles implicites d’action » : grande différence. Dans cette recherche on voit bien une cohérence : dans les deux cas, Harrisson prouve par des moyens rigoureux (qui ont servi de méthode dans d’autres travaux), que l’hypothèse selon laquelle, dans des situations de partage, des élèves ont plutôt une conception 1 et d’autres plutôt une conception 2, est recevable. Pour cela il part de situations qui se prêtent mieux à la conception 1, d’autres à la conception 2 et il effectue un travail croisé et une étude statistique qui mettent en évidence l’existence très probable des conceptions 1 ou 2 chez les élèves par le fait qu’ils ne réagissent pas de la même façon aux situations de type 1 ou 2.
Dans ce travail, le terme « fraction quotient » n’est pas employé, et pour cause : ce terme est fondé sur une organisation mathématique (du côté des savoirs) et Harrisson conduit une analyse en terme de situations et de connaissances (du côté des sujets). Il aurait pu employer le terme mais pour décrire un modèle d’action, non pas un sens de la fraction.
Rémi Brissiaud se réclame de la psychologie cognitive et tout particulièrement des auteurs anglo-saxons. Les analyses qu’il conduit sont inspirées par les organisations mathématiques et non par l’étude des schèmes d’action (ou modèles implicites d’action). Or, paradoxalement, il cite souvent les travaux de Brousseau et de Vergnaud qui n’ont eu de cesse de remettre en cause cette approche. (Il est d’ailleurs symptomatique de voir la partie relative à la soustraction qui ne fait aucune référence aux schèmes additifs). Brousseau et ses collaborateurs, Vergnaud, Conne ont montré dans plusieurs travaux que, pour acquérir des savoirs, l’élève doit convoquer des connaissances qui ne lui sont pas enseignées et dont il a pourtant besoin. Il s’en suit qu’il n’y a pas recouvrement exact entre l’organisation des savoirs et les situations productrices de connaissances, ce qui est à la fois facteur de complexité, mais en même temps très fécond pour la recherche sur l’enseignement des mathématiques.
Alors lorsque Brissiaud recommence un procès vers les auteurs des programmes de 2002 en critiquant le fait qu’ils reportent la fraction quotient au collège, il fait l’impasse sur une approche possible permettant aux élèves de rencontrer des situations de l’ordre de la commensuration (les 4 baguettes partagées en trois feront moins de miettes avec la commensuration qu’avec le fractionnement de l’unité !) sans pour autant avoir à traiter ce qui, plus tard, en sera l’expertise : à savoir a/b est le nombre tel que b x ( ?) = a (3 fois cette longueur feront les 4 baguettes…).
Il y aurait encore à dire et sur des sujets importants
Il y aurait encore à dire et sur des sujets importants, par exemple lorsque page 8, Rémi Brissiaud écrit « en simulant les actions décrites dans l’énoncé avec des objets physiques », ce qui peut se comprendre à première vue, mais qui ne fait pas grand cas de tout le travail de recherche sur les niveaux de milieux ce qui permettrait de revenir à l’essence même des mathématiques : construire des modèles afin de mieux appréhender le réel. En d’autres termes, il n’y a d’expérience dans l’expérimentation que s’il y a intention, prévision à l’aide d’un modèle, modèle en gestation, sinon on est dans l’empirisme. Pour reprendre l’expérimentation sur l’enseignement des statistiques à l’aide des bouteilles opaques contenant 5 billes [J.Briand RDM 2006)] la finalité de l’activité est que les élèves aient construit un modèle tel qu’ils n’aient plus envie d’ouvrir la bouteille pour en vérifier le contenu prévu. Il convient donc d’être très prudents et très attentifs au rôle du matériel dans l’activité mathématique. Ce débat pourrait permettre de prendre un peu de distance avec la devise « La résolution de problèmes est au centre des activités mathématiques » où il n’est pas question de milieux. C’est en effet un point des programmes qui me paraît contestable puisque cette approche laisse dans l’ombre la façon dont les principaux concepts de mathématiques de l’école primaire peuvent se construire par confrontation avec un milieu d’apprentissage. Enseigner les mathématiques par les situations problèmes est pour le moins souvent interprété de façon très basique. Les savoirs mathématiques seraient-ils « déjà là » ? Comment se sont-ils construits ? où ?
Pour revenir au texte de Brissiaud, des arguments contradictoires sont avancés : d’une part, pour dénoncer les errements ministériels, il souligne le fait que les élèves rencontrent très précocement des situations de division de façon implicite et qu’il n’est pas nécessaire d’expliciter plus à ce moment-là ; d’autre part il fustige les concepteurs des programmes (dont je ne fais pas partie, cela me laisse libre de mes écrits) à propos des « fractions quotient » en leur prêtant l’intention d’en interdire la fréquentation aux élèves sous prétexte que cela ne serait pas écrit explicitement en terme de savoirs experts.
Ma conclusion est que dans le long document de Remi Brissiaud, il est surtout fait le procès de communautés qui se sont investies dans l’élaboration de programmes, dans la rédaction d’ouvrages qui ont pourtant fait avancer la réflexion. Même si on peut ne pas partager certaines décisions sur quelques contenus précis, l’esprit global des programmes permet aux professeurs de conduire les apprentissages mathématiques des élèves en leur donnant vraiment du sens. Est-ce donc le moment de faire vingt pages de critiques à ces gens, donc de s’allier objectivement au quarteron de « GRIPpés(1) » , et d’instruire ce procès pour finalement nous demander de réagir à des inflexions ministérielles d’une autre nature, elles franchement néfastes, et qui ne sont même pas analysées ou peu, dans ce texte. Il ne faut pas vouloir une fois de plus régler des comptes en voulant susciter une solidarité pour un autre sujet. Pardonnez moi cette métaphore un peu nature chasse pêche et tradition : Il faut « ajuster le tir » sinon le chasseur va tuer son chien !
Joël Briand
Maître de conférences en mathématiques
IUFM d’Aquitaine
Laboratoire DAEST Université Bordeaux 2
Nouméa, le 17 juin 2006.