Qui ne se rend pas compte de la psychologisation galopante qui envahit toutes les sphères de la société et notamment de l’école ? Tout s’explique par l’inné, le génétique ou par le psychologique. On peut donc se demander quel rôle peut encore jouer l’acte pédagogique et surtout l’acte éducatif à l’école. C’est cette inquiétude et notamment cette dérive de la psychologisation qui interrogent ce mois-ci Gardy BERTILI dans le dossier spécial vie scolaire.
AU SECOURS LE PSY !!! (OU : LA TARTUFFERIE DE LA PSYCHOLOGISATION AU SEIN DE L’ECOLE)
Faut-il s’étonner, se morfondre ou se réjouir de la place prépondérante de la psychologisation pour expliquer les différents rapports que l’élève entretient à la fois aux savoirs, aux lois, à l’altérité, au monde et à soi. La question du désir, de la motivation, la problématique de l’élève-sujet comme celle de ses résistances se trouvent désormais propulsés au coeur de l’école pour expliquer le rapport aux apprentissages, le développement des compétences, qu’elles soient scolaires, civiques, sociales, culturelles ou encore professionnelles.
Pourquoi cette récurrence, voire cette prééminence de la psychologisation ? Elle témoigne plusieurs sentiments et/ou conceptions qui peuvent paraître antinomiques mais le sont-ils au fond?
Une évolution qui fait craindre l’avenir
L’évolution du système éducatif, celle des mentalités, des modes culturels, des faits sociétaux ou encore l’évolution de la gouvernance sexuelle, cette liberté qui paraît être conquise, tout cela inquiète ardemment et profondément les parents, les gouvernants, les éducateurs. L’école aussi a évolué, cette évolution a visé le public, l’ouverture sur l’extérieur, la prise en compte des phénomènes d’incivilités et de violences; elle prend désormais en compte l’intime, le désir, elle redoute à la fois les menaces de l’extérieur qui l’imprègnent autant qu’elle les récuse en exaltant le retour des valeurs dites traditionnelles. L’école est schizophrénique, elle sait que son évolution, sa modernité sont afférentes à sa survie mais elle utilise encore les méthodes, des structures et un fonctionnement qui rappelle la nostalgie d’une école sanctuaire. S’ouvrir et se sanctuariser, tel est le dilemme. Le problème est comment préserver les valeurs intrinsèques de l’école tout en s’adaptant aux évolutions sociétales, sociales, économiques et culturelles. Comment être à l’écoute attentive de cette modernité sans s’en aliéner totalement, sans perdre son essence? Comment défendre encore la liberté, la laïcité, l’égalité, la solidarité quand l’école est factuellement traversée par l’individualisme, le communautarisme, la concurrence, l’évaluationnite à outrance, par les guerres de clans qui taxent, intimident les plus faibles ou les plus fragiles des élèves? Comment l’école peut aider chaque enfant, immigré ou français de souche à se réaliser, à grandir, comment elle peut faciliter le passage de la coexistence à la fraternité des différents publics quelques soient leur religion, leur couleur, leur culture ou encore leur perception du monde, comment l’école peut aider chaque élève à penser sa vie et à la réaliser, comment elle peut donner encore des repères, comment elle peut redonner foi en l’avenir, confiance dans les adultes, comment elle peut permettre le tissage et le maillage du lien social qui ne cesse de se distendre ? Cette crainte de l’avenir désoriente, déboussole, et beaucoup désespèrent face à leur impuissance manifeste ; l’acte éducatif et pédagogique semble clairement invalidé ou peu porteur ou producteur de sens. L’école elle-même, alors qu’elle se décrit et qu’elle est reconnue comme l’ultime institution qui peut encore garantir l’autorité, l’éducation, qui peut encore être porteuse de symbolique, alors qu’elle reste le dernier rempart où toute une population se côtoie, devrait apprendre le vivre-ensemble, la voilà agitée, bouleversée, la voilà qui vacille, elle se cherche. Quel avenir propose donc l’école?
1.2) La société
L’école n’est pas la seule qui soit inquiète de son devenir, et ce qu’elle vit actuellement a déjà fait son oeuvre au sein de la société. Toutes les sociétés occidentales, et d’ailleurs pas seulement, sont traversées par une crise profonde qui affecte leur école, leur système éducatif et cela en profondeur. Cette crise, elle ne se situe qu’à son stade émergent, la suite risque d’être encore plus douloureuse, encore plus redoutable si des réflexions et des solutions ne s’ancrent pas à la fois dans une vision globale de l’élève, de l’école et dans celle d’une vision à plus long terme. On ne peut plus se contenter des incantations, la société a peur de son école, l’école a peur de sa jeunesse et la jeunesse a peur de la société et de son devenir. Il y a une sinistrose ambiante qui inspire notre vie et qui nous aspire dans un tourbillon de tumultes. Là aussi, les repères sont brouillés. Quelle société pour quelle école, quelle école pour quelle société? Quelle jeunesse et quel futur voulons-nous vraiment?
1.3) Et la famille
Quand l’école et la société vacillent, on pourrait se retourner vers la famille pour jouir d’un cocon protecteur. Mais hélas, la famille n’est plus un refuge. Cette institution est sans doute celle qui a évolué la plus rapidement et dont les conséquences sont intimement liées aux évolutions de la société. La famille cellulaire a bel et bien volé en éclats. Elle s’exprime dans des formes multiples et il faut du temps pour reconstituer de nouveaux repères. Là aussi exulter les valeurs traditionnelles, la nostalgie constitue une hérésie. Il faut refonder. L’une des difficultés de l’école consiste justement à intégrer cette révolution de la famille. Celle-ci pose d’énormes problèmes de société mais aussi juridiques et moraux, voire éthiques. Passer de la famille » père, mère, enfants » aux familles élargies, monoparentales, recomposées, reconstituées, pacsées, homoparentales exige que l’on pense autrement, que l’on refonde sa vision de la société. Est-elle plus en danger ou faut-il redéfinir la place de la famille autrement. Et lorsque l’on sait que les problèmes de garde, la multiplicité des acteurs d’autorité, auxquels il faut adjoindre le chômage, la mobilité, l’instabilité désorientent l’école mais aussi les enfants et les adolescents qui se cherchent, qui sont en quête de leur identité.
1.4) Les tabous sont levés
Effectivement les tabous sont levés, les faits sont connus, les attitudes, les déviances sont commentées, les élèves se dévoilent comme se dévoilent le corps, l’esprit. Les élèves comme les parents mais aussi les enseignants et les éducateurs parlent d’eux-mêmes avec force de détails croustillants de leur vie privée pour ne pas dire intime. L’intime se déshabille, la pudeur des mots et la pudibonderie ne sont plus d’actualité. Evolution profonde, on parle de plus en plus des problèmes, des autres et surtout de soi. Donc, ce qui jadis relevait de l’ordre de secret de familles, du jardin secret de l’être profond de l’élève s’exprime. Comme se dévoilent publiquement les souffrances, les carences, les manques affectifs, les maux divers et variés. Ainsi, plus de faits incestueux, de maltraitance, plus de souffrances sociales, plus de problèmes liés à l’absence des parents, à leur disparition, plus de mal-être s’expriment voire s’exhibent. Les acteurs médicaux et sociaux s’en saisissent, et désormais est mesurable annuellement l’état de santé mentale de notre jeunesse. Les élèves, les jeunes disent leurs souffrances physiques, morales, acceptent de partager leur intimité, leur vie n’est plus cloisonnée en sphères privée et publiques, tout forme un tout.
1.5) La verbalisation et la victimisation
Verbaliser ses sentiments, ses modes culturels, ses joies et ses peines, parler de soi, livrer son intimité n’appartiennent plus aux choses taboues. Bien au contraire, on en est fier. Et souvent c’est fait de manière si effrontée, qu’en tant interlocuteur ou observateur, on se surprend à en avoir honte, on est gêné par tant d’ivresse verbale, par tant d’exhibition. Autre phénomène, la mutualisation des acteurs de la parole et du vécu de l’élève, voire des adultes. Cette mutualisation s’explique par la multiplicité d’intervenants, par la crainte de se taire et de passer à côté d’un drame, par le besoin de partager avec les autres, faute de disposer d’une formation adéquate dans la prise en charge de la parole crue, dure, ouverte, généreuse des élèves. Un incident, une situation, le vécu rapporté ou connu d’un élève fait le tour de l’établissement, et en plus de manière parcellaire. Chacun intervient à son niveau en colmatant les brèches, mais sans réelle cohérence éducative entre les différents éducateurs. Cette verbalisation et cette mutualisation engendrent le développement de la victimisation. Chacun cherche à expliquer, à comprendre, à s’emparer du problème de l’élève en le victimisant. On entend donc » s’il agit ainsi c’est parce que ses parents sont divorcés, parce qu’il a été adopté, c’est parce qu’il a vécu des traumatismes, c’est parce que ci, c’est parce que ça,,, « . on se gausse sur le cas de l’élève sans avoir tous les éléments, et en intervenant, on fait plus de tort qu’on l’aide à s’en sortir. La victimisation vient aussi du fait que beaucoup de choses nous échappent, et faute de comprendre, de pouvoir mettre de l’ordre là où l’anomie s’exprime, de pouvoir ordonner ce qui ne fait que s’empiler, de pouvoir expliquer raisonnablement ce qui échappe radicalement à notre entendement, nous faisons appel au destin ou au fatalisme, nous nous culpabilisons, nous culpabilisons la société. L’élève est donc victime de la société qui n’a pas su ou pu le protéger. Eh oui, Rousseau est de retour. Finalement la victimisation engendre de la déresponsabilisation, et les élèves s’y engouffrent, d’autant plus que qu’à cet âge le sentiment d’injustice est prégnant. Ils ont donc le sentiment, eux aussi, d’être victimes des parents, de l’école, des parents et la société. Ils sont même victimes de leur image, de leur corps, de leur être.
Le psy au secours
Dès qu’un élève va mal, a un accès d’incivilités ou de violences, dès qu’il transgresse les règles, dès qu’il souffre, dès qu’il traverse une crise, dès qu’il se place en porte à faux aux valeurs familiales, sociétales ou scolaires, on l’oriente vers un psy. Le psy est devenu le médecin de famille, il deviendrait la panacée de tous les maux de la société, de l’école, l’indispensable compagnon de l’institution scolaire de la maternelle au supérieur. En fait, nous perdons pied, le temps, les moyens, la volonté nous font cruellement défaut, l’école est trop en chantier, les bouleversements pédagogiques, socio-culturels sont trop éparses pour être digérés, et à peine avons-nous le temps de nous rendre compte des changements que d’autres se rajoutent. Par ailleurs, face aux nouveaux enjeux, face aux tumultes, face aux différentes révolutions qui engagent l’homme et donc l’humanité, nos réponses sont trop factuelles, morales ou structurelles, elles ne sont pas adaptées parce qu’elles parent au plus vite, elles se font dans l’urgence. Enfin, nous avons le sentiment, à tort ou à raison que notre jeunesse va très mal. Elle nous paraît soucieuse, angoissée, inquiète, violente, et nous la comprenons aisément, nous ne pouvons pas aujourd’hui lui promettre un avenir prometteur. Qu’est ce qui nous légitime, qu’est-ce qui légitime donc l’éducation que nous lui offrons? Questions douloureuses. Et lorsque les adultes ne sentent plus légitimés, reconnus pour représenter et présenter l’héritage du monde, il est clair que les valeurs et l’éthique ne peuvent être que relatives.
2.1) Vas voir le psy et tu iras bien…
Faute de légitimité parentale, pédagogique ou éducative, nous avons besoin d’une aide. Laquelle aide nous permet de comprendre notre propre impuissance, de mieux saisir la société et de pouvoir agencer notre regard, notre vision, notre valeur, notre réflexion et peut-être nos réponses, mais aussi aide qui permet d’aider les élèves à se cheminer. Le psy est donc le nouveau » gourou » des temps modernes, des sociétés occidentales là où le chamane ou le prêtre vaudou dictent leur conduite, soutiennent et aident les égarés des sociétés tribales ou les populations tiers-mondistes. Il faut bien que quelqu’un supplée aux carences, ordonne, produise du sens, sinon c’est la faillite totale de la société. D’où cette galopante et effarante prééminence de la psychologisation. Elle est outrancière parce qu’elle s’occupe de tout, de l’impossibilité d’apprendre à lire au mal-être en passant par la perte du petit ami ou par le deuil d’un parent. Tout se renvoie vers le psy, exutoire moderne des éducateurs, des parents et d’une société traversés par le doute, par sa propre impuissance, par sa faillite éducative. Quelle ironie, cette société qui se prétend moderne, qui ne cesse de se » révolutionner « , qui développe fougueusement des moyens de communication, ne sait plus parler, ne sait plus communiquer, ne sait plus prendre, ou du moins n’a plus le temps de prendre en charge sa jeunesse. Quelle ironie, cette société où plus rien n’est tabou, où l’amour s’affiche, où la télévision et Internet démocratisent les relations, la parole, où tout semble proche et pourtant il n’y a jamais eu autant de difficultés pour s’écouter, pour s’ouvrir à l’autre, pour tisser du lien, pour vivre ensemble. Quelle ironie, cette école qui ne cesse de créer des instances de concertation, de débats, de réflexion se trouve contrainte de reporter ses espoirs sur la psychologisation.
2.2) Le traitement jubilatoire des traumatismes et des déviances
La question du désir, du sujet, de l’élève être de désir, de l’élève plus qu’élève mais aussi personne, est donc désormais couramment admise. Donc l’élève est pris aussi davantage au sérieux dans son désir, dans sa complexité de sujet, dans les bonheurs, contraintes et rigueurs que lui offrent sa condition de personne, d’homme.
Nous savons aussi que l’élève est imprégné par la société dont il faut pourtant le protéger. L’école a donc tendance à agir vite, tôt, en amont, en sollicitant l’aide spécialisée, psy ou non. Serein, aidé, l’élève deviendra un citoyen, un homme qui s’assume, et l’école tirera elle-même profit de cette quiétude acquise. Mais le problème est plus complexe qu’il n’y paraît pourtant. Penser l’élève en tant que sujet ne consiste pas à l’entourer de spécialistes pour éviter qu’il ne subisse le choc des traumatismes connus lors de ses différentes périodes de vie. De même, vouloir bannir toute souffrance, tout vécu transgressif, vouloir réduire à néant toute individualité peut se révéler en réalité plus traumatisant encore. Or l’école est par essence traumatique : l’assiduité, l’ennui, l’apprentissage, les relations sociales, la maîtrise de son verbe, de son animalité, etc.
Enfin, la déresponsabilisation du sujet se retourne contre la volonté de la prise du sujet lui-même; en d’autres termes en victimisant, en déresponsabilisant, on ne crée pas les conditions sine qua non pour que l’élève en tant que sujet grandisse, apprenne par l’expérience, s’altère, sorte de la finitude, s’expérimente en tant que sujet et aussi en tant que faisant partie d’une société (qui n’est pas la somme des individus), expérimente la vie, se perçoit, se conçoit, s’accepte, accepte l’altérité. La question du sujet implique nécessairement celle de ses résistances, passage obligé de tout homme libre, et l’on peut comprendre lorsque l’on sait combien les adolescents sont friands de liberté, de justice même s’ils s’accommodent de leur individualité. L’école, plus que toute autre institution engendre des traumatismes, c’est le prix à payer pour que le pacte social s’instaure, pour que le lien social ne se distende, pour entrer en contact, nouer des relations sociales, acquérir des compétences civiques et sociales, et ce sont ces contraintes, ces règles et ces repères qui permettent les apprentissages, qui favorisent l’implication, la mobilisation, la participation du sujet qui vit, apprend, se transforme, crée, pense, agit avec d’autres.
2.3) La tartufferie de la psychologisation
Il faut tout de suite palier, suppléer, sinon, d’innombrables traumatismes insurmontables guettent l’élève, l’enfant, l’adolescent! L’acte de l’expérience, la mise en relation, et alors, grandir engendrent nécessairement des traumatismes, des souffrances, le mal être, la peur, le sentiment d’injustice du monde, la rébellion, la recherche de soi. Faut-il pour autant dès que cette angoisse de grandir, cette peur du monde, cette incapacité normale de comprendre tous les enjeux pour soi, pour les autres, pour son environnement immédiat ou éloigné créent frustrations, confusions, vacillement que l’élève soit immédiatement pris en charge par un psy? Avoir peur des traumatismes et s’imaginer que tout traumatisme débouche sur des déviances qu’il faut contenir au plus tôt, au plus vite relève de la tartufferie. Heureusement nous ne sommes pas tous devenus des délinquants, des êtres potentiellement dangereux ou en danger, or nous avons tous eu, à des degrés divers, des moments traumatiques divers et variés, des souffrances, des angoisses, la vie est loin d’être formidable, gentille avec nous tous. Et pourtant, le psy n’était pas omniprésent, et pourtant était affirmé le primat de l’éducatif qui nous transmettait un héritage de valeurs, un patrimoine dont nous devions procéder un tri, une volonté de s’assumer et d’aller de l’avant.
2.4) L’ère du soin à tout prix…
Le dépistage des troubles supposés ou réels devient la quête de l’école et de la société en général. L’ère de la dyslexie a cédé place à celle de la dysphasie, puis de l’hyperactivité, des troubles du comportement, et désormais on est à la fois dans l’ère des troubles du langages, des comportements, de la précocité, pour ne citer que celles-ci. En fait, nous sommes dans la toute-puissance de la santé mentale. L’absence de pouvoir de décodage, la multiplicité des champs de vie de l’élève, le manque de temps, l’impossibilité de la communication, la variété des situations considérées comme anormales auxquels il faut adjoindre la peur de rentrer en relation, le manque de courage et de volonté conduisent à interpeller les spécialistes et activer un réseau autour de l’élève pour palier nos difficultés à faire face efficacement.
En fait, nous avons de quoi nous inquiéter de la dérive ordinaire des spécialistes au sein de l’école. Entre l’orthophoniste, le psychothérapeute, l’ergothérapeute, les spécialistes du RASED, le psychologue, le psychiatre, le psychanalyste, les cellules médico-psychologiques, les cellules d’écoute, l’établissement scolaire est envahi par la spécialisation des interventions.. Elles pullulent, s’entrecroisent, s’entremêlent mais sont-elles efficaces pour l’élève, agissent-elles dans l’intérêt de l’élève, de la personne, de l’enfant ou de l’adolescent ? Ne faut-il pas aussi s’étonner d’une société et d’une école qui utilise les spécialistes, et notamment le psy en amont alors qu’ils devraient intervenir en aval, lorsque les situations pédagogiques, éducatives et relationnelles ont échoué ou se révèlent insuffisantes? L’école et la société se trouvent-elles tant en déphasage, en décalage, en difficultés notoires qu’elles ne parviennent même plus à se situer, à prendre en charge sa jeunesse sans l’aide systématique de spécialistes; ont-elles si peur d’éduquer, de socialiser, d’affronter, de se confronter à sa jeunesse, leur faut-il des spécialistes qui servent d’intermédiaires, de médiateurs? Enfin, faut-il s’inquiéter de la mise à distance du lien social, de la peur du conflit, de l’impossibilité de l’échec, alors que le lien, le conflit, l’échec, la relation par l’expérience constituent autant de moments de formations de la personnalité, de la réalisation personnelle et professionnelle, autant de moments de faire grandir, d’apprendre et de vivre ensemble. Posons-nous une dernière question : l’enfance et l’adolescence sont-elles plus traumatisantes pour les élèves d’aujourd’hui qu’il y a vingt ou cinquante ans ou n’y a-t-il pas une dérive à interpeller les spécialistes faute de se donner le temps, les moyens, les conditions d’agir dans le cadre scolaire, familial, sociétal, faute d’avoir fait disparaître l’ensemble des institutions qui concouraient à l’éducation, faute d’avoir laissé l’école seule dans ce combat acharné? En d’autres termes, la révolution technologique serait-elle plus traumatisante que la révolution industrielle, technique, ou encore culturelle ? Certes, de nouvelles formes de violences menacent notre école, de nouveaux modes culturels nous ont envahis ; la famille est éclatée, recomposée, reconstituée, homoparentale, monoparentale ; certes le chômage galope, certes la Nation n’est plus une et indivisible, certes l’école ne favorise plus l’égalité, la mixité, ou l’ascenseur social, certes la laïcité, le corps social tendent à se désagréger sous les assauts du communautarisme ambiant, certes la sinistrose gagne chacun de nous, mais tout cela explique-t-il que nous ayons besoin tant des spécialistes, et notamment de ceux du psyché pour tisser du lien, rétablir l’espérance, penser son identité personnelle et nationale ?
2.5) Des adultes aussi psychologiquement…
La prééminence de la psychologisation ne s’impose pas qu’aux élèves. Entre adultes aussi. Si un professeur, un CPE, un adjoint ne réussit pas dans sa relation pédagogique, didactique ou éducative avec les élèves, s’il ne parvient à nouer des relations sociales avec ses pairs, c’est qu’il est instable affectivement et/ou psychologiquement. L’explication psychologique, voire psychiatrique permet d’échapper à la mise en place et à la mise en oeuvre d’actions de remédiation, d’accompagnement ou d’aide. Là où il suffirait d’aider le jeune ou vieux professeur à restaurer ou à construire son autorité, là où il suffirait de travailler avec lui sa pédagogie, de repenser sa posture, là où suffirait un tutorat pédagogique, là où le dialogue, le débat, l’anticipation suffiraient à redonner confiance, on préfère trouver une explication psychologique ou psychiatrique vaseuse, ou tout le moins artificielle. C’est tellement plus aisé de la trouver cette explication et de se dédouaner du travail lent et difficile qu’il faut mettre en oeuvre. On voit poindre de la fragilité à tout instant, et pour peu que l’enseignant ait un jour craqué, submergé par son impuissance relationnelle et par ses problèmes personnels, il est définitivement rangé dans la boîte des fragiles psychologiquement, affectivement ou psychiatriquement. De même, dès que nous manifestons notre désaccord, dès que nous contestons une décision, un projet, dès que nous argumentons contre une valeur que nous ne partageons pas, nous sommes accusés de mettre notre affectivité, , et notre posture professionnelle est caractérisée comme une posture affective, et ce n’est nullement un compliment. Une posture professionnelle qui ne se distancie pas de l’affectivité est mise à l’index, elle est le signe d’une fragilité psychologique ou psychiatrique. Tout se passe comme si les affects, la sensibilité, le » soi » étaient originellement détestables à toute relation professionnelle, à toute posture éducative et pédagogique. Et pourtant nous mesurons combien l’enseignant, le CPE, l’adjoint qui utilise sa sensibilité, son » amour « , son affectivité, combien lorsque l’on s’engage personnellement sans s’oublier, sans s’aliéner, dans la relation pédagogique et éducative, l’on réussit à faire passer son enseignement, le message éducatif. En matière de relations humaines, la confrontations des altérités et des fragilités est utile pour permettre l’engagement et la réussite. Si l’on ne met pas du soi, la relation est elle-même fragile parce que trop guindée, trop submergée par l’éducativement ou le politiquement correct ou utile. Aucune relation sociale, aucune relation pédagogique, aucune relation éducative ne peut être désincarnée, ne peut souffrir de l’engagement personnel, et s’il y a du » soi » il y a du psychologique, de la séduction, de la recherche de la reconnaissance, s’il y a du soi, il y a du désir, de l’amour, de la valeur, de la reconnaissance qui passent entre les êtres. Ils sont source de respect, de tolérance et permettent que chacun soit reconnu dans l’égale dignité de son être. Il y a de l’intrapsychique, de la l’infrapsychique dans toute relation où des humains se confrontent, se parlent, s’affrontent ; faut-il sous prétexte de ne pas être fragile psychologiquement s’en départir ? Et pourquoi toute baisse de régime, tout passage à vide, toute douleur passagère due à une situation d’échec ou familialement difficile confineraient le professeur, le CPE ou l’adjoint dans une position définitivement fragile au point où la confiance en lui serait à bannir, où la mise en responsabilité, la délégation seraient sa mise à mort ?
2.6) Qu’est-ce qui nous autorise à …
Cette récurrence de la psychologisation pose plusieurs questions notoires. Nous explorons l’intime, nous nous posons en voyeurs, en chercheurs, en guérisseurs de l’esprit ou de l’âme, nous interprétons les maux comme les mots, mais qu’est-ce qui nous autorise à le faire ? Comment décodons-nous, sur quelle base, quels fondements, quelle formations ou quelles expériences nous autorisent-ils à entreprendre cette démarche d’exploration, de conseil? Si ce n’est que notre peur de ne pas être à la hauteur, notre impuissance qui nous pèse ou encore notre sentiment que désormais tout a une explication psychologique ou intime que seul le psy peut explorer efficacement ou encore guérir sinon aider le jeune à vivre avec, à s’assumer avec le poids de son histoire. En reconstituant les chemins de vie, le psy semble l’interlocuteur privilégié pour aider le jeune à se construire ou à se reconstruire, l’acte pédagogique et surtout l’éducatif semble ne plus parvenir à mettre du sens là ou tout semble dépeuplé pour le jeune.
Et portant le psy (et le spécialiste) est vraiment nécessaire…
Ne soyons pas dupes, il y a des élèves dont la situation personnelle relève d’un spécialiste formé, qui l’appréhende, qui nous aide à l’appréhender. Il y a donc nécessité, lorsque la situation nous échappe, lorsque les interventions éducatives se relèvent impuissantes, lorsque la pathologie est connue ou semble aller de soi, de passer tôt le relais.
Il serait intéressant de préférence, au lieu de laisser les personnels livrés à eux-mêmes, et pour éviter qu’ils s’engagent dans la psychologie de comptoir, d’intégrer aux équipes pédagogiques et éducatives des psychologues et psychiatres. Le soin n’étant pas toujours indispensable, ces spécialistes, sans empiéter sur l’acte pédagogique lui-même, pourraient nous aider à appréhender autrement l’élève, à comprendre son pathos si nécessaire, à nouer d’autres formes de relation, » moins ordinaires que celles que nous nouons ordinairement « .
Le regard croisé du psy intégré aux équipes permettra de donner du sens plus aisément au lieu de travailler chacun de son côté sans réelle cohérence. La plupart du temps, nous renvoyons l’élève vers un psy, nous passons le relais et plus rien. Et du coup, nous continuons à conduire ordinairement nos entretiens, à le » traiter » sans précaution, ou au contraire à le ménager avec forces délicatesses, voire nous faisons de notre côté des consultations psychologiques ou psychiatriques sans formation pour tenter de comprendre et d’avancer, alors qu’ensemble, chacun sur son territoire mais en croisant les regards, les visions, nous pourrions être réellement efficaces.
Le psy est nécessaire parce que nous sommes dans une société du pathos, chacun est en quête d’explications, de méthodes, d’outils pour éduquer et réussir l’éducation : parents, policiers, juges, éducateurs, enseignants, CPE etc… Il nous faut mettre du lien et du sens dans nos actions, dans nos interventions ; or nous avons le sentiment qu’elles sont de plus en plus désacralisées, décrédibilisées pour ne pas dire inefficientes. Soit que l’on a recours à Dieu mais nous sommes dans une école laïque, soit à un spécialiste qui re-sacralise, qui crée du sens dans l’anomie, qui nous redonne espoir en notre travail, dans l’éducatif et dans la possibilité encore actuelle d’être représentants d’un héritage et du monde de la jeunesse.
3.1) Vivre la relation sans a priori
A défaut d’avoir un psy intégré aux équipes, nous devons faire face. Certes, il existe le conseiller d’orientation psychologue qui dispose d’une licence ou d’un DEA de psychologie mais qui n’est pas un psychologue, et encore moins un psychiatre patenté. Il peut avoir une action efficace pour aborder l’élève dans sa complexité mais compte tenu du temps, du nombre d’élèves et de la demande socio-scolaire, il ne leur est pas possible matériellement et effectivement de remplir ce rôle de psychologue. Et quand ils le remplissent, c’est surtout le » versant « orientation qui prime. Néanmoins, en restant à notre place, et pour la grande majorité de nos élèves, l’acte éducatif peut se révéler efficace. Pour cela, nous avons besoin du temps nécessaire, d’être disponible, d’avoir un suivi régulier, même de la majorité silencieuse, d’être à l’écoute. Nous avons aussi besoin de la motivation, de faire preuve de volonté et surtout d’accepter d’entrer en relation. La relation éducative est longue, difficile, elle se chemine, elle est traversée par des tumultes, des peurs, des échecs mais si elle est généreuse, ouverte, patiente, elle peut apporter des réponses à bien de situations. Si elle se fonde sur la confiance, sur » la foi » dans la capacité affective du jeune, dans sa raison, si elle est dénuée d’a priori, si elle n’est pas polluée par notre peur du piège, par l’inquiétude de l’échec, par le doute, si elle s’appuie, sur la valorisation et sur la reconnaissance de l’élève, si elle reconnaît l’élève dans son égale dignité, si elle est juste, équitable (et pas forcément égalitaire), elle peut être source de sens, elle peut aider l’enfant ou l’adolescent à grandir, à se construire, à tisser du lien. Il faut donc entrer en relation sans conformisme, sans nostalgie, sans crainte, et en respectant l’intime, en se gardant de tout jugement, de toute interprétation du pathos de l’élève, en l’accueillant sans chercher à enclencher un processus infrapsychique de domination ou modelage, en acceptant ses transgressions comme actes de formation, comme démarche d’une maturité en procès, en restant fidèle à notre engagement éducatif.
Dans le cadre d’une éducation partagée, respectueuse des principes communs et des compétences de chacun, l’école deviendra réellement ce lieu où l’éducatif hissera l’élève vers sa condition d’homme. Elle ne doit pas être supplée par le psy ou par une myriade de spécialistes mais elle doit partager avec elle l’éducatif, en gardant ses spécificités tout en s’ouvrant à d’autres regards, d’autres visions. Enfin si l’enseignant, le CPE, l’adjoint, bref si l’éducateur est lui même un égaré, s’il vacille, s’il n’a aucune représentation du monde, comment son acte éducatif (et pédagogique) peut-il se traduire en producteur de sens pour l’élève qui est un être, un citoyen, un adulte en devenir?
Gardy BERTILI – Gabrielle LAMOTTE
AVRIL 2007 –
http://cafepedagogique.net