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François Gaudel, enseignant de mathématiques en lycée à Bobigny, en Seine Saint-Denis, travaille depuis les années 1980 à construire pour les jeunes qu’il accompagne des situations pédagogiques innovantes, susceptibles de modifier leur rapport à la connaissance et d’ouvrir leur champ de réflexion. L’informatique est un outil au service de cette démarche. ML : François Gaudel, pourriez-vous nous expliquer comment, à vos débuts avec l’outil il y a une vingtaine d’année, vous utilisiez l’informatique avec vos élèves ? Quels objectifs poursuiviez-vous et avec quelle réussite ? Ces débuts datent de l’année 1981-82. J’avais cette année là une classe de terminale C très vivante. Certains élèves -et moi-même- étions passionnés par les premières calculatrices programmables pour partir à l’exploration des nombres ou commencer à tracer des courbes. Un de mes élèves avait calculé pi avec cent décimales sur sa TI 57 qui possédait seulement quelques dizaines de pas de programme. Ca m’avait beaucoup impressionné : il avait utilisé un programme pris dans une revue spécialisée, mais avait parfaitement compris comment il fonctionnait, puisqu’il me l’avait expliqué. Cet élève a passé ensuite un DEA d’informatique (ce qui était relativement rare) et en a fait son métier. Le lycée a été doté d’un Micral, et avec l’argent du foyer, nous avons acheté un ZX80 qui possédait un kilo octet de mémoire, une petite imprimante thermique et (comme le micral) un langage basic. Nous avons tracé des graphes de fonctions (avec des gros pixels bien carrés de plusieurs mm de côté, mais on avait l’impression de voir pour la première fois vraiment les courbes). J’ai aussi utilisé les capacités de calcul des calculatrices pour tracer à la main des courbes aussi exactes que possibles pour illustrer mon cours. Un autre élève s’est mis au « langage machine » sur un TRS80 (et m’y a initié). il a calculé plusieurs centaines de décimales du nombre « e » ; on a aussi fait un programme pour faire des opérations avec des très grands nombres, calculé des factorielles, fait des tables de nombres premiers. Ce qui était nouveau c’est que les mathématiques, à un moment où l’abstraction était encore reine (on était en pleine phase Bourbaki), devenaient brutalement expérimentales : un vrai plaisir ! Cette année là je crois est paru dans « Pour la science » un article de Douglas Hofstadter qui traitait de l’apparition du chaos dans une suite récurrente toute simple (suite logistique). A noter que la découverte du phénomène décrit avait été faite selon l’auteur de l’article avec une calculatrice programmable, et qu’on y voyait apparaître une constante mystérieuse, le « nombre de Feigenbaum » qui semblait intervenir dans les changements de phase de la matière. J’ai donné cet article (qui reste à mon avis une référence) à mes élèves et on a procédé à une vérification expérimentale. La courbe en forme d’arbre liée à l’article ne pouvait pas être tracée sur ordinateur, seulement calculée, mais elle était impressionnante. ML : Dans les années 90, on a vu apparaître de plus en plus de revues de programmation. L’aventure de la calculatrice programmable perdait un peu de son charme. Comment alors avez-vous poursuivi ce travail de découverte, d’approche concrète et expérimentale des mathématiques par l’outil informatique? Comme pas mal de collègues donc, et poussé au début par les quelques élèves dont j’ai parlé, j’ai monté un « club informatique ». Il était difficilement imaginable d’avoir du matériel utilisable en classe entière ; puis le lycée a été doté des fameux TO7. Mais assez vite, le club a perdu à mes yeux une partie de son intérêt car sous prétexte d’apprendre la programmation, les élèves recopiaient des programmes de jeux pris dans des revues, sans toujours bien comprendre ce qu’ils faisaient. On arrive ainsi à la fin des années 80. Il y avait un certain divorce entre le matériel qu’on pouvait trouver au lycée – les premiers compatibles PC arrivaient- et celui qu’on pouvait se payer chez soi -des Amstrad, Commodore, Atari par exemple- qui n’étaient en général pas compatibles. Cependant, le lycée avait acheté toujours dans le cadre du foyer, une table traçante programmable sur TRS 80 ou sur d’autres matériels en bidouillant un peu, et on a commencé à l’utiliser pour tracer des figures assez diverses : familles de courbes, premières fractales. (Les capacités graphiques des écrans étaient alors très limitées). A cette époque, j’ai en fait arrêté le club informatique pour lancer deux clubs mathématiques -qui utilisaient cependant les ordinateurs-, un sur le lycée et l’autre sur une Maison des Jeunes voisine aussi bien du lycée que de mon domicile. Par la MJC, j’ai accédé à un PC que j’étais à peu près le seul à utiliser, et j’ai commencé à m’intéresser aux logiciels libres qui étaient à l’époque diffusés sur disquette, puis un peu plus tard sur CDroms. Bien sûr j’ai cherché ce que je pouvais trouver en matière de tracés mathématiques, et je suis tombé sur un programme extraordinaire qui s’appelle Fractint et qui permettait de faire toutes sortes de manipulations et d’expériences sur les fractales et la théorie du chaos, thèmes sur lesquels des livres magnifiques étaient d’ailleurs sortis, ce qui était lié à la révolution informatique à un autre niveau. En 91-92, j’ai eu à nouveau une classe particulièrement intéressante, et le lycée avait suffisamment d’ordinateurs -(des collègues ayant fait le fameux « stage lourd » qui permettait d’être doté et d’avoir des personnes qualifiées pour s’occuper du parc)- pour que je puisse accueillir de 15 à 20 élèves dans le club. On a également acheté à ce moment le logiciel « Derive » permettant de faire du calcul formel et du tracé de courbes et de surfaces. J’ai lu dans la revue de l’APMEP qu’un « Congrès Math Junior » allait avoir lieu en juillet à Paris à l’occasion du premier Congrès mathématique Européen, et j’ai pris contact avec les organisateurs qui ont été plus qu’accueillants : je désirais présenter des réalisations autour de l’exploration de courbes et de fractales, et ils m’ont mis en contact avec des mathématiciens qui m’ont envoyé de la documentation. Aussi bien sur le lycée que sur la MJC, cette année a été passionnante et marque un tournant à plusieurs titres. D’une part c’est là que -de mon point de vue peut-être un peu étroit- démarrent vraiment des activités valorisantes et riches sur le lycée (qui ne vont cesser de se diversifier). D’autre part c’est aussi cette année là que quelques élèves, après plus de six mois d’arrosage du lycée en fumigènes et lacrymogènes, tentent de mettre le feu à des toilettes, provoquant une explosion, et par retour des conséquences importantes dans le fonctionnement et le statut de l’établissement. Dans le même temps, une municipalité vieillissante supprime tous les emplois permanents sur la MJC de Drancy où j’intervenais, tournant aussi dans la politique en direction des jeunes qui allait s’avérer catastrophique, et qui m’obligeait à m’investir davantage sur la MJC. C’est en quelque sorte, à ce niveau très local, à la fois le début de la « crise des banlieues », et celui d’activités éducatives que je qualifierai pour l’instant pudiquement de « très diverses ». Tout ceci a lieu entre un et deux ans après la chute du mur de Berlin qui marque également un changement de climat évident dans un département comme la Seine-Saint-Denis : l’espoir de lendemains qui chantent, porté jusqu’alors par une partie importante de la population, prend en effet un sérieux coup. ML : Un lycée est effectivement une structure ouverte, inscrite dans un environnement politique et social avec lequel elle communique, sensible à ses évolutions et vous l’illustrez très bien. Et que dire de ce parallèle que vous nous tracez entre la vie d’un établissement et celle de nos banlieues, où il a fallu, pour l’un explosion dans l’établissement (lycée classé Sensible depuis cet incident), et pour l’autre les événements que nous connaissons, pour que les pouvoirs publics prennent la mesure de la souffrance d’une partie de la jeunesse !… Revenons aux actions que vous menez ou coordonnez : Vous parlez d’activités « valorisantes et riches sur le lycée » :pourrez-vous nous préciser quelles sont ces activités aujourd’hui ? Je parlerai d’abord des mathématiques : il m’a semblé que l’outil informatique permettait une nouvelle approche, plus expérimentale, des mathématiques. Certains collègues dans d’autres établissements s’en servaient pour créer des exercices interactifs. Pour ma part, j’ai privilégié l’aspect exploration. Nous avons travaillé, après les fractales, sur des sujets très divers, en utilisant les logiciels Mathematica puis Mapple : avec des élèves de seconde, on a tracé des coquilles d’escargot ; puis nous avons fait pas mal de choses sur les polyèdres, et enfin sur les « l-systems » (fabrication d’arbres fractaux) et les pavages sous des aspects assez inhabituels. Un bon exemple d’utilisation très simple de l’informatique a été utilisé pour résoudre un problème assez connu, mais difficile quand on ne connaît pas : comment paver un tore (une chambre à air) avec 7 couleurs sans que deux pavés adjacents aient la même couleur ? Les élèves ont résolu le problème en coloriant un quadrillage à l’aide d’un petit logiciel de dessins : très facile de changer la couleur d’un carré. Jean Brette, responsables des mathématiques au Palais de la découverte, qui nous rendait visite, s’est beaucoup amusé avec les élèves à diminuer le nombre de pavés. En partant, il était arrivé à 21. Rentré chez lui, il m’envoie un message me proposant une solution à 14 pavés et une piste pour faire moins, … ce que nous avons fait avec seulement 7 pavés parfaitement harmonieux. Une telle situation est exceptionnelle : elle change la vision que peuvent avoir les élèves de ce que c’est que chercher vraiment la solution à une question. Toujours est-il que les contacts pris par les activités mathématiques m’ont amené à mettre les élèves en rapport avec des chercheurs, à les faire participer tous les ans au Congrès MATh.en.JEANs, une expérience très fructueuse et qui se poursuit, avec depuis maintenant six ans deux ateliers sur le lycée. Les rencontres avec le monde de la recherche nous ont conduits, un collègue de philo et moi-même, à monter un club CNRS Sciences et Citoyens. Nous avons eu d’abord une quinzaine d’adhérents pour débattre avec les chercheurs de la place de la science dans la société sous des rapports très variés (nous avons organisé près d’une cinquantaine de conférences-débat depuis dix ans avec des chercheurs prestigieux, en commençant par les limites de la Science (Isabelle Stengers) pour finir par l’année mondiale de la physique avec des débats sur la mécanique quantique (Jean Dalibard) ; avec entre temps bien d’autres sujets, et une participation toujours plus nombreuse des jeunes dont certains sont là depuis le début … A l’heure actuelle le club mobilise sur un an 80 jeunes dont 45 jeunes filles. Nous étions 65 pour les Rencontres Nationales de Poitiers, 37 pour la remise de la médaille d’or du CNRS à Alain Aspect, une cérémonie au contenu captivant de bout en bout … suivie d’un excellent buffet ! Pour les 20 ans du lycée une collègue a monté un spectacle théâtral de grande qualité et très drôle avec les élèves, révélant chez certains d’entre eux une intelligence des textes et du jeu que les brutes scientifiques que nous sommes étions loin de soupçonner ! L’année d’après cette petite troupe présentait un spectacle lors des Rencontres CNRS de Poitiers. D’autres activités se sont développées sur le lycée (qui a par ailleurs une équipe informatique très active, nous avons été un des premiers établissements à posséder un réseau). Je ne connais pas tout, mais il me semble qu’il faut citer une option cinéma qui suscite un grand enthousiasme chez ceux qui y participent, une option Sciences-Po qui réussit bien, une classe européenne, des classes à projet (l’an dernier sur Einstein, cette année sur le développement durable), avec des restitutions de grande qualité ; un partenariat avec la MC 93 … et quelques autres projets qui se mènent en partenariat avec la MJC Daniel André de Drancy dont j’ai été amené à m’occuper à titre bénévole lorsque la municipalité dont je parlais lui a supprimé les postes de directeur et de secrétaire en 1990, la laissant ainsi aux seules mains des adhérents ML : Quelles sont ces activités que vous animez au sein de la MJC ? Lorsqu’il y a maintenant six ans nous avons enfin réussi à ouvrir « l’Espace @venir » dans une ancienne pharmacie, avec une dizaine d’ordinateurs en réseau, du libre accès, des formations et des activités scientifiques, les gens du quartier eux-mêmes n’y croyaient pas. On sortait d’une période où le quartier tout entier : les écoles, le collège, la MJC, moi-même et bien d’autres personnes, s’étaient fait cambrioler à tour de rôle : il fallait réagir. Aujourd’hui l’Espace @venir est devenu incontournable dans le quartier; et la MJC qui ronronnait à 250 adhérents dépasse largement les 600 … dont une majorité sur des actions éducatives ou scientifiques (ce qui ne l’empêche pas d’avoir une section plongée de plus de 100 personnes, une section hip-hop où se mêlent des jeunes aux profils d’étude les plus divers, du flamenco, de la poterie, etc. Au public jeune s’ajoute celui des jeunes retraités. En dehors des ateliers comme la robotique, exploration mathématique, informatique, photo numérique, des « petites souris » (5-8 ans), des formations, nous accueillons également les personnes en recherche d’emploi une matinée par semaine, et avons deux ateliers intitulés « vivre en France » pour aider les personnes immigrées connaissant mal notre langue l’écriture, l’administration. Ces ateliers, et le précédent, utilisent systématiquement le parc informatique de l’Espace @venir et internet. Nous accueillons également des groupes du service municipal de la jeunesse, et organisons des activités d’été ouvertes à tous en partenariat avec les Petits Débrouillards Ile de France. Enfin nous organisons un accompagnement scolaire gratuit pour cinq groupes de dix élèves sur le collège voisin, à l’intérieur du collège mais en dehors des heures de cours. Ces activités nous ont menées très vite à la rencontre de nombreux partenaires, et nous intervenons avec eux au-delà de Drancy et Bobigny ; par exemple, en mai nous organisons pour la deuxième fois des Rencontres CNRS jeunes Île-de-France. ML : Quel lien existe-t-il entre votre activité d’enseignant et cet engagement au sein de la MJC ? Avec le lycée, nous avons développé progressivement un soutien scolaire organisé dans un premier temps au sein de la MJC, profitant de la souplesse de la structure : quoi de plus simple que d’accueillir d’abord quelques élèves qui « ne savent pas travailler chez eux » mais en ont envie, sur une salle pendant les vacances, à raison de cinq matinées. Quand on mobilise de plus quelques subventions Ville-Vie-Vacances pour embaucher un étudiant, que le lycée affecte un « Service National Ville » sur l’activité (pas de congé pour eux à l’époque), l’affaire fait vite boule de neige… et même le fait de demander une adhésion (onze euros) ne freine pas l’afflux. L’an dernier, 180 lycéens et collégiens ont ainsi participé à ce soutien qui accueillait une moyenne de 100 jeunes par séance. De plus en plus de professeurs y ont participé : 10 l’an dernier, 3 en moyenne par séance. La plupart des étudiants embauchés sont d’anciens élèves du lycée, ou issus du quartier. A partir de ce mois de janvier, nouvelle donne : le soutien scolaire aura lieu dans le cadre d’une école ouverte sur le lycée, et les après-midi seront consacrés à des activités culturelles et sportives proposées entre autres, mais pas exclusivement, par la MJC. Voilà une nouvelle aventure qui démarre. La MJC est également à l’origine de deux projets : un tutorat avec l’ENS Ulm qui touche 4 établissements et 26 élèves de Seine-Saint-Denis : des élèves de seconde -puis première S, seront allés une dizaine de fois à l’ENS pour des séances de cours et d’exercices, emportant du travail à la maison et suivis par douze tuteurs. Cette initiative menée en partenariat avec Animath a changé, je le pense, la vision des maths et des études d’une demi-douzaine d’élèves du lycée. Nous allons la reconduire, après en avoir fait le bilan, à partir de Mars. Enfin, nous démarrons cet été un nouveau projet intitulé : « Ateliers d’été Jeunes Scientifiques » : une cinquantaine de jeunes du département iront faire des stages d’une semaine dans des labos sous la responsabilité de chercheurs pour d’initier au monde de la recherche et de la Science et se familiariser avec l’Université. Dès cet été nous avons animé un stage sur les mystères de la mécanique quantique qui a démontré le grand intérêt que certains jeunes portent à la compréhension de l’univers qui nous entoure : ce stage a regroupé une douzaine d’élèves et ces derniers et quelques autres ont continué à travailler sur le sujet, préparant notamment une exposition. ML : Quel bilan faites vous aujourd’hui de ces projets ? D’abord, je dirai ceci : l’investissement associatif comme celui que je mène souffre de la charge que représente tout le travail de recherche de subventions, de partenaires, de rédaction de bilan, de communication, … : c’est trois fois plus de temps (ce n’est pas une image) que celui que nous passons à animer et à mettre du contenu dans des activités. Nous nous épuisons à rédiger des bilans pour des personnes qui ne viennent pratiquement jamais nous voir et qui d’ailleurs n’y connaissent pas grand-chose, à passer des demi-journées entières dans des réunions où il faut être si l’on veut avoir le contact nécessaire. Nous en avons assez également de passer pour des mendiants, et pourtant notre travail est reconnu : il l’est par nos pairs, par une partie importante du milieu éducatif et scientifique. Ceux qui décident en disent du bien, mais nous sommes traités comme des amateurs par ceux là mêmes qui nous obligent à travailler avec des bouts de ficelle. Et pourtant … Il est clair qu’avec un peu de volonté pour mobiliser des moyens pas toujours faciles à trouver, et en proposant des activités de qualité, on peut proposer aux jeunes des activités où ils peuvent s’épanouir, montrer leur capacité d’adaptation, leur curiosité et leur intelligence : la jeunesse de nos banlieues apparaît sous un jour bien différent que celui qui transparaît d’habitude, y compris à nos propres yeux. Si ce genre d’action se généralisait, je ne doute pas qu’il transformerait dans une mesure non négligeable la physionomie de nos quartiers, le sentiment des gens qui y vivent, la vie même qu’ils y mènent. J’imagine parfois ce que serait le quartier de l’Avenir à Drancy sans l’Espace du même nom qui est situé sur une place entièrement désertée par les commerces (nous voulons y monter un café culturel) ; ce que serait le lycée sans la multitude d’activités qui s’y mènent, sans l’enthousiasme des collègues, et la réponse que les élèves y apportent …. Que nous resterait-il pour vivre ,? À nous, jeunes, habitants des quartiers et acteurs éducatifs et sociaux. ML : François Gaudel |
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