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Il est rare de marier poésie et informatique. C’est pourtant ce climat étranger, ces espaces mal définis et quasi oniriques que les élèves du collège Boris Vian (forcément !) de Croix ont su créer avec leurs professeurs. Une telle créativité méritait rencontre. Le collège Boris Vian de Croix, à côté de Roubaix et Tourcoing est ce que l’on pourrait qualifier de » collège normal » pour le secteur. Son public n’est ni favorisé, ni très défavorisé. C’est un assez gros collège (730 élèves) avec une réputation plutôt bonne (cela varie un peu selon les années), dont les locaux ont été rénovés il y a 5 ans. Thomas Lièvre y enseigne les arts plastiques. FJ- T. Lièvre comment est né le projet de « La ville sans nom » ? TL- Prof d’arts plastiques, je voulais travailler sur le moyen terme (j’étais T.A. jusque là) et j’ai commencé à m’intéresser à l’internet à ce moment-là. En termes pédagogiques, la production de sites internet me paraissait une occasion donnée aux élèves de structurer eux-mêmes leur propre pensée, à travers la mise en page web, la fabrication d’images, fixes ou animées, et surtout une navigation entre pages et sites qui pourrait s’avérer très différente de l’empilement ou de la linéarité qu’on leur propose de produire ou de consommer, autant à l’école qu’à l’extérieur. La question d’une production collective qui articulerait sans trop les contraindre ces pensées individuelles s’apparentait pour moi à la question du partage d’un territoire. D’autant que ce projet était de fait lié à la question d’un espace virtuel. J’ai donc proposé à quelques uns de mes collègues une première expérience de » classe internet « , menée durant l’année scolaire 1999/2000. Vingt-six élèves volontaires en fin de 5e ont été regroupés dans une classe de 4e, tous engagés à venir trois heures le mercredi (dans le cadre d’un atelier de pratique artistique) en plus de leur emploi du temps et à y produire des pages internet. Par groupes de 2 à 4, ou certains seuls, ils ont pu produire (avec Corel Photo Paint 9, et Frontpage 2000, à l’époque, plus quelques freewares et sur du matériel alors bien vétuste) des sites sur des sujets de leur choix. Ils choisissaient, par ex : l’islam dans le monde, l’accordéon, le foot en Europe, la plantation d’un arbre dans le collège, la mode vestimentaire au collège…. Ils étaient accompagnés de plusieurs professeurs de leur classe : une prof d’histoire-géographie, un prof de S.V.T., un prof d’arts plastiques et un collègue bénévole et extérieur au collège, J-L Bouko, prof d’Italien. L’année suivante, 2000/2001, nous avons décidé de ne pas reconduire le projet sous la même forme : nous n’avons plus regroupé les élèves volontaires dans une classe, nous avons continué à recruter sur la base du volontariat et nous avons proposé aux élèves issus de la classe internet et aux autres 3e, un projet d’écriture plus collectif de création d’une ville virtuelle, habitée de personnages virtuels qu’ils auraient à créer. Parallèlement, cette même année 2000/2001, nous avons organisé un recrutement d’élèves de 4e et commencé un autre territoire, avec une équipe légèrement différente : » Bimboland « , clos en juin 2002. Vingt-deux élèves se sont portés volontaires en 3e, dont 19 étaient d’anciens élèves de la classe internet, et l’équipe pédagogique s’est renforcée d’une prof de lettres, le mercredi. C’est ainsi que « La ville sans nom » a vu le jour, premier territoire virtuel de l’atelier internet du collège. Le travail de création de pages et d’images se poursuivait à travers les cours que nous amendions en fonction de la problématique de l’atelier. Les élèves étaient regroupés dans 2 classes de 3e pour avoir le même prof de lettres. Nous avons participé à un atelier d’écriture proposé par le rectorat qui nous a permis de recevoir un écrivain (Hervé Letellier) au cours de l’année. Les élèves ont travaillé individuellement et par petits groupes, au gré de leurs affinités et des besoins de la fiction (rencontres entre leurs personnages), ont utilisé des logiciels d’édition web (Dreamweaver 2), de traitement d’image (Corel Photo Paint 9 toujours), de conception 3d (Softcad 3D et Avatar Studio), pour écrire leurs textes et les mettre en relation avec des images qu’ils créaient, récupéraient et truquaient, ou prenaient même parfois dans leur vie réelle (pour ex., la photo du magasin de la fleuriste est issu du stage professionnel que l’élève-auteur a fait dans le cadre de son année de 3e…). L’architecture globale du site était constamment reconstruite et rediscutée avec tous les participants en fonction des productions nouvelles et prévues. Mais le projet était mené dans l’esprit de l’atelier de pratique artistique, c’est à dire sans privilégier un cadre contraignant qui garantirait un résultat standard. Nous ne savions donc pas à quoi ressemblerait la production finale avant la fin de l’année. Et nous avons continué à fonctionner comme cela ; pour amorcer ce que vous verrez dans les autres territoires. A la rentrée 2001, nous avons débuté la » Mission d’exploration extra-territoriale « , encore en cours aujourd’hui. FJ- Quels étaient les objectifs pédagogiques ? TL – Nous les avons définis ainsi : FJ- Mais comment avez vous organisé la production des pages ? Qui « validait » ? TL- Les pages ont été produites par les élèves en fonction de l’évolution de leur personnage. Les pages » communes » tenaient compte des discussions collectives. En cas de problème ou de désaccord, l’élève retravaillait sa page (ou son image), plus ou moins encadré par un professeur, qui lui proposait des pistes. Un exemple de prise de décision collective est le nom même de la ville : suite à une discussion compliquée, et à plusieurs votes très serrés pour départager plusieurs propositions, le groupe n’avait pas réussi à se décider quant à un nom de ville commune, décision a donc été prise collectivement de garder le » titre » de Ville sans Nom, qui satisfit tout le monde. FJ- En quoi le projet a-t-il aidé les disciplines ? TL- Quant à l’organisation des cours ou du travail scolaire, je ne crois pas que ce projet ait amené de changements structurels. Mais le groupe était plus motivé et concerné. D’autre part, toutes les phases de production, notamment en petits groupes, étaient nettement plus dynamiques que dans les autres classes, le travail en groupe était beaucoup plus facile et excitant pour eux. Quelles retombées concrètes sur les performances des élèves ? TL- Je suis personnellement très peu convaincu des tentatives d’évaluation d’un dispositif expérimental en termes de » performances « , je ne crois pas que la vocation d’un atelier artistique soit de maximiser les » performances » scolaires de ses participants. La moitié au moins des élèves ayant participé à ce projet se sont orientés en seconde professionnelle ou en apprentissage. J’espère qu’ils ont eu l’occasion depuis de valoriser les compétences qu’ils avaient acquises en participant à ce projet. Mais je crois que ce qu’ils ont à coup sûr pu réinvestir, comme ceux qui ont fait une seconde générale, c’est la confiance en eux, l’aptitude à travailler en groupe, la conscience de ne pas être inéluctablement en échec (c’est à dire insuffisamment » performant « ) et au delà de leur formation, peut être, une idée de ce qu’est la culture, lorsqu’on ne la confond pas avec un outil à devenir plus » performant « . FJ- Qu’apportent les TIC en plus d’autres outils ? TL- Ce n’est pas » un plus » puisque on ne pourrait mener ce projet sans les TICE (projet Internet). L’internet (et non simplement les TICE) lorsqu’il est envisagé comme champ de production collective est un support rêvé de transdisciplinarité et de tranversalité pour moi, le support idéal pour croiser et réorganiser. La surface d’une page et l’architecture d’un site ne sont pas donnés en soi, tout au moins pour le moment. Si on se les approprie collectivement sans vouloir à tout prix réinvestir d’anciens modèles de hiérarchisation des données (comme la linéarité d’un texte imprimé, le chapitrage d’un livre d’histoire et de géographie, la gradation du simple au complexe dans un livre de mathématiques, ou l’organisation des rayons d’une bibliothèque), il est indispensable de construire un nouveau système de circulation, donc de sens. Permettre à un groupe de se l’approprier et de la construire lui-même, c’est permettre à ce groupe de s’organiser, et de définir son propre système de sens, lui permettre d’utiliser toutes les données qui lui seront utiles et de les réinjecter. La piste d’enrichissement de ce projet la plus importante que nous avons en friche est le travail croisé avec un ou des groupes d’élèves extérieurs au collège, voire d’autres pays. Nous avions tenté de le mettre en place dès le début du projet internet, en incluant celui-ci dans un projet européen Comenius (avec des collèges Autrichien, Danois, Espagnol, Italien, Letton) mais le problème de la langue commune (là l’anglais) et l’absence de professeur de cette langue volontaire pour travailler avec nous, nous a forcé à sortir de ce cadre. FJ- C’est un projet qui a une forte dimension poétique, voir surréaliste, ce qui n’est pas une dimension habituelle de l’institution. Comment c’est perçu par les élèves et les familles ? TL- Les élèves ont toujours été très motivés par l’atelier dans les différents groupes constitués et ils sont assez fiers de ce qu’ils font, mais cela n’empêche pas des moments de fatigue ou de découragement où le projet leur paraît loin de ce qu’ils feraient tous seuls s’ils en avaient les moyens, ou toute liberté pour produire. Ils restent assez consommateurs (de jeux, de sites internet sans réel intérêt, de chats ou de forums…) et il est difficile d’évaluer l’impact exact de ce type d’action sur la formation de leur ouverture artistique ou culturelle ou de leur esprit critique. Mais nous notons tous des progrès notables dans ces domaines. Dans certains cas, c’est la confiance en soi, la capacité à entretenir des relations sociales ou même l’ouverture psychologique qui sont modifiés par le projet. Les familles, elles, restent très proches de leur comportement habituel à l’égard du système scolaire : certains parents sont très intéressés et attachés à ce qui se passe à l’atelier, certains suivent de très près les productions de leurs enfants et discutent régulièrement avec nous de leurs évolutions. Mais ce sont les parents qui viennent déjà rencontrer les professeurs lors des réunions. Nous ne rencontrons jamais la majorité des parents de nos élèves. Du coté de l’institution, l’administration du collège a toujours soutenu le projet et permis son expansion, ainsi que les IPR, notamment l’inspecteur d’Arts Plastiques qui a toujours accepté de classer cet atelier internet comme atelier Arts Plastiques, en attendant que la dénomination existe. Par ailleurs, des dossiers avaient été envoyés aux différents financeurs (rectorat, conseil général, régional) au début du projet, pour obtenir des financements, mais nous n’avons pas eu de réponses à ce jour. Je crois que la priorité dans une académie de presque un million d’élèves n’est pas à l’expérimentation mais à la massification. FJ- Comment arrivez-vous à produire un univers à l’aura aussi poétique en ligne ? TL- Je pense qu’outre le travail sur la langue que notre collègue de lettres a développé tout au long des projets, cela pourrait être du à l’architecture même du site, constamment redéfinie au gré de l’évolution collective. Propos recueillis par François Jarraud http://territoirevirtuel.free.fr/ |
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