Claude Liauzu est interviewé par Jean-Philippe Raud Dugal pour le Café Pédagogique
Café pédagogique : Quelle est la raison principale de la publication de cet ouvrage ?
La nécessité de proposer une synthèse accessible au public le plus large possible. Dans le mouvement contre la loi du 23 février 2005, certains des auteurs de notre pétition ont pris conscience de cette nécessité d’une vulgarisation de qualité. Un « colloque citoyen » a été organisé en ce sens sur l’Algérie par Gilbert Meynier avec l’ENS de Lyon en juin 2006. Opposer aux mémoires conflictuelles, particularistes, un état des connaissances, établir les faits, surtout les plus controversés, avec rigueur, fournir des repères, c’est assumer la fonction sociale de l’histoire. Il y avait un vide à combler. De manière plus ou moins marquée, cette obligation morale a été partagée par tous les auteurs. C’est vrai aussi pour les historiens étrangers, confrontés dans les pays hier colonisés à une tyrannie de la mémoire officielle, comme en Algérie ou au Vietnam. Croiser les points de vue des historiens, de part et d’autre de la barrière, mais aussi dans l’espace « mixte » constitué par la situation coloniale, est un but indissociable du premier. Il est impossible, désormais, de soliloquer sur le destin de l’Occident en ignorant les acteurs des autres sociétés et leur voix.
Quelles sont les premières réactions à l’approche de sa publication ?
Nous avons fait un travail d’information important, et nous sommes agréablement surpris par l’intérêt suscité. Il faut dire que l’actualité rebondit régulièrement : la semaine dernière Le Monde consacrait une page à la mutinerie des tirailleurs de Thiaroye en 1944 et à sa répression, et un article à un manuel primaire de Nouvelle-Calédonie. La presse, certains journalistes, portent une attention nouvelle au passé colonial. La même semaine dernière encore, une stèle était inaugurée à Aix-en-Provence en mémoire de l’Algérie française, et le Conseil municipal de Perpignan a été l’objet d’une manifestation de protestation contre un projet de musée d’esprit colonial soutenu par la mairie… Comme vous, beaucoup de correspondants font référence à l’action contre la loi du 23 février qui a créé un réseau de relations entre les profs d’histoire. Les sites sont très demandeurs et deviennent un élément important de ces débats.
Comment situer votre ouvrage dans le débat sur la colonisation ?
Ce débat est très idéologique, très polémique, manichéen. A l’affirmation inadmissible du « rôle positif » de la colonisation, s’opposent dans le camp adverse les pénitents battant repentance sur la poitrine de leurs ancêtres. Pierre Vidal-Naquet, qui a consacré une grande partie de ses forces à lutter contre les Assassins de la mémoire, ceux de la deuxième guerre et ceux des guerres coloniales, a rappelé avec force que définir comme crime contre l’humanité un événement du passé n’apportait rien à l’histoire. Il faut souligner le danger que représentent des lois, dites mémorielles, même animées des meilleurs attentions. Ce dictionnaire veut aller à l’encontre de ces pentes dangereuses en présentant les renouvellements des études historiques, les apports de jeunes chercheurs, qui sont très importants et qui ont du mal à passer dans les médias.
S’agit-il d’un livre militant ?
« Chaque fois que nos tristes sociétés, en perpétuelle crise de croissance, se prennent à douter d’elles-mêmes, on les voit se demander si elles ont eu raison d’interroger leur passé ou si elles l’ont bien interrogé » : cette formule de Marc Bloch résume bien l’engagement du livre. Marc Bloch, c’est l’auteur du Métier d’historien, et c’est aussi celui de l’Etrange défaite, deux livres indissociables écrits au même moment par l’historien et le résistant traqué. Marc Bloch s’effrayait aussi du gouffre béant entre l’histoire savante, histoire enseignée, histoire en train de se faire, de l’ignorance envers ce qui n’était pas l’Hexagone. Il refusait que l’historien juge le passé, il rappelait que sa tâche est d’expliquer. Il est plus que jamais d’actualité. Dans cet esprit, il n’y a eu aucun autre critère de choix des auteurs que celui de la compétence.
Qu’est-ce qui fait, selon vous, la cohérence de ce dictionnaire ?
Ce n’est pas une auberge espagnole, et la diversité, la totale liberté d’expression de tous les auteurs ont été accompagnées par un travail d’équipe. Un conseil scientifique représentatif des différents domaines abordés est constitué de Hélène Almeida-Topor (historienne de l’Afrique et présidente de la Société française d’histoire d’outre-mer), de Pierre Brocheux (historien de l’Indochine), Myriam Cottias (qui anime un réseau CNRS sur l’histoire de l’esclavage) et Jean-Marc Regnault (spécialiste de l’Océanie). La cohérence tient à ce que tous les auteurs partagent une ambition : contribuer à replacer le passé colonial dans le grand mouvement qu’est l’histoire de la mondialisation des sociétés. Toutes, en effet, sont interdépendantes et sont traversées par la pluralité venue d’ailleurs.
Quel est le but de la journée de présentation du Dictionnaire de la colonisation le 4 avril prochain? Le fichier de présentation présente un débat sur la nécessité de ce dictionnaire. Pouvez-vous nous dire ce que vous en attendez ?
Enfoncer ce clou : au début du XXI° siècle, notre culture historique ne peut plus demeurer celle de nos parents. Les enfants d’aujourd’hui sont de plain pied dans le one world pour le pire mais aussi peut-être pour le meilleur. Cela, notre éducation nationale ne l’a pas assez pris en compte. La formation des enseignants l’ignore presque entièrement. Il est indispensable d’ouvrir un débat sur ces problèmes dont dépend l’avenir de notre discipline. Le programme de la journée traduit bien cette préoccupation. Autre objectif qui est lié : dans la grave crise que traverse l’édition en sciences sociales, il faut prouver qu’il y a place pour autre chose qu’une histoire spectacle jouant du poids des mots et du choc des images.
Avez-vous rencontré des difficultés pour réunir autant de contributeurs pour ce dictionnaire ?
Aucune.
Quel usage pourront en faire les enseignants ?
Le dictionnaire peut être utilisé pour la préparation des cours aussi bien que pour des expériences pluridisciplinaires ou des travaux d’élèves car nous avons fait un effort tout particulier pour faciliter la lecture. Le livre comprend une étude des temps forts, des notices et des dossiers sur les principaux aspects et débats concernant ce passé et 120 biographies. La nouveauté de ce dictionnaire tient à ce qu’il aborde des problèmes qui ont été rarement traités jusqu’ici dans des ouvrages généraux et qui sont importants pour l’enseignement de l’histoire : l’histoire des femmes, le corps, les aspects culturels jusqu’ici négligés tels que la BD, les musiques et danses, les auteurs intéressés par la colonisation, les mots, le sport, en passant par les biographies de Marcel Cerdan, Zizou, l’esclave Solitude condamnée à mort ou Joséphine Baker… Il faut espérer aussi que les enseignants auront plaisir à livre ce livre.