Le déclassement est mesuré avec trois thermomètres différents qui surdétermine chacun dans leur fonctionnement un élément ignoré par les autres. L’idée de les associer vient donc immédiatement à l’esprit comme cela est souvent le cas lorsque l’on souhaite progresser vers un tout qui soit plus que la somme de ses parties, du moins sur le plan qualitatif.
Tout d’abord, remercions Marie Duru –Bellat d’avoir amorcé et de continuer à animer un débat nécessaire. Reprenons maintenant son argumentation sur le bac. Avoir aménagé la norme institutionnelle qui s’appuie sur la situation « des années 70 » (norme Affichard 1981) en spécifiant que les bacheliers qui occupent des emplois « qualifiés » d’ouvriers et d’employés ne sont pas déclassés, ce serait prendre acte de la dévalorisation. C’est effectivement le cas, notamment car en 1985 ont été créé les bac professionnels qui destinent précisément à ce type d’emploi (je ne pense pas que l’on fasse miroiter des emplois de professions intermédiaires à ces diplômés). En conséquence, il n’y a pas de déclassés au niveau bac pour ces emplois « qualifiés ». Cette démarche « brutale » a été faite dans un simple souci de réalisme « institutionnel » relayé par le réalisme tout court puisque pour tous ces emplois « qualifiés », il n’y a pas un jeune sur 10 qui s’estime déclassé. Même avec cette convention 1/3 des jeunes ayant le bac est déclassé selon cette mesure institutionnelle, c’est-à-dire qu’ils occupent des emplois d’ouvriers ou d’employés « non qualifiés ».
Si cette recherche a été entreprise, c’est notamment avec l’idée, finalement battue en brèche, qu’entre les plus de 30% de bacheliers déclassés de la norme institutionnelle et le 0% de la norme statistique, il devait y avoir quelque chose. Rappelons que la norme statistique revient à considérer comme normale toute situation fréquente à un moment donné, pour chaque croisement diplôme – emploi. L’idée de départ, très simple, était de partir des perceptions individuelles des jeunes et d’en faire une catégorie collective pour chaque croisement diplôme-emploi, puis de confronter cette norme subjective aux deux autres. Il fallait choisir un seuil. Après de nombreuses discussions, 50% a semblé le bon, toutefois pour certains 25% suffisait, ceux-ci argumentant du fait que si ¼ ne sont pas satisfaits, cela suffit à valider la norme, argument recevable mais qui change peu de choses. En effet, ce qui conduit à la diminution du déclassement subjectif individuel (pourcentage d’insatisfaits de leur classement), ce n’est pas tant le choix du seuil, mais le simple fait de le décliner par croisement diplôme – emploi. Car l’insatisfaction est très éclatée entre les combinaisons diplômes – emplois observés (522), puisqu’elle est empreinte de beaucoup de subjectivité individuelle. Il y a par exemple, un nombre non négligeable de cadres qui s’estiment déclassés y compris avec des niveaux bac ou bac + 2, voire pour quelques cas isolés, des niveaux moindres ! A l’arrivée, les situations majoritaires sont alors assez tranchées, de telle sorte que retenir un seuil de 25 ou 50% ne modifie pas substantiellement le taux de déclassement subjectif, surtout pour les bacheliers.
Doit-on les désespérer pour autant ? En aucun cas et pour quelle raison objective le ferait-on ? 2/3 d’entre eux sont professions intermédiaires ou ouvriers ou employés « qualifiés », des professions dont les effectifs vont globalement croître à l’horizon 2015 au détriment des non qualifiés (soit 1/3 des bacheliers : les déclassés « institutionnellement »). Sans compter que le bac est effectivement une barrière contre le chômage et pour la « très grande majorité » des étudiants un tremplin vers des études supérieures et sans doute de plus en plus… La vrai question est de savoir pourquoi ces jeunes qui occupent des emplois non qualifiés ne s’estiment pas déclassés et souvent très majoritairement. La raison peut être à chercher du côté d’une analyse plus fine de la filière ou de la spécialité d’origine ou peut être davantage du parcours scolaire, du lieu géographique, de l’ascendance familiale, du parcours professionnel, du genre, de l’emploi occupé examiné à un niveau fin, etc. Nous réfutons donc ici comme explication unique, l’hypothèse formulée selon laquelle « on s’attend à ce qu’ils apprennent à considérer comme normale toute situation fréquente », mais la situation la plus fréquente pour les bacheliers sortants c’est la qualification ! (2/3 de professions intermédiaires ou d’employés – ouvriers « qualifiés »), donc aucune justification, selon ce raisonnement, pour que les bacheliers qui occupent des emplois non qualifiés s’estiment majoritairement non déclassés, ce qui est pourtant le cas ! De plus, le raisonnement « mimétique » revient à considérer les jeunes déclassées « qui n’ont pas le choix » comme des « acteurs dupés » qui avalisent la nouvelle norme qui leur est imposée, après qu’ils aient « pensé atteindre un niveau qui leur donnait quelques avantages » (selon M. Duru Bellat), mais que sait-on de ce décalage entre leurs espérances supposées dans le système éducatif et leur perception sur le marché du travail ? En réalité bien peu de chose.
Au final la mesure proposée, notamment pour faire débat (un objectif qui semble en bonne voie), conduit à 10% de déclassement pour des jeunes sortants du système éducatif de la génération 98 observée en 2001. Le déclassement est évidemment concentré à des niveaux supérieurs au bac, avec néanmoins des diminutions souvent notables en regard de la norme institutionnelle et ceci nécessairement car les jeunes du supérieur représentent près de 60% des jeunes de la génération en emploi.
Pour conclure, non seulement nous ne contestons pas « l’inflation scolaire » et encore moins son « effet pervers » et nous donnons même un nom à cet effet pervers : « la dévalorisation des titres scolaires ». Il ne s’agit en aucun d’affirmer que tout cela est « normal » et que « tout va bien » mais de prendre acte de ce fait, soit ici notamment qu’il est (hélas…) normal « sur le marché du travail » aujourd’hui, et sûrement dans l’avenir, d’occuper tous les emplois y compris les moins qualifiés avec un baccalauréat. A quoi sert alors, dans ce contexte, la norme institutionnelle qui fixe la correspondance diplôme – emploi « officielle » (BTS = technicien, par exemple) ? Elle indique finalement plus un plafond, qu’un plancher : pour atteindre le niveau supposé minimal de la norme institutionnelle le diplôme est nécessaire, mais pas suffisant pour de multiples raisons, dont seulement quelques unes ont été évoquées ici. En effet, nous ne sommes pas allés du côté de l’évolution des modes de gestion de main d’œuvre. Reste qu’un jeune sur 10 déclassé c’est beaucoup et l’avenir nous dira si ces jeunes et les suivants vont « tirer les qualifications » d’emplois vers le haut. Dans ce domaine, si les études sont rares, elle existent et dire que les transformations du système éducatif modèlent le système d’emplois à plus ou moins long terme et donc participent à la compétitivité d’un pays, ne nous semble pas procéder de la profession de foi, du moins pas plus que de penser pouvoir agir sur la qualité des diplômes et surtout des emplois…objectifs que nous partageons néanmoins. Quant à la question du coût de production de plus en plus de diplômés, elle est bien complexe, que paie-t-on si l’on n’assure pas la poursuite d’études, économiquement et socialement, et que perd-on par ailleurs ?
Enfin, la demande sociale pour les diplômes est forte pour des raisons que notre étude, comme bien d’autres, ne contredit pas, puisque tous les parents veulent le nécessaire pour leurs enfants en espérant que ce soit suffisant. Plus fondamentale est la question de savoir si la poursuite de compétitivité pour une croissance toujours plus forte est un objectif rationnel et raisonnable, beaucoup le contestent à juste titre, mais dans l’état actuel des choses sur le plan international, il est bien possible que la remise en cause ne soit pas pour demain…et quand bien même, pour la raison précédente, la hausse du niveau d’éducation pourrait bien se poursuivre, surtout que l’on oublie peut-être un peu trop souvent dans nos débats que l’éducation au plus haut niveau n’a pas que des objectifs économiques, du moins espérons le. Dans ce domaine, il faut évidemment rester vigilant sur les contenus de formation.
Philippe Lemistre
Lirhe – Céreq