Par Pierre FRACKOWIAK
C’est quand même étonnant que pour résoudre les problèmes de l’éducation aujourd’hui, le ministre de l’Education Nationale ne trouve rien de mieux que le retour à des pratiques qui avaient fait la preuve de leur inefficacité ou de leur insuffisance eu égard aux nouveaux enjeux imposés par le passage difficile d’une enseignement élitiste, ultra sélectif, à un enseignement de masse démocratique. Les constats effectués dans les années 60 démontraient qu’il était nécessaire de réformer le système éducatif et tous les ministres, de droite de 1969 à 1981, puis de gauche et de droite en alternance de 1981 à 2002 se sont employés, avec des styles, des volontarismes, des budgets différents, à le faire évoluer. Les ministres successifs et les enseignants qui se sont mobilisés fortement auraient tous eu tort et M. de ROBIEN serait le sauveur de cette école en déshérence, devenue une « fabrique de crétins », accusée de tous les maux et en particulier de celui d’avoir évolué.
Après le b-a ba redevenu sacro saint, le calcul mental porté aux nues, la grammaire de grand-mère restaurée, juste avant les leçons d’instruction civique et probablement la belle recommandation morale inscrite chaque jour au tableau, voici encore un nouveau vieux concept qui ressurgit avec BENTOLILA de derrière les fagots: les « leçons de mots ». Rappelons que tout cela se fait sans concertation avec les organisations représentatives des enseignants, encore moins avec les mouvements pédagogiques considérés comme négligeables, et dans le plus profond mépris des enseignants accusés de ne plus savoir faire l’école et livrés aux interpellations et aux critiques des parents et de groupuscules spécialisés dans le procès de l’école d’aujourd’hui. On note au moins une constante, une réelle cohérence, dans ces décisions prises à la hâte: donner la priorité à l’apprentissage mécanique plutôt qu’à l’intelligence, faire le choix de l’asservissement plutôt que celui de l’émancipation, restaurer l’élitisme et la ségrégation sociale plutôt que l’égalité des droits et la démocratie.
Avec les « leçons de mots », on atteint le fond, le fond du gouffre du conservatisme.
Il ne faut pas être expert, savant ou linguiste pour savoir que lorsqu’un petit enfant dit « lolo » à sa maman, il ne dit ni « lolo » ni « lait », il dit « Maman, je veux du lait ». La maman comprend parfaitement que son enfant veut du lait et lui dit, sans attendre qu’il ait subi des leçons de grammaire et qu’il soit capable de donner la définition du mot « lait »: « Simon, tu veux du lait. Maman va t’en donner! ». Cette maman n’a pas écouté le linguiste officiel de l’Etat et d’un grand éditeur, elle parle normalement avec des phrases complexes. Heureusement! Si elle l’avait écouté, elle n’aurait sans doute jamais réussi à apprendre à parler à son enfant. Le vocabulaire ne peut s’apprendre que dans des temps de communication qui ont du sens pour l’enfant et non dans des activités formelles, scolaires au sens le plus péjoratif du terme.
Il ne faut pas être expert, savant, linguiste ou ministre pour savoir que l’on peut connaître toutes les définitions des mots, connaître le dictionnaire intégralement par cœur et être incapable de parler, d’écrire, de communiquer, d’exprimer une pensée, une émotion, un sentiment, de décrire un évènement. On peut participer éventuellement à certains jeux télévisés à condition que l’animateur ne pose pas de questions hors du jeu…
De la même manière, on peut connaître toutes les lettres et tous les sons, même avec les lettres que l’on n’entend pas, même avec celles qui « se disent pareil » mais qui ne « s’écrivent pas pareil » et inversement, et ne pas savoir lire. On peut faire zéro faute à toutes les dictées, réciter parfaitement les règles de grammaire, réussir tous les exercices de tous les bleds et ne pas savoir écrire. On peut briller en calculant mentalement et effectuer tous les stéréotypes d’exercices abusivement nommés problèmes, et être incapable de raisonner, de conduire une démonstration, d’argumenter et de justifier…
Mais comment a-t-on pu en arriver là, si bas dans le gouffre du conservatisme?
Ah, mais l’écart de cinq ans dans les connaissances lexicales entre les élèves d’une classe de CE1, utilisé comme argument suprême par BENTOLILA? Il est bien connu de n’importe quel praticien et il est une des principales raisons des premières réformes de l’enseignement du français, fondées sur les travaux de l’INRP, formalisées dans les instructions officielles de 1974, celles-là même qui stipulaient pour la première fois que l’école devait aussi apprendre aux enfants à parler, rompant enfin avec sa tradition de leur appendre à se taire. L’écart entre Simon dont la maman dit posément: « Tu veux du lait. Je vais t’en donner » ou « Je demande à papa de t’en donner. Papa, tu veux bien donner du lait à Simon? Merci. » et Dylan dont la maman dit « tiens! » ne sera jamais réduit par la « leçon de mots ». Bien au contraire! Les enseignants qui galèrent chaque jour depuis des années pour rendre l’école plus intéressante et plus efficace le savent bien.
En fait, on est en train de détruire, par tous les moyens, l’école de la République…
Et les mots me manquent pour qualifier la gravité de la situation. J’en ai pourtant reçu, comme élève, des « leçons de mots » et j’en ai donné à mon tour, comme instituteur, engendrant un ennui mortel chez mes élèves malgré tout mon talent, jusqu’au jour où j’ai compris que l’école d’aujourd’hui ne pouvait plus être la même que celle d’avant-hier. La pensée serait-elle plus forte que les mots?
Pierre Frackowiak
Responsable du SI-EN UNSA du Nord
Pédagogue
Le 10/03/2007
A voir également : « A propos du rapport d’Alain Bentolila sur la grammaire »