L’ouvrage de Danièle Manesse et Danièle Cogis, Orthographe : à qui la faute ? n’est pas encore publié que déjà la polémique est lancée. C’est que le sujet n’est pas anodin pour un peuple français qui entretient une relation ambiguë avec l’orthographe. C’est aussi que l’ouvrage, qui sera en vente le 22 février mais que le Café s’est procuré, révèle une chute brutale et inquiétante des connaissances orthographiques des collégiens.
Au terme d’une enquête auprès de près de 3 000 élèves, les auteurs montrent que « l’écart entre les résultats des élèves de 1987 et ceux de 2005 est en moyenne de deux niveaux scolaires. Les élèves de cinquième de 2005 font le même nombre de fautes que les élèves de CM2 il y a vingt ans. Les élèves de troisième de 2005, le même nombre d’erreurs que les élèves de cinquième de 1987 ». En 1987, 50% des élèves avaient moins de 6 fautes. Ils ne sont plus que 22% en 2005. L’écart entre les plus forts et les plus faibles s’est lui aussi creusé. Le nombre de fautes augmente particulièrement pour l’orthographe grammaticale.
Cette étude a donc un grand impact. D’une part elle conforte tous ceux qui répètent que « le niveau baisse ». Elle réveille également ceux qui, comme Robien, prônent le retour aux méthodes traditionnelles et jettent la suspicion sur les enseignants.
Le Café se devait d’aller au-delà de l’écume médiatique. Danièle Manesse a bien voulu répondre à nos questions, expliquer son point de vue et ses propositions. Jean-Pierre Jaffré éclaire notre réflexion en situant la question de l’orthographe face à sa demande sociale. Viviane Youx, présidente de l’Association française des enseignants de français, donne celui des professeurs, confrontés sur le terrain à la difficulté d’apprendre l’orthographe.
« Le travail d’observation de la langue est fondamental : il donne du sens à l’apprentissage. Mais on doit avoir fait quelque chose avant et faire quelque chose après. »
Entretien avec Danièle Manesse
Vous annoncez un déclin des connaissances orthographiques entre les générations 1987 et 2005. Cela est-il vraiment établi pour tous les élèves ou ce déclin ne reflète-il que la baisse de quelques élèves ?
Non, c’est à la vérité une baisse bien répartie, si je peux dire : le livre en atteste par l’étude en quartiles, tranches de 25% de la population, et aussi par un tableau très parlant de la répartition des scores aux deux époques : il y avait en 1987 50% d’élèves qui faisaient moins de six erreurs dans la dictée (qui fait 83 mots), il n’y en a plus que 22%.
Mais peut-on comparer les élèves de 1987 et 2005 ?
Si on prend le point de vue de comparer des niveaux (du CM2 à la troisième), oui : notre étude met face à face les élèves d’un système scolaire structurellement inchangé (le collège unique était déjà en place et rôdé en 1987). Si l’on prend le point de vue de l’âge, la comparaison n’a pas la même valeur : les élèves de 2005 ont six mois de moins en moyenne que ceux de 1987 ; ceci, parce qu’ils redoublent moins, qu’on les oriente moins dans des filières marginales.
Votre étude montre que c’est d’abord l’orthographe grammaticale qui est touchée. Justement le ministre souhaite la disparition de l’ORL et le retour de l’enseignement de la grammaire traditionnelle. Cela vous semble t il nécessaire ?
C’est un point délicat, parce que le contexte prête à la polémique, aux positions bloquées et non à la discussion argumentée et réfléchie. Le rapport sur la grammaire de Bentolila, la circulaire qui lui fait suite sont des réponses opportunistes et, disons-le en cette période électorale, des coups politiques médiocres, pour donner de mauvaises réponses à ce qui me semble de vraies questions.
Et ces questions, nous sommes nombreux, chez les « gens de bonne volonté » , à les avoir posées dès la mise en œuvre des programmes de 2002 pour l’école primaire. Je vais vous donner mon avis, qui n’est pas forcément celui de ma camarade Danièle Cogis, auteur dans le livre d’une très solide étude des erreurs grammaticales dans les dictées de 2005. Et j’y vais carrément et j’essaie de dire comment je vois les choses le plus simplement possible.
D’abord, il ne s’agit pas de revenir à la grammaire « traditionnelle », mais de dégager la grammaire utile pour l’orthographe et l’apprentissage des langues étrangères. Il y a eu dans les années 70 un très riche fonds de propositions didactiques qui ont été ensevelies par la vague de la production sur les types et formes des discours, et c’est dommage. Le discrédit convenu qui pèse sur la grammaire de phrase me semble une des conséquences déplorable de ce mouvement de vagues et d’oubli.
Sur l’ORL, maintenant : observer, comprendre comment la langue fonctionne ne suffit aux élèves pour s’approprier la règle, la connaissance, pour l’intégrer, pour la capitaliser et la mettre en œuvre de manière automatique. Le travail d’observation de la langue est fondamental : il donne du sens à l’apprentissage. Mais on doit avoir fait quelque chose avant et faire quelque chose après : l’orthographe du français est compliquée, elle exige une vigilance constante. Pour ce faire, il faut se référer à un corps de savoirs simples – à l’exception du fichu accord de PP, la langue orale se charge de l’occire -. J’ai pour ma part toujours été très frappée dans les présentations faites par des didacticiens (articles, colloques etc.) de démarches inductives d’enseignement de l’orthographe : à aucun moment, on n’explique comment on a enseigné la règle, comment on l’a fait apprendre, mémoriser, où et comment elle est consignée par les élèves, dans quelle progression ; enfin, comment et quand on évalue (alors que la question est cruciale : l’ORL se pratique plutôt en groupe).
Or il n’y a rien à faire, s’il n’y a pas entraînement, capitalisation, il n’y a pas d’appropriation. La démarche ORL est une part nécessaire du travail, mais elle ne suffit pas à construire des repères durables. Il faut aussi assumer de faire de la mécanique. C’est comme en musique. Oui, il faut des moments de solfège et de gammes, oui il faut des moments d’entraînement, oui, il faut des moments d’enseignement spécifiques de l’orthographe et de la grammaire, c’est mon avis. Sinon, le risque est grand de ne pas pourvoir les élèves, et notamment ceux dont le seul recours est l’école et qui sont les plus exposés à l’échec, des repères dont ils ont absolument besoin.
Faut-il revenir aux horaires et à l’enseignement du français comme ils étaient en 1987 pour retrouver le niveau de 1987 ?
Ce n’est certainement pas seulement une question d’horaires. Certes, le temps consacré au français est essentiel. C’est long d’apprendre quelque chose qui est difficile, multiforme comme en témoigne le chapitre 3, où chacune de nous explique les « chemins » des erreurs et de l’acquisition de quatre domaines de l’orthographe (la grammaire, le lexique, les mots-outils, les signes et accents) . Dans la brève conclusion qui a été discutée entre nous quatre, nous disons : « On ne peut pas tout faire dans le temps des études, déjà lourd pour les élèves » et nous indiquons qu’il y a des choix à faire. Les programmes sont le produit de choix qui sont des choix politiques, et dont le Café s’est fait récemment l’écho.
Quels sont les savoirs pour lesquels la société mandate l’école et qu’elle juge indispensables ? Moi, je suis souvent exaspérée par les finasseries académiques et railleuses qui entourent le débat récurrent sur le socle commun. Des sociologues, tels François Dubet ou Jean-Pierre Terrail, extérieurs aux groupes de pression de notre petit milieu, me semblent ceux qui posent le plus courageusement ces questions.
Mais il y a d’autres problèmes. La raison qui m’a poussée, quasiment « vingt ans après » à ré-entreprendre cette recherche qui est un sacré chantier, c’est un travail sur l’échec en français des classes « difficiles » de collège (2003). La mauvaise articulation des programmes de l’école avec ceux du collège a une part importante de responsabilité, à mon avis, dans le déclin orthographique des élèves. L’école primaire, en allégeant les tâches de travail sur la langue au profit notamment de la lecture et de la littérature, s’est déchargée sur le collège d’une partie des notions de langue. A juste raison : il y a encore quatre ans pour asseoir les savoirs de base ! Et le collège ne prend pas du tout le relais. Ce n’est pas un scoop : dans les recherches bibliographique qui accompagnent ce travail, j’ai lu tous les rapports de l’Inspection générale (ce sont des remontées du « terrain » !). Ils s’en inquiètent.
Souvent on fait le lien de la chute orthographique avec les nouvelles formes d’écriture (mail, sms). Ce lien est-il établi ? Que faire en ce cas ?
Il est tôt pour affirmer quoi que ce soit à ce sujet.. En tout état de cause, l’école n’y pourrait pas grand-chose ! Mais, restons calmes : tout le monde utilise des systèmes de notations bricolés, ne serait-ce que pour prendre des notes, et change de code selon les situations. Rien n’indique qu’il faut s’en inquiéter : on lira un point sur la situation de David et Gonçalves dans le Français aujourd’hui de mars 2007. Sur les 2767 dictées de 83 mots, nous n’avons rencontré que deux notations type SMS !
Vous imputez le déclin a un affaiblissement de la norme dans la société. Liez vous l’intérêt que porte l’opinion publique à l’orthographe à une nostalgie conservatrice (une aspiration à l’ordre) ? Cet intérêt, qui semble réel, ne contredit -il pas un éventuel déclin de la norme ?
La norme, ce n’est pas seulement l’aspiration à l’ordre, c’est des valeurs collectives partagées. L’intérêt que la société porte à l’orthographe est un fait, et doit être reconnu comme tel. On ne juge pas les faits, on cherche à les comprendre. J’essaie d’analyser cela dans le premier chapitre. L’orthographe est populaire, parce qu’elle est le premier des savoirs populaires, elle est une sorte de métaphore de la langue écrite qui est une conquête du peuple récente, enfin dans sa généralisation, à partir de la deuxième moitié du XIXème siècle. Elle était au centre du premier examen de promotion populaire, le certif.
La langue, y compris dans sa modalité écrite, est partie en profondeur de l’identité de chacun, elle fait partie de l’héritage minimum. Là où ça se complique, c’est que l’orthographe du français est pour une part arbitraire, irrationnelle, et on la trouve aussi insupportable : il y a deux forces contraires dans la relation que chacun entretient avec l’orthographe. Bernadette Wynants, une sociologue encore, montre très bien l’ambivalence de la relation à l’orthographe. Et cette ambivalence, elle habite aussi les enseignants, elle les tourmente, et elle les met en situation d’insécurité sur leurs missions.
Pour certains l’apprentissage de l’orthographe est une perte de temps. Qu’en pensez vous ?
C’est complètement aristocratique de dire cela, parce que ceux qui n’ont pas eu assez d’enseignement orthographique en souffrent, et le font savoir : je pense aux élèves de ZEP, à ceux des LP, qui souvent, ont renoncé…
L’orthographe, « bien enseignée », c’est intéressant ; c’est un entraînement à l’activité métalinguistique, requise dans toutes les disciplines à l’école, c’est une source de découverte sur la langue et le sens.
Tant que l’orthographe est requise dans la vie sociale, tant qu’il n’y a pas de mouvement consensuel dans la société pour en simplifier ce qui peut être simplifié et gagner du temps d’apprentissage, il faut oser l’enseigner, et l’enseigner bien, y compris dans ses aspects qui exigent répétitions et mémorisation, mieux que ce n’est fait à mon avis. On attire l’attention dans notre conclusion sur le temps ridicule dans la formation des professeurs des écoles et des collèges alloué à l’étude de la langue. Il ne suffit pas de savoir l’orthographe pour savoir l’enseigner. Et moins on a réfléchi sur la manière d’enseigner, et plus on enseigne dogmatiquement, c’est connu.
En tout état de cause, ce serait bien si ce travail pouvait réactiver le débat sur les modifications orthographiques qui peuvent être faites. Dans le sens qu’indique Chervel dans la postface, dont je partage le point de vue : pas sur des détails, mais sur deux ou trois grands points qui eux feraient gagner du temps : doubles consonnes, lettres grecques, pluriel en x….
Danièle Manesse
Danièle Manesse, Danièle Cogis, Michèle Dargans, Christine Tallet, Orthographe : à qui la faute ?, préface d’André Chervel, Paris, ESF éditeur, 2007, 250 pages.
« L’orthographe, parce qu’elle prétend ménager la chèvre et le chou, la culture du passé et la communication d’aujourd’hui, est un monstre social sans équivalent ».
Entretien avec Jean-Pierre Jaffré
L’ouvrage de D. Manesse et D. Cogis établit une baisse des connaissances orthographiques des élèves. Cela est-il conforme à vos observations ?
Il parait tout à fait probable que la compétence orthographique des enfants et des jeunes adolescents – celle des sujets sous le contrôle de l’école – n’est plus aujourd’hui ce qu’elle fut naguère. Les compétences effectives des adultes restent en revanche largement méconnues. Les causes de la baisse observée sont multiples. Plus qu’aux méthodes, elles tiennent d’abord à une diminution du temps consacré à l’enseignement de l’orthographe, et à la place que celle-ci occupe en général dans le processus scolaire. Telle est, je crois, l’explication que donnent D. Manesse, D. Cogis et leurs collègues.(1) Je n’y vois en tout cas aucune détérioration de la conscience professionnelle des enseignants car le facteur explicatif majeur me parait plus sociologique qu’éducatif.
Le statut social de l’orthographe n’est plus aujourd’hui comparable à ce qu’il fut naguère, les demandes faites désormais à l’école ne sont plus du même ordre et le profil des enfants auxquels l’école à affaire n’est plus le même non plus. Pour relativiser cette notion de baisse de niveau, il convient par conséquent de ne pas se laisser enfermer par la relative objectivité des chiffres mais d’accepter l’idée d’une société en mouvement qui, sans renoncer à certaines options traditionnelles, accentue leurs limites. C’est tout spécialement le cas de l’orthographe du français qui, en son état, a toujours posé des problèmes à ses usagers – et pas seulement aux jeunes. Ces difficultés ont pu sembler résolues pour une société de lecteurs dans laquelle le nombre de scripteurs était plus faible, et le plus souvent des professionnels. La montée en force d’une demande de la production écrite, telle que celle à laquelle on assiste aujourd’hui, révèle que, hors de l’école, la question de l’orthographe demeure mal résolue.
C’est particulièrement vrai pour l’orthographe grammaticale. Faut-il alors supprimer l’ORL, comme le souhaite de Robien ? Puisque les méthodes traditionnelles permettaient un meilleur apprentissage de l’orthographe, faut-il y revenir ?
Il faut très certainement s’interroger sur ce que peut être un enseignement efficace de l’orthographe. Il existe d’ailleurs dans ce domaine bien des travaux de recherche qui n’ont pas été correctement diffusés et sont donc restés inutilisés. Depuis une vingtaine d’années, on assiste en fait à une désaffection partielle de cet enseignement, peut-être par réaction à l’égard d’une tradition qui lui accordait beaucoup – trop ? – de place. Possible aussi que la prise en compte d’autres aspects de l’écrit, comme la vogue du texte depuis deux décennies, ait réduit le temps accordé à l’enseignement de la langue écrite. De là à prétendre qu’il faudrait revenir à un enseignement traditionnel, il y a un pas que je ne franchirai pas. Si le temps passé à enseigner constitue un facteur important, je ne me fais en revanche aucune illusion sur les bienfaits des méthodes passées. Un coup d’œil sur les résultats obtenus par l’école des années 50 – que j’ai connue – montre que bien des enfants étaient en délicatesse avec l’orthographe, au point d’ailleurs que certains d’entre eux n’étaient pas présentés au Certificat d’études primaires.
L’orthographe prend une place très importante dans l’opinion publique. Pourtant D. Manesse pense que son déclin résulte d’un affaiblissement général des normes. N’est-ce pas contradictoire ? Qu’en pensez vous ? Quelle place tient l’aspiration à l’ordre dans ce débat ?
Plus que l’orthographe, c’est la production écrite qui prend de l’importance dans notre société. Jamais par le passé le besoin d’écrire n’a été aussi important que de nos jours. Pendant des siècles en effet, l’écriture – et donc l’orthographe – a été le fait essentiel de professionnels (clercs, imprimeurs, correcteurs, etc.). Il ne faut donc pas s’étonner que la progression de la production écrite s’accompagne d’une augmentation du nombre d’erreurs. Plus on se sert de l’orthographe plus on en mesure la complexité. N’oublions pas en effet que notre orthographe est l’une des plus complexes du monde, en raison notamment de ses spécificités grammaticales. Ces difficultés – que beaucoup considèrent comme des marques d’appartenance culturelle – sont devenues d’autant plus évidentes que l’enseignement de l’orthographe s’est massifié, avec ses corollaires : un refus de la variation et la constitution d’une surnorme orthographique rigide. Depuis environ un siècle et demi, des responsables de tous bords – éducateurs, linguistes et même hommes politiques – n’ont cessé de mettre l’accent sur des zones à modifier ou pour lesquelles on devrait au moins se montrer plus tolérant. En vain. Comment s’étonner donc que l’explosion de la production graphique à laquelle on assiste aujourd’hui ne s’accompagne pas d’une décrépitude de la norme orthographique en place depuis plusieurs siècles ? Et ce qui est en question ici ce ne sont pas les normes linguistiques – évidemment nécessaires – mais les errements de la surnorme orthographique.
Les nouvelles formes d’expression (les sms, ce mail) inventent d’autres normes orthographiques. Pensez vous que cela explique le déclin orthographique ? Si oui comment faire pour imposer la langue écrite officielle ?
L’avènement des SMS et des courriels illustre le phénomène de polygraphie dans laquelle se trouvent désormais plongées les sociétés modernes. En France, le poids d’une norme homogène n’a fait que retarder ce que d’autres pays connaissent depuis longtemps (Japon, Chine, monde arabe, etc.). Chacune de ces formes d’écrit illustre simplement la diversité de modes de communication qui se dotent des outils les mieux adaptés. Ainsi, parce qu’ils doivent compter avec des supports restreints, les SMS recourent aux codes minimaux qu’autorisent les échanges privés. Le texte des courriels révèle la fragilité d’une compétence orthographique qui doit s’exprimer dans un temps réduit et se trouve souvent dépourvue de relecture. Reste l’orthographe « du dimanche », celle des échanges publics, qui implique une apparence plus stable et sans doute plus conforme à la culture sociale. Pour toutes ces raisons, les sociétés futures vont devoir apprendre à ne plus raisonner en termes de monographie, avec une orthographe officielle valant pour toutes les situations. Ce faisant, l’écrit exploite un potentiel qui l’apparente aux divers registres de l’oralité : la forme d’un message peut varier avec les situations. Plus que d’un déclin orthographique, finalement très relatif, nous avons plutôt affaire à une mutation orthographique qui retrouve les vertus de la variation, sinon dans un même texte, comme ce fut le cas jadis, du moins dans des textes dont le but et le statut social sont distincts.
Quels autres facteurs peuvent, selon vous, expliquer le déclin orthographique ?
L’idée selon laquelle il existerait un déclin orthographique, les hommes d’aujourd’hui étant des usagers plus médiocres de l’orthographe, me semble très exagérée. On sait ce qu’il faut penser du mythe de la grand-mère qui écrivait sans fautes d’orthographe ! Chez les élèves, cette idée de déclin me semble aussi ancienne que l’orthographe elle-même. Elle tient d’ailleurs, en partie au moins, aux présupposés des travaux sur la question. Difficile en effet de comparer des situations scolaires éloignées dans le temps et qui appartiennent à des sociétés dans lesquelles la demande orthographique, et toutes les représentations qui vont avec, a changé. À mon avis, c’est là une des causes majeures du déclin indiqué par les chiffres. Difficile en effet de l’imputer à la seule intelligence des enfants, ou à un déficit éducatif – c’était mieux avant, avant on savait, etc. Mais il existe une autre cause, à mes yeux tout aussi importante, c’est l’orthographe elle-même et sa supposée permanence. Comme si elle avait toujours été la même, comme si elle avait toujours joué le même rôle dans toutes les sociétés. Je ne trouve personnellement pas aberrant de considérer que toute époque doit disposer des outils les mieux adaptés à ses modes de vie et plus généralement aux besoins qui sont les siens. Or l’orthographe du français, sous la forme que lui ont donné les grammairiens, les imprimeurs, les Académiciens, etc., n’est pas adaptée aux besoins d’une communication de masse. Et les attitudes ordinaires qui se manifestent à ce sujet, en France – et dans d’autres pays d’ailleurs mais avec peut-être un peu moins de hargne –, contribuent à renforcer un état d’esprit tout à fait singulier. Parmi mille exemples possibles, prenons celui des déplacements humains. Dans un univers citadin où l’activité physique est devenue un loisir plus qu’une nécessité, qui accepterait aujourd’hui de faire des kilomètres à pied pour aller travailler, comme c’était le cas pour nos grands-parents ? La notion de déclin me semble donc pouvoir – et devoir – être discutée. Elle présuppose un immobilisme social dépourvu de tout fondement. Les sociétés changent, leurs besoins changent, et les outils correspondants doivent suivre ce mouvement. À cet égard, l’orthographe, parce qu’elle prétend ménager la chèvre et le chou, la culture du passé et la communication d’aujourd’hui, est un monstre (2) social sans équivalent.
Évidemment la tentation sera grande de considérer que la baisse de l’orthographe est symptomatique de la baisse générale du niveau. Qu’en pensez-vous ?
Là encore, la notion de baisse de niveau me semble toute relative. Bien entendu si les canons de l’école d’aujourd’hui étaient les mêmes que ceux des années 50, on pourrait accepter de telles conclusions. Mais les demandes faites à l’école sont en perpétuel changement et – même si on peut parfois le regretter – en constante augmentation. S’il faut préserver le lien avec le passé, doit-on pour autant sacrifier le présent et plus sûrement encore l’avenir ? Chacun sait que les jeunes d’aujourd’hui, s’ils n’ont pas les connaissances de ceux d’hier, ou d’avant-hier, en ont bien d’autres, nouvelles et originales. Autrement dit, la notion de baisse de niveau est aussi tributaire des référents que l’on utilise. C’est ce qui explique en grande partie les conflits d’opinion, que renforce le complexe de supériorité affiché par certains adultes qui confondent leurs connaissances du moment et celles de leur enfance, quand ils avaient l’âge de ceux qu’ils accusent d’inculture. Finalement, plutôt que de parler du bienfait supposé des méthodes traditionnelles, ne serait-il pas plus judicieux de se mettre d’accord sur un ensemble d’objectifs éducatifs qui, sans renier totalement le passé, tiendraient compte des besoins effectifs de la société telle qu’elle est. À cet égard, plutôt que de considérer l’école comme un préalable exclusif de la vie active, qui doit doter une fois pour toutes les individus de compétences linguistiques optimales, ne serait-il pas préférable d’ajuster l’offre et la demande à l’aide d’une éducation permanente bien comprise. Plutôt que de vouloir apprendre d’emblée toute l’orthographe à tout le monde – ce qui parait bien utopique –, ne vaudrait-il pas mieux s’en tenir à des compétences de base en offrant des options formatives aux citoyens adultes qui en éprouveraient le besoin ?
Et de penser que pour remonter le niveau il faut revenir aux pratiques traditionnelles. Ont-elles vraiment fait leurs preuves ? Sont-elles applicables à cette génération ?
En admettant que l’on s’entende sur ce que l’on appelle « pratiques traditionnelles », on doit reconnaître qu’il y a loin de la coupe aux lèvres. Disons que l’école traditionnelle, celle des années 50-60 par exemple, disposait d’un temps relativement important pour enseigner les bases élémentaires, et notamment l’orthographe. Elle recourait pour cela à la dictée quotidienne, la préparation au Certificat d’études primaires pouvant autoriser deux ou trois dictées par jour. Ces pratiques donnaient certes des résultats sans être miraculeuses pour autant. Bien des élèves continuaient d’avoir des problèmes en orthographe, au point d’ailleurs, comme je l’ai déjà dit, que certains n’étaient pas présentés aux épreuves du Certificat d’études primaires, ou échouaient aux épreuves de l’examen d’entrée en 6e. Mais il y a plus. Cette compétence orthographique, mise en place à grand renfort de dictées et de leçons de grammaire, avait tendance à faiblir dès que les élèves quittaient l’école primaire. C’est tout au moins ce que l’on peut déduire des tests proposés aux futurs conscrits quelques années plus tard, lors des épreuves de présélection militaire. Un niveau en orthographe n’est donc jamais définitivement établi, spécialement pour les zones les plus complexes. Si l’on en juge par le destin souvent cruel des savoirs scolaires, la stabilisation d’une compétence dépend essentiellement de l’usage qu’on en fait. Les adultes qui ont le plus de chance de disposer de compétences solides en orthographe sont ceux qui s’en servent, dans leur vie, dans leur profession. C’est d’ailleurs pourquoi j’expliquais précédemment qu’arrivé à l’âge adulte, il serait parfois utile de pouvoir reprendre des cours pour raviver des compétences qui se sont étiolées.
D’une façon plus générale, nous sommes dans une société où les jeunes sont souvent mis en accusation. L’orthographe ne joue-t-elle pas aussi un rôle de barrière entre les jeunes et les vieux (souvent dépassés dans d’autres domaines comme les TIC par exemple) ?
D’abord, et c’est sans doute le plus important, nous sommes en train de vivre une mutation technologique extraordinaire avec l’avènement des supports électroniques. Au point que la question de l’orthographe se pose en des termes nouveaux. Cela dit, nous demeurons dans une société à velléité patriarcale : officiellement, ce sont toujours les anciens qui décident pour les plus jeunes et il y a fort à parier que nos maîtres à penser actuels sont plutôt des adeptes du papier-crayon. Il suffit d’entendre leurs commentaires sur le courrier électronique et les SMS. Sans tomber dans les travers du jeunisme, parions que l’habitus électronique est représentatif des pratiques écrites de demain et que, dans ce contexte, l’orthographe du dimanche ne jouera plus tout à fait le rôle que la plupart des adultes voudraient qu’elle joue. Mais ce qui est plus dramatique encore c’est que les donneurs de leçon ne sont pas forcément des experts en orthographe. En l’absence de toute enquête digne de ce nom, personne n’est réellement capable d’apprécier aujourd’hui la qualité des pratiques orthographiques des Français. Comme l’ont abondamment montré les débats sur les Rectifications orthographiques de 1990 – elles existent toujours en effet ! –, plus qu’une pratique effective, l’orthographe est un sujet dont on parle, à propos duquel de multiples représentations s’expriment, souvent conservatrices, spécialement dans les sphères de l’élite.
Jean-Pierre Jaffré
MoDyCo, UMR 7114 du CNRS
Site : http://www.vjf.cnrs.fr/umr7114/DocHtml/PAGEPERSO/JPJaffre.htm
Notes :
1- Leur ouvrage n’étant pas encore paru, je me réfère ici aux propos tenus dans la presse et aux éléments aimablement communiqués par D. Cogis.
2- Au sens figuré du 16e siècle : « Chose bizarre, incohérente, formée de parties disparates » [Le Petit Robert].
« L’enseignant de français ne peut pas seul prendre tout le problème en charge »
Entretien avec Viviane Youx (Afef)
Le livre de D. Manesse et D. Cogis révèle un réel problème. Etes vous d’accord avec le diagnostic ?
Il ne s’agit pas d’être d’accord ou pas ; cet ouvrage pose un diagnostic, que nous aurions mauvaise grâce à renier ou à dénigrer. Le danger serait, devant ce constat, de vouloir le minimiser, ou de chercher à nous justifier et à nous disculper. Cela signifierait alors que nous ne voudrions porter aucune responsabilité, choix inadmissible, puisque les élèves qui ont été évalués dans cette étude ont bien eu, tous, des cours de français à l’école et au collège, nous ne pouvons nous défausser aussi facilement.
Mais, a contrario, nous ne pouvons pas non plus porter toute la responsabilité, les horaires ont diminué dans les classes depuis 1987 ; et surtout la tâche est devenue plus difficile, plus confuse ; la charge de travail est importante du fait de programmes lourds et opaques, et les choix laissés à l’initiative des enseignants créent des disparités importantes : un élève peut durant sa scolarité voir se succéder des conceptions assez différentes, voire antinomiques de l’enseignement du français, sans que ces conceptions soient en réel désaccord avec les programmes. La diversité peut être profitable aux élèves les plus à l’aise, qui peuvent compléter d’une année sur l’autre le puzzle auxquels ils sont confrontés, mais très déroutante pour ceux qui peinent le plus. L’étude de Danièle Manesse met en évidence, en 20 ans, un retard de deux ans dans l’acquisition de l’orthographe, nous devons en prendre acte et trouver les moyens d’y remédier si nous ne voulons pas entendre à nouveau les sirènes de la baisse de niveau.
La tentation sera forte de préconiser le retour aux programmes et méthodes traditionnels pour retrouver le niveau de 1987. Qu’en pensez vous ?
Evidemment, mais ne peut-on pas critiquer la situation actuelle sans retomber dans l’illusion qu’un retour en arrière suffirait à y remédier ? Déjà en 1987, les programmes et les méthodes n’étaient plus très « traditionnels ». Nous avons déjà vu combien l’opinion publique s’est focalisée sur la grammaire à l’occasion de la publication du rapport Bentolila. Peu de disciplines suscitent autant de remous que le français quand on touche aux programmes. Il est certain que les parents ont été fortement déroutés par l’introduction dans les manuels et cours de français d’une terminologie savante, jargonnante, qui donnait trop de place à des préoccupations formelles. Mais revenir à un état antérieur, âge d’or de la dictée, serait-il suffisant pour sauver la situation ? La dictée n’a jamais constitué un exercice d’apprentissage, mais un exercice de contrôle d’une orthographe déjà acquise, tant est qu’elle est bien réussie par les élèves les plus doués qui y voient un jeu intellectuel fort séduisant, alors que les plus faibles restent indéfiniment sur le carreau sans y trouver de voie de progrès.
Alors que faire ?
– Fixer des priorités dans les programmes pour que les choix ne se fassent pas arbitrairement : si une priorité est donnée à l’orthographe, elle doit apparaître clairement, et ne pas disparaître dans des objectifs flous.
– Etablir dans les programmes la proportion nécessaire aux différents domaines : maîtrise de la langue, approche des textes et œuvres, production écrite, production orale.
– A l’intérieur même de l’orthographe, fixer une progression en fonction des difficultés constatées et de la fréquence d’emploi.
– Simplifier le vocabulaire grammatical pour qu’il soit une aide à l’apprentissage et non pas une gêne à la compréhension.
– Combiner les exercices de découverte de la langue avec des apprentissages systématiques, répétitifs, indispensables à une acquisition progressive.
– Dans le socle commun de connaissances et compétences, réserver une place suffisante à l’orthographe et fixer des seuils d’acquisition contrôlables (il est assez paradoxal que la circulaire de janvier sur la mise en œuvre du socle se focalise sur la grammaire, et ne fasse qu’évoquer l’orthographe, comme si le sujet était trop difficile…)
– Développer l’interdisciplinarité autour de l’orthographe en en faisant un objectif prioritaire de tous les enseignants au collège.
– Renforcer la formation des enseignants débutants, particulièrement à l’école élémentaire où ils doivent être polyvalents, et dont l’orthographe n’est pas toujours suffisamment fixée.
L’orthographe prend une place importante dans l’opinion publique. Est ce justifié ? Sa place doit-elle augmenter à l’école ?
Nous sommes un pays paradoxal, fier d’une langue difficile, à cheval sur son orthographe, où il est impossible de changer le moindre accent sans que cela devienne un drame national. La simplification de l’orthographe recommandée de 1990 n’a jamais pu être véritablement appliquée. La dictée de Pivot est devenue un véritable monument, symbole de notre attachement à la précision. Conjointement, les coquilles s’accroissent, de nombreux documents qui circulent aujourd’hui véhiculent une orthographe approximative.
La demande sociale sur l’orthographe est énorme, elle constitue même une des premières barrières à l’embauche. Dire si elle est justifiée, c’est difficile, d’autres pays n’ont pas ce même attachement atavique. Mais la critiquer, c’est mettre en difficulté les élèves les plus démunis. Le souci de l’orthographe, s’il doit avoir sa place évidemment dans le cours de français, doit aussi être l’affaire de tous ; l’enseignant de français ne peut pas seul prendre tout le problème en charge, et devant une exigence aussi forte de l’opinion publique face à l’orthographe, il serait beaucoup plus efficace de montrer aux élèves que c’est l’affaire de tous, que l’ensemble de l’équipe enseignante s’en préoccupe.
Viviane Youx,
AFEF (Association française des enseignants de français)
Entretiens : François Jarraud