C’était celui que s’étaient donnés les CRAP-Cahiers pédagogiques en proposant aux mouvements pédagogiques de se réunir, afin de formuler des propositions « audibles » , même (et surtout ?) en ces temps où nombreux se laissent aller aux caricatures nostalgiques. Initiative réussie si on en juge par l’assistance nombreuse, réunie malgré le soleil sous les hauts plafonds d’une mairie du XIIIe aux airs de cathédrale laïque.
De la journée, nous ne rendrons compte ici que de la table-ronde inaugurale, les ateliers de l’après-midi ayant été l’occasion de tenter de donner chair à nombre de questions fondamentales, du socle commun au métier d’enseignant, de la place des filles à la réussite en ZEP ou de l’accompagnement à la scolarité au « Tous capables »…
Pour Samuel Joshua, les grands objectifs de l’Ecole sont-ils encore tenables ? Permettre une éducation ambitieuse, commune, pour tous ? « Nous en sommes loin, le système est au bord d’une bascule, incapable de répondre à la difficulté de 10 à 20% des élèves. La crise sociale est en train de submerger la crise scolaire. Soit il faut renoncer aux principes, soit réfléchir à la manière de le rendre réel.. »
Qui scolarise-t-on ? Qu’étudie-t-on ? Comment ? Telles sont pour le mathématicien marseillais les trois questions à poser. Quand la « perspective réactionnaire » invite à re-cloisonner les publics, les garçons et les filles, les riches et les pauvres, la scolarisation commune ne peut fonctionner que si chaque catégorie sociale, notamment les classes moyennes, « concède que les avantages sont supérieurs aux bénéfices immédiats qu’elle pourrait tirer à court terme de la ségrégation scolaire de ses enfants ».
Il affirme que la question pédagogique est une question politique, au-delà des questions techniques. « Autorité ou émancipation, cette discussion est capitale. C’est l’autorité des savoirs qui doit dominer : celle construite par l’Humanité, mais aussi celle construite par les élèves ». On est loin de l’invocation rituelle de l’autorité perdue de la personne physique du maître. « Dans ce cadre, l’individualisation, l’adaptation à la manière de faire de chacun me paraît discutable. Elle peut, dans certains cas et paradoxalement, converger avec les ambitions les plus libérales. Je propose de chercher des solutions plutôt dans des solutions collectives, coopératives, collaboratives. L’apprentissage est une aventure collective ».
Ce qui paraît inadmissible à Françoise Lorcerie, c’est effectivement la manière dont l’action gouvernementale s’égare dans des thèses autoritaristes qui n’ont pas de rapport avec une véritable politique éducative. Elle juge nécessaire de penser les insuffisances notre système éducatif centralisé. Pour elle, le principe de « liberté pédagogique » est un outil utilisé par l’administration pour déléguer au terrain des prises de décision difficile, parfois sans le recul nécessaire, refusant ainsi de prendre en charge sa propre responsabilité. Par exemple, bien que la relance des ZEP ait entraîné une phase de réflexion et de mobilisation des établissements, le manque d’appui institutionnel de l’appareil scolaire laisse les enseignants seuls pour affronter le réel. Elle dresse le même constat pour les projets d’établissement, l’administration jugeant que son rôle est rempli lorsque les projets sont rédigés…
« Or, les parents, les enseignants ont l’impression que « ça ne va pas ». L’administration en a pourtant les preuves par les statistiques, les évaluations, les examens… » On peut donc parler de dysfonctionnement de l’institution scolaire, de mauvaises coordinations de la chaîne hiérarchique, des enseignants entre eux… Le « diagnostic partagé » par l’ensemble des protagonistes, le « pilotage concerté » lui semble largement absent du réel. La « liberté pédagogique » est sans doute à repenser, pour ne pas qu’elle devienne un principe qui sert plus à se protéger qu’à être efficace. « Pas d’intrusion dans le pédagogique » est-il un principe républicain ?
L’inadmissible de Philippe Meirieu, c’est l’échec scolaire, aggravé par une démocratisation qui patauge, qui culpabilise systématiquement les plus démunis de leur échec comme s’ils en étaient responsables. « C’est le fait majeur du discours réactionnaire qu’on nous inflige ».
Ses corollaires, dépistage précoce et soutien scolaire massif, sont des propositions politiques démagogiques : puisque les riches ont des cours particuliers, donnons-en aussi aux pauvres, confondant ainsi causes et conséquences. La multitude de systèmes caritatifs, de dispositifs de remédiations sont ainsi présentés comme « inévitables », précoces, enfermants, dérivant parfois vers le para-médical, comme le préparent les rapports de l’INSERM lorsqu’ils entendent pronostiquer la dyslexie avant l’apprentissage…
« Nous sommes dans un système où les grands clercs parlent, et où nous sommes sommés d’obéir devant leurs recettes énoncées, présumées régler en deux phrases des problèmes qui se posent depuis des décennies ». Il illustre le propos en précisant que l’administration ne fait pas son travail lorsqu’elle laisse un directeur de cabinet de recteur prendre des décisions sans aucune légitimité.
Ce qu’il faut préserver, développer, c’est « l’inventivité des enseignants, évidemment au cœur de l’acte de transmission ». Aucun système institutionnel ne peut prétendre « réparer » ce qui dysfonctionne sans « regarder de près, sans entendre, sans réfléchir tous ensemble à ce qui se passe réellement dans la classe, qui peut faire échouer ou faire réussir certains élèves. Dans ce cadre, différentiation ET collectif s’enchâssent, se rencontrent dans des interactions structurées ». Pour lui, les deux entrées ne sont pas contradictoires, dès qu’on s’applique à ne pas choisir entre l’homogénéité rêvée de la classe et le droit de chaque élève à être aidé en fonction de ses spécificités…
« Pour cela, plus d’Etat, mais moins de bureaucratie, est nécessaire » : c’est à l’Etat d’exiger un cahier des charges fort aux établissements, d’imposer une ambition républicaine, et non de laisser chaque établissement livré à lui même une fois qu’il s’est exécuté de la prescription bureaucratique du « projet ». « Donner 80 élèves à 6 profs ne serait-il pas plus efficace que de discuter les virgules de l’horaire disciplinaire que doit suivre chaque élève de chaque section de France ? »
Rappelant la période électorale, il met en garde l’assistance et invite à la mobilisation : « les classes moyennes sont peut-être prêtes à « fermer la porte derrière elle : puisque nos enfants y arrivent, grosso-modo, laissons dehors les 20% qui nous coûtent déjà cher pour la Sécu et le chômage… C’est du droit de ces 20% d’élèves que nous devons parler, convaincre… L’Égalité des Chances, il y a la Française des Jeux pour ça. Le Droit à l’Education, c’est un des droits de l’Homme fondamentaux que l’Etat doit garantir, et pour lequel nous devons nous battre pour les prochaines échéances électorales, et bien au-delà… »
Clôturant le propos, Jean-Yves Rocheix entend ne pas seulement résister à ce qui s’annonce, mais aussi exercer un « droit d’inventaire » sur la manière dont a été gérée la présumée démocratisation dans les dernières décennies : « L’élévation générale du niveau s’est accompagnée d’une augmentation des ségrégations ». L’idéologie du local, de l’autonomie des établissements, de l’initiative des acteurs, pensée uniquement bureaucratiquement, a amené au renoncement du politique, à l’obligation pour les établissements de gérer seuls, parfois les uns contre les autres, leurs difficultés. L’accroissement de la ségrégation urbaine couplée à l’exercice grandissant du libre-choix des familles augmente les écarts entre établissements, concentre le élèves en difficultés dans des lieux de plus en plus décrochés de la marche ordinaire du système éducatif. « On passe plus de temps à gérer bureaucratiquement des flux qu’à penser démocratiquement l’apprentissage des élèves… »
Pourtant, les statistiques de la DEP montrent qu’on a remplacé les processus de sélection brutaux (éviction par l’exclusion ou le redoublement) par une progression automatique des élèves vers la classe suivante, produisant un effet de leurre, d’illusion, qui se dévoile au changement de cycle, de plus en plus tardivement : on laisse avancer dans le système des élèves qui n’ont pas toutes les compétences requises pour suivre la scolarité du cycle suivant.
L’appel à l’initiative des acteurs ne doit pas amener à renoncer à l’appel au politique, sauf à faire porter sur les acteurs eux-mêmes la seule responsabilité de l’échec des élèves. Constater la « valeur ajoutée » d’un établissement ne doit pas conduire à penser mécaniquement que c’est l’établissement qui a produit cet effet…
« Ce qui est essentiel, c’est l’accès au savoir, et non l’accès aux cursus. Depuis des décennies, la bureaucratie minore les savoirs pour se centrer sur la socialisation ou la pacification, engendrant en retour des effets de violence contre l’Ecole lorsqu’elle s’avère menteuse sur ses propres normes ». Prendre au sérieux le politique, c’est donc, pour lui, interroger les rapports sociaux autour des questions d’école. Comme Philippe Meirieu, il craint que « l’alliance historique entre les classes moyennes et les classes populaires pour l’accès au savoir » ne soit en train de se dissoudre. « Une idéologie de l’individualisation qui ne s’interroge pas politiquement sur la « diversité des talents » le renforce. Le travail éducatif, c’est de respecter les talents, mais surtout d’en faire surgir de nouveaux. Là est la vraie démocratie scolaire, qui respecte pensée politique et respect des sujets. »
L’après-midi les participants ont pu réfléchir ensemble aux solutions à apporter en travaillant au sein d’une douzaine d’ateliers.
Patrick Picard
Le compte-rendu de la journée sur le site du Crap :
http://www.cahiers-pedagogiques.com/article.php3?id_article=2898