Dans la classe de Georges Lopez telle qu’elle nous était montrée dans le film « Etre et avoir », on ne voyait aucun ordinateur. Nicolas Philibert, interrogé à ce sujet, expliquait qu’il s’en trouvait bien quelques-uns en fond de classe dans cette petite école de campagne. Mais le réalisateur avait choisi de ne pas les montrer. Peut-être souhaitait-il renforcer ainsi l’image d’une école hors du temps. Peut-être avait-il de plus nobles raisons. Peu importe. Le réalisateur fait ce qu’il veut.
On peut se demander cependant ce qui aurait été changé si le film avait montré les ordinateurs ou, mieux encore, s’il avait montré les enfants et le maître au travail sur les machines. On ne le saura jamais.
Moins de regrets cependant grâce au livre que viennent de publier Eric Barchechath, Rossella Magli et Yves Winkin aux Editions des archives contemporaines. Dans le cadre d’un projet européen, ces trois chercheurs ont mené, dans une classe d’une bourgade italienne, Panico, située dans la région de Bologne, une enquête ethnologique approfondie portant précisément sur les usages des ordinateurs. Ce travail date de 1996, année où l’Internet faisait une apparition remarquée dans beaucoup d’écoles primaires. Rossella a passé plusieurs semaines dans l’école de Panico à regarder, écouter, interroger les élèves, les enseignantes et les parents, à consigner enfin ses observations dans un journal qui occupe la première moitié du livre. Extrait :
« Silvia est en train de rédiger un message pour sa correspondante de Manchester. Elle a commencé son message en anglais : « Dear Becky, how are you ? ». Puis elle a effacé, réécrit, ré-effacé, et enfin réécrit. « I am fine », a-t-elle continué. Puis elle a effacé la phrase et l’a réécrite. Elle est longtemps restée à contempler l’écran, elle a essayé des mots divers et les a effacés chaque fois. Elle est alors allée chercher son cahier d’anglais dans le sac posé contre le mur, et l’a feuilleté. Elle est restée à nouveau en contemplation devant l’écran en appuyant de temps en temps sur les touches et en effaçant systématiquement tout. Elle a ensuite copié une phrase entière du cahier d’anglais. Elle l’a observée, perplexe, et a à nouveau tout effacé. Elle a recommencé en italien. Elle a poli ses phrases, travaillant beaucoup par « copié/collé » pour construire une progression satisfaisante dans son texte. Le résultat final est excellent, dans la forme, dans la syntaxe, dans la grammaire. Le choix d’arguments est riche, les questions posées à la correspondante invitent à des réponses. Silvia a sauvegardé son texte sur la disquette, rempli le livre des envois avec les informations nécessaires, salué la classe : « Je vais au groupe d’éducation artistique, bon travail » et a refermé la porte derrière elle. »
La deuxième moitié du livre est consacrée à des analyses. Il y est question d’élan brisé avec ce constat sévère.
« L’école est en train de passer à côté de l’ordinateur. L’école a instrumentalisé l’ordinateur ; elle lui a assigné de simples fonctions didactiques. Or, l’expérience ethnographique de Panico montre que c’est du côté du redéploiement de la sociabilité que l’ordinateur aurait pu connaître son vrai « succès » scolaire. Il aurait pu contribuer grandement à maintenir ce cadre d’enchantement qui doit définir l’école. Il aurait pu contribuer au renforcement de l’identité et de l’appartenance à une collectivité. Il aurait pu contribuer à la socialisation des élèves, une fonction qui reste une priorité fondamentale de l’école. »
L’hypothèse de l’ordinateur comme enchanteur de l’école conduit les auteurs à rapprocher leurs analyses de celles de l’ethnologie classique, en particulier des travaux de Marcel Mauss sur le don. On le voit, il y a là une démarche et un point de vue qui tranchent avec ce qu’on lit habituellement sur les TICE.
Ce livre, récemment publié, nous renvoie dix ans en arrière. Si l’on poursuit dix ans encore dans la même direction, on se rappellera peut-être qu’à ses débuts, au milieu des années 80, la programmation et les langages informatiques, LOGO notamment, avaient offert aux ordinateurs une première occasion d’enchanter l’école qui ressemblait beaucoup à celle que, dix ans plus tard, Internet, le courrier électronique et la visioconférence, créaient dans les mêmes écoles, Panico en Italie, Piquecos en France.
Tous les dix ans donc, une parenthèse enchantée suivie d’une longue période de désenchantement dans laquelle nous nous trouvons peut-être encore aujourd’hui.
Sommes-nous parvenus à la fin d’un cycle ? Un nouvel enchantement se prépare-t-il ? D’où pourrait-il venir ? Il faudrait demander à nos ethnologues de retourner dans une classe, à la campagne, pour une nouvelle observation. A défaut, comment imaginer ce que pourrait être un retour de l’enchantement ?
Au cours des dix dernières années, les changements les plus importants relatifs à l’informatique personnelle se sont produits à l’extérieur de l’école, dans le sillage de la diffusion généralisée des ordinateurs et des accès au réseau, du côté des usages sociaux de l’Internet dont les blogs – ceux des gens ordinaires plutôt que des journalistes ou des hommes politiques en quête d’audience – sont l’une des manifestations les plus intéressantes.
Une nouvelle parenthèse enchantée s’est peut-être déjà ouverte, mais elle l’a fait cette fois à l’extérieur de l’école, si bien que pour y entrer, elle devra passer par la fenêtre. A condition bien sûr que la fenêtre de l’école soit maintenue ouverte…
Serge Pouts-Lajus
Winkin Yves, Magli Rossella, Barchechath Eric, Comment l’informatique vient aux enfants : pour une approche anthropologique des usages de l’ordinateur à l’école, Editions des archives contemporaines, 2006, 174 pages.
Présentation de l’ouvrage :
http://www.inrp.fr/vst/Ouvrages/DetailPublication.php?id=305