Il y a quelques jours, les Genevois ont voté, par référendum, sur les notes à l’école et le redoublement. En France, il semble que le débat sur l’apprentissage de la lecture ait un certain écho dans le public et particulièrement les parents. Comment expliquer cet intérêt du public pour des questions qui relèvent plutôt du débat scientifique ? Qu’est-ce que ça nous apprend du rapport qu’entretient la société (par exemple les parents) avec son école ?
FD- Je serais plutôt porté à me féliciter de l’intérêt du public pour les questions scolaires, même si je n’approuve guère les décisions prises. Les questions scolaires n’appartiennent ni entièrement aux savants, ni totalement aux familles. Et le problème est celui d’un débat raisonnable. Mais aujourd’hui, les familles ont souvent peur. Peur que leurs enfants ne réussissent pas quand tout paraît dépendre des succès scolaires, et peur aussi d’une perte des repères et de la discipline. Aussi, sommes-nous pris dans un climat assez profondément conservateur car ce qui est connu, fût-il inefficace, rassure.
A travers les « programmes personnalisés de réussite éducative », le débat sur la lecture et maintenant le calcul et la carte scolaire, on a l’impression que la tendance au consumérisme scolaire s’accélère. Finalement n’est-ce pas dangereux pour les écoliers eux-mêmes ?
FD- C’est évidemment dangereux, mais c’est aussi bien compréhensible dans une société qui ne cesse d’affirmer que le destin social des enfants dépend de leur réussite scolaire. Face à cette tendance qu’il est vain de condamner, les enseignants n’étant pas les derniers à y participer pour leurs propres enfants, on aimerait que le monde scolaire réagisse et donne une autre image de l’éducation. Or lui aussi semble plus intéressé par la réussite académique des élèves que par l’éducation.
Peut-on étendre la réflexion et considérer que c’est un aspect d’une crise plus globale des institutions ?
FD- Il est clair que le temps des institutions fermées et ne rendant de comptes qu’à elles-mêmes est révolu. Le problème est donc de refonder les institutions sur des bases démocratiques, ce qu’essaient, maladroitement, de faire ces débats. En ce sens, quelles que soient les réponses apportées, elles essaient de refonder la légitimité des institutions et l’on pourrait s’interroger sur le faible poids des réponses raisonnables dans ces débats.
Il est frappant de constater que certaines des questions posées aux Genevois sont scientifiquement tranchées : je pense au redoublement, dont la nocivité au primaire est établie mais que les citoyens de Genève viennent de rétablir. Faut-il s’inquiéter pour l’influence des scientifiques sur la société ? Voir un certain rapport à la modernité ?
FD- La modernité classique a fait confiance aux savants, souvent de manière excessive. Aujourd’hui la science a perdu de son autorité et elle n’est qu’un élément des débats de société, dans l’éducation comme ailleurs. Ce qui favorise les réactions irrationnelles dans bien des domaines : l’évolution, l’énergie, les OGM… Là encore, il faudrait que les savants acceptent d’être interrogés et acceptent de s’expliquer, ce que souvent ils ne savant pas faire ou ne veulent pas faire. Il est donc clair que les risques d’irrationalité sont grands.
On est frappé de voir que parallèlement la société éclate en groupes communautaires, en ghettos sociaux (dans les deux sens : riches et pauvres). Chacun s’enferme dans son lotissement, si possible loin de la ville et de ses flux, son immeuble, protégé par des grilles ou au moins un digicode. Quel regard jetez-vous sur cette évolution de la société ? Est-elle en train de se défaire ou de refaire ?
FD- Une certaine image de la société est en train de se défaire, celle d’une société identifiée à une nation culturellement homogène dans laquelle les migrants aspirent à devenir des nationaux et à leur ressembler. Là encore cette évolution est si considérable qu’elle effraie partout, en Suisse comme en France. On peut donc craindre le pire.
Mais en même temps, ce changement paraît irréversible à l’échelle de la planète et lui aussi pose de manière urgente la question de savoir comment on peut vivre ensemble en dépit de nos différences culturelles et pas seulement sociale. Seules les sociétés qui sauront y répondre ont des chances d’entrer dans le monde nouveau. Les autres en seront probablement à la marge.
François Dubet
Entretien : François Jarraud