Les livres sur l’École ne sont pas rares. Celui-là, « Ecole,
demandez le programme !« , semble lié à un moment précis. Qu’est ce qui motive cette publication ?
Effectivement, j’ai souhaité faire ce livre en raison de la convergence de plusieurs éléments : d’abord, visiblement, nous n’avons plus, en France, de politique éducative lisible. Après la consultation Thélot commandée par Luc Ferry, après la loi d’orientation élaborée par François Fillon sans aucune continuité avec le rapport qui lui a été remis, après les errements du dernier ministre et, même, le discrédit de la hiérarchie de l’Éducation nationale dont il est largement responsable… les enseignants, et, plus largement, les Français ne savent plus ce qu’on veut faire de l’École. Aucun horizon précis en dehors de faire des économies, de supprimer les quelques avancées pédagogiques qui subsistaient (les TPE, les IDD…) et de prôner le retour aux » bonnes vieilles méthodes » qui, d’ailleurs, se trouvent, tout à coup, miraculeusement » validées » par un recours aux neurosciences ! La confusion idéologique est à son comble : les » pédagogues » qu’on accusait – sans les lire – de behaviorisme se voient attaqués au nom d’un scientisme digne de Lyssenko et d’une conception de « l’homme-machine » évacuant toute prise en compte du sujet !
À cette confusion, s’ajoute, me semble-t-il, une profonde dépression des cadres éducatifs et des professeurs : jamais ils se sont sentis autant méprisés et n’ont été aussi démoralisés. Après mon départ de l’IUFM, en mars dernier, j’ai travaillé avec des collègues aussi bien dans le primaire que dans le secondaire : tout le monde était désabusé, fatigué, profondément fatigué. Et, comme le disait si justement Fernand Oury, » ce qui fatigue, ce n’est pas ce que l’on fait, c’est ce que l’on ne parvient pas à faire. » Et les enseignants, effectivement, se vivent de plus en plus comme impuissants : impuissants pour créer de la mobilité sociale, impuissants pour effectuer la multitude de tâches qu’on leur assigne, impuissants devant une bureaucratie tatillonne, impuissants à obtenir l’attention de leurs élèves. J’ai vraiment été frappé par cela : même quand il n’y a pas de violence scolaire, même avec des élèves réputés faciles, tout le monde s’accorde pour dire qu’ils sont » excités « , ne tiennent pas en place, ne parviennent plus à se concentrer. Bref, chacun se demande, souvent en vain, comment faire baisser la tension pour faire émerger l’attention. Et, si l’on n’y arrive pas, ce n’est pas, évidemment, parce qu’on fait trop de pédagogie, c’est parce qu’on n’en fait pas assez…
Sur un plan plus sociologique, on assiste à une accélération extraordinaire de ce que Robert Ballion avait appelé, dès 1984, le « consumérisme scolaire ». Et personne, à mon sens, ne pouvait prévoir que les choses iraient si vite : en l’absence de « bien commun » scolaire clairement identifié, les stratégies individuelles déferlent et mettent à mal l’équilibre du système. Les écarts entre les établissements se creusent ; malgré les quelques tentatives de discrimination positive, le désespoir s’installe dans les quartiers sinistrés où les enfants des milieux populaires sont assignés à résidence. On voit alors surgir, dans les classes et dans les rues, des attitudes de desperados face auxquelles nous sommes complètement démunis. La réponse du gouvernement est claire et le retour de » l’apprentissage à 14 ans » en a dévoilé l’impensé : c’est l’expulsion : » Sortez-les ! « …
Les enseignants, eux, sont perplexes : ils voient bien que certaines situations sont invivables et seraient tentés, parfois, d’accepter la purge qu’on leur propose – en réalité, qu’on leur impose – pour pouvoir « enseigner en paix ». Mais, en même temps, ils savent bien que cela marque l’échec de l’idéal républicain auquel ils croient encore profondément. Alors ils s’interrogent : quel projet alternatif est-il possible ? Comment faire pour réconcilier avec l’École ceux qui ont vraiment besoin d’être instruits et éduqués ? On leur explique que nous sommes dans une impasse et que toute la faute en revient à la baisse des exigences : mais les enseignants voudraient bien être exigeants ! Ils font même tout leur possible pour cela toute la journée ! Ceux qui prônent l’exigence feraient bien d’expliquer un peu comment faire concrètement… à moins que leur solution soit d’exclure tout simplement ceux qui ne se plient pas aux exigences ! D’où ce flottement dans lequel nous sommes, ce sentiment d’un système à bout de souffle. D’où, aussi, ces tentations de revenir à un passé mythique, avec toutes les illusions rétrospectives que cela comporte…
Et il faut bien reconnaître qu’une véritable alternative – y compris à gauche – tarde à venir. Tout le monde semble tétanisé. On est autorisé à tout critiquer, mais on ne s’autorise pas à proposer quoi que ce soit d’un peu audacieux. Ou plutôt, toutes les forces de propositions qui existent dans le tissu social – et elles sont très nombreuses – ne parviennent pas à se faire entendre. Les voix de tous ceux qui croient encore qu’on peut réinventer une véritable École généreuse et ouverte qui se battent pour le droit de chacun et de chacune à l’éducation sont systématiquement recouvertes par les invectives des uns, les excommunications des autres et le vacarme médiatique qui surfe sur l’angoisse des Français… Ce livre tente de sortir du dilemme dans lequel on voudrait nous enfermer entre le conservatisme et le retour en arrière : nous sommes nombreux à penser qu’on peut aller de l’avant et qu’il est temps de le dire.
D’où, dans ce livre, une réflexion sur les valeurs de l’École. En quoi changer l’École c’est revenir aux valeurs républicaines ?
Le gros problème, me semble-t-il, c’est la confusion savamment entretenue – et, parfois même, théorisée – entre les finalités et les modalités. Nous avons oublié les vraies valeurs de l’école républicaine, celles de Jules Ferry et de Ferdinand Buisson, celles de Jean Zay et du Plan Langevin Wallon… Nous nous crispons, en revanche, sur des modalités qui semblent devenues des » essences éternelles et immuables « . Il faut se demander ce qu’on veut obtenir et reconstruire des modalités adaptées : si l’on veut personnaliser les parcours de formation, permettre à des élèves de s’engager dans des réalisations qui donnent sens aux savoirs, susciter la créativité et former à la citoyenneté, il faut sortir de notre conception taylorienne de la classe, se dégager d’une évaluation fondée sur le mimétisme, cesser de totémiser le découpage disciplinaire hérité du 19ème siècle, mettre au coeur des pratiques la démarche expérimentale et la recherche documentaire. Si l’on veut donner vraiment à tous le même droit d’accéder aux savoirs fondamentaux, il faut réinterroger les principes de la distribution de la dotation des heures et des moyens, cesser de bricoler des redéploiements et inventer des critères capables d’instaurer une vraie justice scolaire et sociale. Si l’on veut des professeurs inventifs au service de la réussite de tous les élèves, il faut complètement revoir la nature des concours et le principe de l’inspection… La République a du chemin à faire pour être fidèle aux valeurs dont elle se réclame.
Vous dites des anti-pédagogues qu’ils font du « darwinisme social ». Expliquez.
Je ne fais aucun procès d’intention : les anti-pédagogues croient réellement que la pédagogie sacrifie les savoirs au profit d’un » relationnel mou » ou abolissent la culture par un découpage technocratique absurde. Leur sincérité n’est pas en cause. Pour la plupart, ils pensent, avec une vraie bonne foi, que l’exposé des savoirs selon leur logique intrinsèque, indépendamment de toute dimension pédagogique, est le meilleur outil de démocratisation. Pour eux, c’est ainsi que tous les élèves – qu’ils ne voient que comme des sujets de droit – peuvent être interpellés dans leur intelligence et s’exhausser au-dessus de leurs difficultés personnelles, de ce que Kant nommait le » pathologique « . Je peux comprendre cette position : il est vrai qu’il y a une force contagieuse de la connaissance qui peut conduire à « l’illuminatio », comme disait Saint Augustin et comme le raconte Régis Debray quand il évoque ses souvenirs de lycéen en philosophie à Janson de Sailly…
Mais je constate que cette rencontre suppose plusieurs choses : que l’enfant ait bénéficié d’un milieu équilibré, propice à la disponibilité intellectuelle ; qu’il ait fréquenté le langage et la culture et qu’il se considère chez eux » comme chez lui » ; qu’il ait rencontré des êtres capables de témoigner des satisfactions qu’il y a dans le travail intellectuel ; bref, qu’il ait construit un certain type de » rapport au savoir « . Ignorer tout cela, faire comme si chaque élève était naturellement disposé à l’illuminatio, c’est la réserver aux plus adaptés, à ceux qui, ayant bénéficié de conditions plus favorables, pourront survivre. C’est pourquoi la pédagogie est historiquement, socialement et politiquement liée à la démocratisation des savoirs : au principe d’éducabilité – qui postule que tout individu peut apprendre – et à l’inventivité dans les méthodes – qui permet d’élaborer les moyens qui vont aider chacune et chacun à entrer dans la dynamique de l’apprendre.
Vous voulez différencier sans exclure. N’est ce pas revenir au collège unique ?
Le collègue unique reste largement à faire : pour cela, il faut articuler systématiquement des groupes hétérogènes, permettant aux élèves de découvrir l’altérité et de s’enrichir de leurs différences, avec des groupes homogènes temporaires permettant à chacun d’être accompagné en fonction de ses besoins. En fait, je suis partisan de prendre comme modèle le système des réseaux tel qu’il existe dans le primaire, en étendant ses prérogatives au-delà des troubles à caractère psychologique : il faudrait que, dans chaque établissement, il existe des professeurs qui, à côté de leur service » normal « , soient disponibles pour des tâches de suivi, de remédiation, d’encadrement pédagogique centré sur des besoins particuliers des élèves. Il ne s’agit pas d’indifférencier l’enseignement en donnant à tous la même chose ; il s’agit de proposer, tout à la fois, des temps fondés sur la différence et des temps fondées sur la ressemblance…
À terme, c’est sans doute la notion même de classe qu’il faudra interroger. C’est un modèle qui a constitué un progrès décisif dans notre histoire, pour lutter contre la pagaille qui régnait dans les écoles, mais qui aujourd’hui freine notre inventivité et bloque le système. C’est le taylorisme scolaire… Nous en sommes prisonniers dans la mesure où tout le monde considère la classe – un groupe d’une trentaine de personnes du même âge, réunies une cinquantaine de minutes, avec un professeur spécialisé dans une discipline, pour faire chaque semaine 1/36ème du programme officiel – comme la seule manière d’enseigner. Or, la classe n’est qu’une modalité, ce n’est pas une finalité. Si elle devient un obstacle à une éducation plus démocratique, il faut, au moins partiellement, s’en émanciper. Il existe des pistes et même des expériences pour cela. Je m’efforce de les mettre à plat dans le livre et d’énoncer les conditions de leur mise en oeuvre.
N’est-ce pas un leurre de croire que la société accepte l’indifférenciation ?
Il est vrai que toutes les recherches sociologiques montrent que nous vivons dans une société où les individus se regroupent « entre soi » selon des critères de ressemblance et de complicité. La solitude a pour corollaire le renfermement tribal et la ghettoïsation. Cette dernière existe, d’ailleurs, aussi – et peut-être encore plus – dans des milieux sociologiques favorisés et chez les » peoples » que dans nos banlieues : on ne vit plus que derrière des murs ou gardés par des vigiles, avec un arsenal de caméras de surveillance et l’obsession de l’intrusion de » l’étranger « … Mais cette lame de fond n’est sans doute pas inéluctable.
D’une part, parce que les groupes identitaires sont mortifères : on finit toujours par s’y entretuer pour y occuper le centre et y exercer le pouvoir ; on finit toujours par vouloir imposer ses normes aux autres groupes et, à terme, le « syndrome Sarajevo » menace. Or, on peut espérer que nos concitoyens auront un sursaut dans ce domaine et verront assez tôt le danger ; on peut espérer aussi que les politiques donneront avec courage les impulsions nécessaires pour recréer du lien social et non tribal.
C’est justement là que je vois une deuxième raison d’espérer : la tribu, c’est l’appauvrissement et, à terme, l’endogamie engendre la stérilisation de toute innovation, de toute création… La création suppose le clinamen, comme chez les épicuriens : quand les atomes tombent en pluie parallèle, rien ne peut se passer. En revanche, quand l’un d’entre eux dévie de sa trajectoire, il en accroche un autre et voilà qu’un » événement » advient : le monde émerge. C’est la même chose en matière sociale : il faut intégrer l’altérité pour retrouver le goût de vivre et de défricher de nouveaux terrains. C’est la raison pour laquelle je défends fortement l’idée que les subventions des collectivités et de l’État aux différentes initiatives et associations doivent être proportionnelles à l’amplitude sociale, idéologique mais aussi d’âge des participants. Cette idée fait son chemin. À Lyon, où je travaille avec le municipalité, nous avons introduit cela pour les projets des 16-25 ans… Pour l’École, je crois que c’est le même problème : il faut en faire un laboratoire de la découverte de l’altérité et se donner les moyens pour y arriver.
Cela n’implique-t-il pas de revoir le métier de professeur ?
Pas dans ses finalités, mais dans ses modalités certainement. Je ne conçois pas ce métier, aujourd’hui, sans un travail d’équipe, sans un pouvoir de l’équipe sur l’organisation de l’espace et du temps, sans un budget pédagogique qui permette d’engager et de mener à bien des projets collectifs. Je suis convaincu aussi qu’il faut intégrer officiellement dans le service enseignant ce que nous ne faisons aujourd’hui que dans les interstices : les relations avec les familles et les différents partenaires, les appuis aux initiatives des élèves, le travail en binôme, etc. Nous avions fait des propositions dans ce sens dès la consultation sur les lycées de 1998. Mais rien n’a bougé… Même pas à un niveau où nous sommes terriblement en retard sur tous les autres pays : le rôle et les moyens dévolus au professeur principal. Ce dernier devrait disposer d’heures de décharge, d’un bureau, d’un téléphone et d’un ordinateur dans l’établissement pour pouvoir être ce » cadre intermédiaire » dont les élèves ont tant besoin. Et si cela paraît trop cher et trop ambitieux pour être réalisé tout de suite, commençons par les classes les plus sensibles : la sixième, la troisième, la seconde…
Une originalité du livre, c’est aussi le lien avec les lecteurs du CAFE PEDAGOGIQUE. En quoi cela a-t-il été une aide ?
Cela a été décisif sur plusieurs plans. D’abord, parce que, loin de l’agitation médiatique anti-pédagogique, l’engagement des lecteurs du CAFE m’a montré que les acteurs sociaux sont, eux, sur une autre planète : une planète où ne règnent pas les simplifications hâtives, où la concertation et l’écoute de tous les partenaires est de mise, où des propositions constructives s’expérimentent au quotidien. Tout cela rend presque complètement surréalistes les discours de dénigrement de l’École et les attaques haineuses contre la pédagogie. Regardez dans le livre : vous trouverez des témoignages d’enseignants, mais aussi de parents d’élèves, de militants associatifs, d’élus locaux, de personnels non enseignants des établissements, d’acteurs de l’économie, d’étudiants engagés, etc. Cette synergie est, à mes yeux, une force extraordinaire… à condition de ne pas se laisser intimider par ceux qui crient plus fort que nous dans » le poste « . Par ailleurs, les contributions des lecteurs du CAFE m’ont permis de débusquer de nombreuses questions, de dénicher des solutions originales, d’entrevoir des perspectives nouvelles. Elles m’ont aussi encouragé à oser faire des propositions assez iconoclastes que je ne me serais pas senti capable d’avancer sans la conviction de ne pas être tout à fait seul… Tout cela est infiniment précieux.
Mais, finalement, à travers leur succès commercial, les Français n’ont-ils pas déjà choisi un modèle d’École, celui des conservateurs ?
Je ne sais pas vraiment ce que signifie le succès commercial de certains ouvrages… Est-ce si important sur la durée ? Qui se souvient aujourd’hui de ceux qui traînaient Jean Zay dans la boue ? Qui lit encore Brunetière, le plus bruyant des anti-pédagogues du XIXème siècle ? Alors que les » pédagogues historiques « , eux, nous inspirent toujours : Itard, Pestalozzi, Montessori, Makarenko, Korczak, Freinet, etc. L’Action Française avait demandé » la peau de Freinet » : certes, elle a obtenu que Freinet quitte l’enseignement public, mais cela n’a pas empêché les idées de Freinet de se répandre, et bien au-delà de ceux qui se revendiquent ouvertement de lui. Je fais l’hypothèse qu’il faut distinguer les mouvements d’humeur de l’opinion des lames de fond politiques et sociales. Aujourd’hui, il y a un mouvement d’humeur de l’opinion lié, pour l’essentiel, à une situation générale très préoccupante, voire angoissante : la précarité qui mine la cohérence sociale et touche particulièrement les jeunes dans toutes les dimensions de leur vie… Mais il y a aussi, dans beaucoup de lieux, des initiatives qui émergent, des actions qui s’organisent. Certes, il faut traduire cela en mouvement politique lisible pour ne pas en rester à une juxtaposition de bonnes volontés. Certes, il faut que les partis politiques donnent forme à ce mouvement, le traduisent en une espérance crédible… Mais la partie n’est peut-être pas perdue. Le pire n’est pas toujours sûr !
Trois mots semblent manquer dans le livre (ou y tenir peu de place) : TICE, portfolio, Antibi. Qu’en pensez vous ?
Je ne sous-estime nullement l’importance des TICE ni l’évolution décisive que pourrait constituer l’introduction du portfolio dans les pratiques d’évaluation. Je crois même donner des arguments pédagogiques et institutionnels qui pourront être utiles à ceux et celles qui militent pour cela. Je reste cependant – je le reconnais – assez général sur ces questions : d’une part, parce que je n’ai pas mené de travaux de recherche personnels sur elles et que je crains de dire des bêtises ou des approximations ; d’autre part, parce que j’ai la conviction que ces outils ne pourront nous aider à progresser que s’ils sont utilisés de manière réfléchie dans un contexte institutionnel et pédagogique renouvelé. C’est à ce renouvellement que j’ai voulu consacrer l’essentiel de ce livre…
Quant aux travaux d’André Antibi que je connais bien, ils mériteraient un long développement spécifique : je partage, en effet, ses analyses sur la » constante macabre » et les effets pervers de cette courbe de Gauss implicite qui nous fait toujours diviser nos groupes en un tiers de bons, un tiers de moyens et un tiers de mauvais. Je reconnais que cela nous met devant de graves absurdités et que c’est dramatiquement décourageant pour nombre d’élèves. De plus, s’agissant de la scolarité obligatoire et de la culture commune que tous doivent acquérir, c’est vraiment ravageur : comment penser une » pédagogie de la réussite » avec un système de notation qui fonctionne à l’exclusion comme la machine fonctionne à la vapeur ? D’ailleurs, ce système a été dénoncé, plus ou moins de la même manière, par bien des pédagogues… Je suis très attaché, pour ma part, à la proposition de Fernand Oury et de la » pédagogie institutionnelle » qui consiste à mettre en place des barèmes sur le principe des ceintures de judo. C’est une formule qui pourrait être utilisée très largement et à tous les niveaux : elle permet de retrouver le sens de » l’épreuve » et sa dimension initiatique, elle favorise le respect du niveau de chacun et l’organisation de l’aide pour l’aider à progresser. Elle a, de plus, l’avantage de permettre la mise en place d’un système de ressources au sein même des élèves. Dans cette même perspective, je suis favorable à la mise en place systématique de ce que j’appelle » une pédagogie du chef d’oeuvre » (je préfère cette expression à celle de » pédagogie du projet « , ne serait-ce que pour signifier qu’il ne s’agit pas d’un ersatz de Mai 68 !). Dans une » pédagogie du chef d’oeuvre « , le dépassement de soi et l’exigence du maître font alliance pour permettre à un sujet de se construire. Les TPE étaient – ou, au moins, pouvaient être – l’occasion de mettre en oeuvre une » pédagogie du chef d’oeuvre « … et de rompre avec le paradigme taylorien dans lequel, là encore, nous nous enfermons.
Sur cette question comme sur bien d’autres, j’ai la conviction qu’il ne suffit pas d’effectuer des ajustements de détail… Sans nullement mépriser – bien au contraire ! – les praticiens qui font ainsi, on peut aussi se donner le droit à une certaine utopie… Histoire de tracer quelques perspectives à moyen terme. Il faut faire rêver la France sur son École… ou se résigner à ce que les Français en désespèrent.
Au-delà de ce livre, qu’allez-vous faire maintenant pour que l’école prenne la place qu’elle mérite dans le débat politique. Que peuvent faire les enseignants dans ce sens ?
Je ne suis pas certain que ma propre histoire soit ici importante. Je suis, en revanche, préoccupé d’aider à « la relève ». J’ai moi-même beaucoup appris des Prost, Legrand, de Peretti et autres pionniers du combat pédagogique ; ces gens-là ont fait un travail extraordinaire depuis des années. Ils m’ont aussi énormément aidé à me construire… Nous devons aider de nouvelles générations à occuper le terrain, à s’engager, à aller plus loin que nous dans les recherches, à explorer d’autres voies. Certes, on voit émerger de jeunes collègues extraordinaires : au sein du CAFE PEDAGOGIQUE et, plus largement, dans certaines publications sur l’école… Je pense à Bruno Descroix, François Bégaudeau, Sylvain Grandserre et bien d’autres ! Leur caractéristique est de ne pas venir, pour l’essentiel, des » sciences de l’éducation « , mais cela n’a pas d’importance. L’essentiel est qu’il permettent de renouveler le discours pédagogique et de faire face aux tentations réactionnaires dominantes… même quand ces dernières se parent d’oripeaux de gauche. Les « anti-pédagogues élitistes » sont de gauche comme Doriot était de gauche… avec la haine au ventre et la fascination pour l’autoritarisme, avec le discours de la décadence toujours à la bouche et la nostalgie pour la restauration d’un passé mythique ! Ma préoccupation première aujourd’hui est de contrer ce mouvement en soutenant tous ceux et celles qui ne s’y reconnaissent pas.
Et puis, il faut aussi, effectivement, réussir à imposer l’École comme thème politique central : c’est particulièrement difficile. À chaque échéance, on rate le coche et on se retrouve avec la question de « la sécurité » qui focalise tout. Or, il ne faut pas cesser de le répéter : la vraie sécurité, nous ne l’aurons que par l’éducation. L’autre, celle que nous gagnerons par l’exclusion et la sanction, n’est qu’une sécurité de façade… elle ne nous apportera que » la paix des cimetières » dans » le meilleur des mondes « . Comment faire entendre cela ? Nous ne serons jamais trop nombreux pour y parvenir et les enseignants doivent être au premier plan, eux qui ont choisi l’avenir pour profession ! Pour ma part, j’investis, depuis plusieurs mois, dans une chaîne éducative rhônalpine ( http://www.meirieu.com/VIDEO/capcanal.htm ). Nous lançons une nouvelle grille le 2 octobre. C’est très modeste pour le moment, mais, avec la diffusion sur Internet et le partenariat de grands organismes comme la MGEN et de nouvelles villes, nous espérons bien nous développer. J’espère bien aussi que de nombreuses initiatives vont fleurir dans la même veine que celle que nous avons menée ensemble pour construire ce livre… Il y a du pain sur la planche.
Philippe Meirieu
Entretien : François Jarraud
Philippe Meirieu vient de publier : Quand les citoyens construisent l’école du futur. Ecole : demandez le programme !, Paris, ESF, 2006, 160 pages, 12,90 euros.
Pour découvrir l’ouvrage :
Analyse sur le site du Café
http://cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2006/08/index140806.aspx
Analyse et réactions, site Education & Devenir
http://education.devenir.free.fr/MeirieuProgramme.htm
Présentation chez l’éditeur
http://www.esf-editeur.fr/pedagogie/e-docs/00/00/57/6C/document_actualite.md