Agnès Couturier, enseignante en SEGPA à Chartres, est l’auteur d’un site Internet ( http://soutien.perso.cegetel.net ) dont elle précise qu’il a été conçu pour » être utilisé dans le cadre de remédiations sociocognitives « . Nouveau jargon à la mode ? » C’est surtout pour dire que ce ne sont pas des exercices où l’enfant va apprendre par la magie de l’informatique. La place de l’enseignant est essentielle pour » aider à construire les compétences visées « , mettre à jour les processus utilisés, faire expliciter à l’élève pourquoi il réussit. Afin de mieux comprendre le chemin parcouru par cette enseignante, le Café lui a posé quelques questions…
Comment êtes-vous arrivée en SEGPA ?
Lorsque j’étais remplaçante, mes différents passages en SEGPA, en EREA ou à l’IME m’avaient donné une image de l’enseignement spécialisé à différentes facettes : j’avais parfois été hérissée par le regard de certains enseignants sur les gamins en difficulté. Mais comment expliquer que certaines classes sont ingérables, avec les crayons qui volent, alors que dans d’autres, il y a parfois des instants de grâce lorsqu’une lecture ou un travail retient l’attention des élèves… ?
Lors d’un remplacement en IME, pressée par les élèves de faire de l’histoire, je m’aperçois qu’ils en savent plus que moi sur les périodes historiques. » On adorait quand M. Ditsch nous racontait des histoires » expliquent en choeur les élèves. Une année plus tard, au hasard d’une activité improvisée en anglais en IME, je me régale à nouveau : silence, attention, la sueur sur le front des gamins.
Ces deux rencontres ont vraiment changé mon regard sur l’enseignement spécialisé et m’ont donné envie de m’y investir. Oui, il est possible d’avoir en AIS des élèves intéressés, qui apprennent et qui progressent. Ces gamins sont fragiles, cassés, abîmés et mal guidés, mais ils peuvent progresser. Avec parfois, je l’ai découvert depuis, une volonté et un acharnement qui nous laissent admiratifs et stupéfaits.
Peut-être que j’y suis plus sensible que d’autres parce que l’échec a fait partie de ma vie à l’adolescence : je suis rentrée tardivement dans l’éducation nationale avec une vague équivalence du DEUG. C’est sans doute ce qui a fondé ma demande de partir en stage spécialisé. On se demande si on a fait le bon choix. Et on a peur de la violence, de l’échec, du regard (des élèves), de ne pas savoir, de ne pas bien faire, de ne rien pouvoir y faire… Y a-t-il des recettes miracles pour tenir en AIS ? Faut-il avoir une personnalité particulière ? Me remontent souvent les paroles d’un directeur de la SEGPA qui m’avait confié qu’il était là » pour sécher les larmes des profs à bout de nerf en fin de journée « …
Votre formation en alternance a été efficace ?
Arrivant en SEGPA, je me vois confier les matières où je suis loin d’être à l’aise : français, histoire, géographie… Rapidement, le problème de la compréhension en lecture m’apparaît un des plus délicats. En SEGPA, c’est la difficulté la plus sensible, celle qui rend les élèves si réactifs et parfois si violents.
Je pars sur de bons sentiments : pédagogie différenciée, projet, autre rapport à l’élève et au savoir… A l’époque, je pense édulcoration des programmes ou des compétences attendues afin de me mettre au niveau des élèves. … et j’ai toujours peur, très peur. Mais ce que j’avais prévu de faire lors de cette première année s’est modifié au fur et à mesure des regroupements en formation, au fur et à mesure que se modifiait mon regard sur les difficultés des élèves et les remèdes à y apporter.
J’apprécie fortement les formateurs CAPA-SH de Tours : bienveillants et ouverts, ils ne professent pas pour leur chapelle. J’apprends beaucoup, y compris des choses qu’on devrait apprendre en formation initiale avant d’être lâchés sur le terrain…
Devant l’ampleur de la tâche, je cherche quelles pouvaient être les difficultés des élèves de CAP … Je tombe sur un ouvrage ( MEN DESCO et Ministère de l’emploi et de la solidarité: Remédiation en français au niveau V., CRDP de Basse Normandie, 2001) qui insiste beaucoup sur le déchiffrage de codes : codes de la route, codes du monde du travail, entre autres activités… Nul doute, les propositions de ce livre bousculaient mes « représentations initiales »… Mais comment faire, avec des élèves qui ne savent pas apprendre ? Pour moi, à l’époque, un élève de SEGPA c’est un élève qui ne sait pas apprendre ou dont les problèmes psy l’empêchent de se servir de sa mémoire, de bien fonctionner. La question lancinante, c’est donc COMMENT FAIRE ?
En cours, on reparle de Piaget et de la fonction symbolique, qui permet de représenter les objets et les situations non actuellement perçues en les évoquant au moyen de symboles ou signes différenciés comme le langage, l’imitation différée, l’image mentale, le dessin, le jeu symbolique… Je repense aussitôt aux codes de danger du monde du travail, et une activité menée avec les bibliothécaires de la ville de Chartres avec mes 6ème SEGPA va être un déclic : pour un travail sur les contes, on demande aux élèves de dessiner une imagerie des trois petits cochons à la manière de l’artiste Warja Lavater, qui illustre représente les personnages par des codages (un rond rouge pour le petit chaperon rouge, un rond noir pour le loup….). Simple observatrice, je constate les difficultés des élèves à segmenter l’histoire, à la relater dans l’ordre chronologique, à appréhender le code servant à représenter les personnages… Un gamin démuni me supplie :
– S’il vous plaît, je peux pas dessiner les cochons au lieu de faire un rond rose, c’est bien plus facile.
– Plus facile à dessiner ?
– Ben non, mais avec le rond rose, je comprends pas. Vous dites c’est un cochon, mais je comprends pas, c’est vrai, c’est un rond rose, c’est pas un cochon.
C’est à ce moment précis qu’est née l’idée de dessiner des imageries à la manière de Warja Lavater pour « aider les élèves de SEGPA à entrer dans la compréhension à travers des activités de catégorisation et de codage » ( http://soutien.perso.cegetel.net/pages/10.html ). Je m’intéresse de près aux ARL (ateliers de raisonnement logique) qui permettent de vérifier à quel stade de raisonnement se situe l’élève. Je prends progressivement conscience de l’importance de la catégorisation dans les processus cognitifs des élèves.
Pourquoi la catégorisation ? Elle est définie par Olivier Houdé comme « la conduite adaptative fondamentale par laquelle les systèmes cognitifs, biologiques ou artificiels découpent le réel physique et social ». Sans catégorisation, pas de capacité à effectuer des rangements par exemple, donc pas de modélisation des phénomènes… Catégoriser, c’est impossible sans conceptualiser, et conceptualiser c’est effectuer cinq opérations mentales successives : la perception, la comparaison, l’inférence inductive et sa vérification, la conceptualisation ou généralisation (Britt-Mari Barth).
Avec ces évaluations, je vérifie que les élèves avaient bien des problèmes avec la catégorisation. Donc, le projet était parfaitement justifié.
Pour mener à bien ce projet, nous travaillons :
– la lecture et la compréhension des codes grâce à des codes de la route du monde entier, et grâce à des imageries sans légende
– la création de code en fonction de la signification qu’on voulait leur donner (forme, couleur…) afin de construire les légendes de nos imageries
– l’utilisation des codes en géographie : sur les cartes, en travaillant le passage de la photographie à la carte (lecture de paysages)
– le découpage de textes en séquences, les images séquentielles et la frise chronologique en histoire
– la création et la lecture de codes en éducation musicale, pour créer des « partitions » ou pour les « exécuter »
Une fois les différentes phases du projet terminées, les élèves repassent les mêmes tests… Les élèves ont réussi les tests finaux et atteint le stade pré-opératoire que personne n’avait atteint au début du projet. Pour finir l’année, nous avons travaillé sur les inférences et sur les questionnaires de textes (« façon Goigoux », voir http://ameds.free.fr/conferences/rtf-pdf/cebe goigoux thomazet lecture comprehension.pdf )
Et c’est seulement une semaine après avoir soutenu mon mémoire de CAPA-SH que j’ai découvert le livre « la compréhension en lecture » de Jocelyne Giasson, qui m’aurait été fort utile pour me faire gagner du temps…
Et maintenant, quelles sont vos préoccupations ?
Cette année, j’ai oeuvré avec ces mêmes élèves à un enseignement explicite de la lecture plus poussé, encore plus construit, explorant successivement tous les processus mis en oeuvre dans l’acte de lire. A la fin de la 5ème, au mois de juin 2006, je leur ai fait repasser les mêmes évaluations nationales qu’au début de la classe de 6ème. Les résultats ont dépassé nos espérances, les scores de réussite en compréhension ont été multipliés par 5, 6 et même 9 et il en est de même dans les autres domaines. Ce sont les élèves ayant eu le niveau le plus bas à l’entrée en 6ème qui ont atteint les scores les plus hauts. L’élève qui a atteint les scores les plus élevés fin 5ème déchiffrait les textes syllabe par syllabe avec une lenteur de tortue lors de son entrée en 6ème !
Je ne peux pas affirmer que mon travail était formidable ou tellement bien adapté… Je sais seulement qu’il ne les a pas empêché de progresser, que le bilan humain est plus que positif, ce sont des élèves qui aujourd’hui, sont pour la plupart capables de réflexion, de recherche, de travail personnel. On pense pouvoir les orienter vers le lycée professionnel. Rendez-vous dans 2 ans, à la fin de la 3ème.
Est-ce que votre travail a essaimé dans la SEGPA et/ou dans le collège ?
Catherine Rougereau, directrice de la Segpa, m’a soutenu lorsque j’ai proposé l’acquisition du logiciel Langagiciels de l’association Eclire pour les classes de SEGPA, rejointe par un collègue de Segpa enseignant le français en 4ème et 3ème.
Ce logiciel n’est pas très beau, pas très commercial (mais ce n’est pas le but) et ce n’est pas très facile de « rentrer dedans »… mais il a de nombreux atouts dans sa manche : il s’appuie sur les conceptions des pédagogies de la médiation et de la remédiation et il place les élèves en situation d’acteurs de la construction de leurs structures métacognitives, à l’aide de l’enseignant médiateur.
La préparation d’un atelier avec les Langagiciels demande de réfléchir à une adaptation du travail pour chaque élève. En fonction de son niveau, l’élève aura un texte court ou long et avec des indices ou des niveaux d’aide fort différents. Préparer l’atelier est loin d’être une perte de temps :
« – si l’on est bien organisé dans la gestion des fichiers, la plupart pourront resservir (pour d’autres groupes, à la prochaine année scolaire).
« – une heure de Langagiciels équivaut à de nombreuses heures de travail en classe, non pas en terme de travail abattu mais en terme de progrès, d’avancée sur la réflexion métacognitive
Dès la première utilisation, les élèves sont rentrés dans le travail avec une attention, une concentration, une volonté d’aller au bout du travail qui en ont surpris plus d’un, moi la première.
Le premier bilan a confirmé que « la sauce avait bien pris »: « Oui, c’est bien, il a fallu « se servir de nos têtes », on comprend des trucs qu’on n’avait jamais compris »… Même l’élève le moins motivé a admis que « c’est saoulant, ça prend la tête, mais on apprend à réfléchir ».
Du coup, j’ai beaucoup moins de conflits à gérer, et peux me consacrer à mon travail de médiateur, pour guider à tour de rôle les élèves passagèrement en difficulté.
Lorsque la directrice de la SEGPA ou des profs du collège passaient (notre salle informatique est un aquarium tourné vers le CDI), cela en a surpris plus d’un : les élèves de SEGPA au travail dans un profond silence. Au début, un ou deux enseignants étonnés ont demandé si tout allait bien, puis » Qu’est-ce qu’ils font ? » , et récemment : » Mais à quoi ça sert ? »
Lors de la journée banalisée qui a suivi, j’ai présenté les langagiciels à l’ensemble des professeurs du collège. Les réactions ont été variées, de » ça n’amène rien, on fait ça depuis 30 ans » à » On trouve ça super et on aimerait bien apprendre à l’utiliser… »
Lorsque des heures de soutien lecture ont été décidées pour des élèves de 6ème, la principale adjointe du collège et la directrice de la Segpa m’ont proposé de les animer » avec le logiciel, pour les intéresser » m’a dit la principale adjointe… Heureusement, le principal du collège avait déjà annoncé qu’il s’agissait d’utiliser les compétences spécifiques des collègues de segpa !
J’ai progressivement cherché de nouveaux outils pour créer de nouvelles situations, même si j’étais satisfaite des contenus proposés par les Langagiciels. Je ne sais pas combien d’exerciceurs j’ai téléchargés et essayés, mais Netquiz pro m’a tout de suite attiré. Il m’a fallu une quinzaine de jours pour réussir mes cinq premiers questionnaires (inférences de temps, de lieu, d’action et pour les anaphores: Cendrillon et Riquet). Et deux jours pour créer le site internet et le mettre en ligne…
Le site internet et ses exercices ont tout de suite intéressé la directrice de la SEGPA et les 2 collègues de Segpa en charge du français, ainsi que la principale adjointe du collège. Anthony, mon collègue de SEGPA, a d’ailleurs été le premier à l’utiliser avec les élèves du groupe de soutien lecture de 4ème. J’ai proposé de faire participer les professeurs de collège à la remédiation, leur expliquant que le bénéfice serait de transférer ce que nous faisions en soutien dans la salle de classe.
– Impossible, m’a opposé l’une. Ce que nous faisons n’a rien à voir…
Pourtant, dans les IO de collège, il y a quelque chose sur la compréhension de la chaîne anaphorique. Et je venais de lui faire remarquer que sur une centaine d’élèves de 6ème au collège, 21 avaient des résultats aux évaluations de français d’entrée en 6ème égaux (8) ou inférieurs (13) à nos deux » meilleurs » élèves de 6ème Segpa, ce qui prouve bien que l’avenir de la remédiation socio-cognitive est aussi utile au collège.
J’ai proposé aux profs de français concernés des exercices papier à faire faire aux élèves (et avec eux, si possible… ). La première séance portait sur les anaphores. En pleine salle des profs, je me suis fait tomber dessus :
– Mais qu’est ce c’est que ça ? Votre truc, des anaphores? C’est pas ça, l’anaphore, c’est une figure de style, non mais, vous n’y connaissez rien…Vous savez ce que c’est, une anaphore ?
Une semaine plus tard, elle m’attendait de pied ferme à la récré dans la salle des profs avec les exercices faits par les élèves… pour m’expliquer qu’elle leur avait donné durant l’heure de travail personnel mais qu’ils n’avaient ABSOLUMENT pas envie de faire un effort, qu’ils avaient bâclé et fait n’importe quoi… et qu’elle avait été OBLIGEE de leur lire les questions… et qu’ensuite, grâce à son intervention, ils avaient enfin réussi….
Je lui ai calmement expliqué que s’ils n’avaient pas réussi à l’écrit c’est justement parce qu’ils ne comprenaient pas tout ce qu’ils lisaient malgré le fait qu’ils sachent parfaitement déchiffrer le texte. » Ils ne comprennent pas ce qu’ils lisent ? Vous croyez ? »
Retour du berger à la bergère, je lui ai répondu : » J’en suis sûre. Et c’est bien pour ça qu’ils sont inscrits au soutien lecture « .
Lors d’une réunion de profs du collège, un bilan a été fait de l’atelier soutien lecture, » vraiment super, ils sont ravis, ils en redemandent » m’a dit la directrice de la Segpa.
Ce que vous attendez de votre site ?
D’abord, que ça puisse rendre service aux collègues qui partagent mes préoccupations. Et aussi qu’on puisse échanger, et pourquoi pas mettre en ligne de nouveaux exercices faits avec Langagiciels ou Netquiz par les collègues que j’aurai convaincus…
Entretien : Patrick Picard
Le site d’Agnès Couturier