« Est-ce que ce qu’on va dire aujourd’hui va remonter aux politiques ?« . A travers cette question naïve de la salle, s’exprime la volonté d’agir des deux cents participants, majoritairement issus du terrain, au colloque organisé par l’Observatoire de la petite enfance, sur la thématique des politiques éducatives en direction de la petite enfance. D’entrée, l’objectif affiché par Nicole Geneix, organisatrice, est clair : « arriver à participer, modestement, à la création d’un espace qui permette un croisement d’expérience entre les différents professionnels de la petite enfance : éducation nationale, directrices de crèches, auxiliaires de puéricultrice, psychologues, collectivités territoriales…«
Les notes de conférences ci-dessous n’ont pas été relues par leurs auteurs.
Nicole Geneix à la tribune – Photo Café pédagogique |
Anne-Marie Chartier : l’évolution du statut du jeune enfant au cours de l’histoire : « le XXIe saura-t-il instituer la collaboration entre familles et institutions pour l’éducation des enfants ?«
N’importe quel grand magasin a intégré, du fait même du marché de l’enfance, un grand nombre de savoirs qui se sont accumulés sur l’enfant. Les dispositifs institutionnels (surveillance de la maternité, pédiatrie, adoption, garde parentale…) délimitent des frontières d’âge et constituent autant d’inconscients sociaux quasi-invisibles. Mais comment se sont-ils construits ? On a intégré seulement depuis peu l’idée que pour s’occuper d’un jeune enfant, il faut autre chose que de la bienveillance et un peu de nourriture. Entre 1830 et 1880, l’industrialisation produit de l’effet tiers-mondiste (exode, femmes seules, enfants séparés des mères travailleuses entraînant abandons ou obligations de prise en charge collective, par exemple par les religieuses). Va naître un discours valorisant une prise en charge collective, avec un contrôle qui n’existait pas forcément avec les nourrices « à la journée ». Grandit aussi l’idée que les parents ne savent pas s’occuper de leurs enfants, et que les institutions doivent s’en préoccuper. C’est progressivement l’époque du développement de la pédiatrie qui institue des savoirs spécifiques sur les affections du bébé. Technologiquement, l’arrivée du caoutchouc (les tétines et les préservatifs !) améliore également les conditions d’hygiène, limite les abandons sauvages et la mortalité infantile. Au début du XXe siècle, environ 20% des enfants sont pris en charge par la collectivité (Assistance Publique).
Le développement de l’école maternelle concerne de plus en plus d’enfants (surtout des classes populaires). Le discours des psychologues (Binet, Freud) centre progressivement l’attention sur la nécessité d’un « principe de précaution » dans l’éducation précoce. Plus tard, Piaget, Wallon et Vigotsky vont renforcer la nécessité des interactions dans les apprentissages.
Durant les Trente glorieuses, arrive l’idée d’épanouissement. Dans un contexte économique favorable et de bouleversement des valeurs traditionnelles (divorce), la généralisation de la sécurité sociale, la présence des PMI, la construction de bâtiments collectifs avec leurs équipements, l’accueil de plus en plus important des enfants de classe moyenne à la maternelle vont progressivement amener les faisceaux de contradictions dans lesquels on se débat encore aujourd’hui, entre le droit des mères à disposer de leur vie et l’injonction d’attention à porter son attention au développement de l’enfant.
Toutes ces évolutions se sont finalement produites en très peu de temps : rien d’étonnant à ce que subsistent encore de larges scories des représentations anciennes. Quand le XIXe disait qu’il faut éduquer les enfants contre les parents, le XXe a cherché à éduquer les parents à travers les enfants, le XXIe saura-t-il instituer la collaboration entre familles et institutions pour l’éducation des enfants ? Il est facile, pour les professionnels issus de classes moyennes que sont les enseignants, de le faire avec certains parents, mais il leur est difficile d’y parvenir avec tous, et en particulier avec ceux qui sont le plus éloignés de leurs propres valeurs culturelles, souvent suspectés d’avoir des conduites éducatives « non-conformes »…
Eric Maurin : le contexte social : « Il y a de très fortes inégalités entre enfants«
Il y a de très fortes inégalités entre enfants : entre les 20% les plus riches et les 20% les plus pauvres, les écarts sont de 1 à 4. Les inégalités de logements sont difficiles à mesurer précisément, mais on sait que 20% des adolescents grandissent dans des appartements surpeuplés (plus de 1 personne par pièce). S’ y ajoutent des inégalités de contexte de socialisation : si je suis enfant de chômeur, je côtoie dans mon quartier 4 fois plus d’enfants de chômeurs, que je vais également retrouver dans l’école de mon quartier.
Il faut donc lutter contre l’idée d’une société qui aurait éradiqué ses problèmes de pauvreté. Les bilans de santé de GS montrent combien ces écarts sont forts : entre les 50% les moins pauvres et les 50% les plus pauvres, plus de 20 points d’écart sur les indicateurs de retard scolaire ! Même le développement physique (taille, caries, surpoids) est très massif. Si ces chiffres ne font pas débat, tous les observateurs ne sont en revanche pas d’accord sur la relation de cause à effet entre pauvreté et difficulté scolaire. Certains doutent que des politiques de redistribution sociale puissent réduire les écarts de résultats scolaires. Il est évidemment difficile de savoir ce qui se passerait mécaniquement si on attribuait des logements plus grands aux familles pauvres : les familles qui réussissent ne sont pas les mêmes que celles qui échouent dans leur insertion sociale.
Mais je suis optimiste sur l’effet des politiques publiques : contrairement à l’idée reçue, la démocratisation du système scolaire est une politique efficace. Quand on regarde précisément qui (et quand) a été exposé à l’expansion scolaire, et qu’on compare les carrières salariales, on voit que ces familles vont mieux que celles qui n’en ont pas bénéficié. Certes, on pourrait sans doute mieux faire, mais cela demanderait d’investir des moyens financiers et humains qui ne sont pas d’actualité.
A la tribune : N Geneix, M. Fournel, A. Florin, A._M. Chartier, E. Morin – Photo Café pédagogique |
Agnès Florin : les différents modes d’accueil des jeunes enfants et leurs impacts respectifs : « les conditions de vie des enfants dépendent de celles de leurs parents »
Les enfants qui vont à la maternelle et ceux qui vont à la crèche ne sont pas différents. Il existe encore, même en France, un décalage important entre les demandes familiales et l’offre. Dans notre pays, près de 30% des enfants de 2 à 3 ans sont scolarisés gratuitement, quelles que soient les caractéristiques familiales des élèves. Mais ce pourcentage s’infléchit depuis 3 ans. Les effets de cette scolarisation sont réels sur les chances de ne pas redoubler, mais de manière limitée (entre la scolarisation à 2 ans ou à 3 ans, les gains sont d’environ 3%). Les effets sont surtout positifs pour les enfants d’un milieu social très défavorisé, mais aussi pour ceux de milieu très favorisé. Les conditions d’accueil sont très importantes (locaux, horaires, matériel…).
Si on compare les acquis de l’accueil en maternelle, en crèche ou chez une nourrice agréée, l’école gagne du côté des activités pédagogiques, mais la crèche offre plus de temps de jeux libres, moins d’attente. Les assistantes maternelles favorisent les échanges interpersonnels, prennent une part importante dans la réalisation de la tâche, quand les enseignantes favorisent les attitudes cognitives, ou la crèche la régularité des activités. Aucun mode d’accueil n’engendre plus d’agressivité ou d’insécurité, mais l’accueil en structure collective favorise la « théorie de l’esprit » (la conscience du point de vue de l’autre).
Les variables efficaces qui renforcent l’efficacité d’une structure d’accueil collective sont nombreux : formation et stabilité des professionnels, taille des groupes, durée de fréquentation des élèves, équilibre de la relation entre la maison et le lieu d’accueil (ne pas dépasser 30h par semaine). Par exemple, les horaires décalés de la mère ou l’irrégularité de la garde, est un élément très négatif. Les effets positifs demeurent sur plusieurs années. Les enfants » à risques » sont ceux qui sont le plus sensibles aux effets positifs ou négatifs des modes d’accueil. Faire progresser la qualité de vie des jeunes enfants et leur bien-être, c’est agir sur toutes ces variables : les conditions de vie des enfants dépendent de celles de leurs parents.
Mais c’est aussi sur les gestes quotidiens d’éducation qu’il faut se concentrer, et les échanges entre les différents professionnels sont un levier puissant pour se mettre à distance de leurs propres pratiques, et voir dans celles des autres ce qui peut permettre à chacun de progresser. L’entrer dans le langage écrit dépend fortement des compétences langagières développées dans les premières années. Ce n’est pas pour rien si les pays qui réussissent à PISA sont ceux qui investissent le plus dans ces années de la petite enfance.
Maurice Titran, psychiatre : « La notion d’enfant « normal » a sans doute été inventée par des gens qui n’avaient pas d’enfant, pour se venger«
« Je suis spécialisé dans le service après-vente avec réclamation« . Dans cette stratégie clinique, on peut inscrire des enfants sur une longue période, depuis la conception jusqu’à leur entrée au CP. Nous sommes les héritiers de ceux qui se sont battus pour que les enfants ne meurent pas, notre travail d’aujourd’hui est de leur permettre de se développer. Mais les règles du développement, les interactions sociales ne sont connues que depuis quelques dizaines d’années seulement… On sait désormais que le cerveau d’un petit enfant se développe surtout pendant la grossesse, d’où l’importance du statut qu’on va accorder à cette mère potentielle.
Pour certains petits enfants, les seuils de tolérance entre la maison et l’école peuvent être très différents. La question de l’adaptation est donc primordiale. La notion d’enfant « normal » a sans doute été inventée par des gens qui n’avaient pas d’enfant, pour se venger…
Pour apaiser les tensions, il faut une alliance entre parents, enfant et soignant. Mais parfois, le soignant ne parvient pas à apaiser les tensions entre parents et enfant. La difficulté pour le professionnel est de ne pas disqualifier l’enfant, ni sa famille, au risque d’apporter un diagnostic à la famille en l’empêchant de pouvoir s’en servir. Il faut faire référence à la tradition, à l’histoire de ces interlocuteurs…
D’où l’importance de chercher d’autres alliances, avec d’autres professionnels. Mais on évalue plus souvent les enfants que les professionnels… Additionner les connaissances, aller chercher les informations sur le terrain pour voir comment ça se passe dans la vie réelle, c’est pouvoir sortir de sa propre certitude construite en vase clos, qui risque de construire une vision tout à fait fausse du monde, parce que construite à travers un seul prisme. C’est pourquoi la stabilité des équipes est si importante, pour avoir la connaissance suffisante des histoires locales…
Il est indispensable d’aider l’enseignant, l’aide-puéricultrice, l’ATSEM : c’est celui (celle) qui est en première ligne pour accueillir un enfant, parfois porteur de troubles et de handicap… Et je constate que ceux qui sont en première ligne n’ont souvent que des informations de seconde main, chargés de mettre en œuvre des dispositifs et des objectifs trop souvent pensés sans eux…
M. Fournel (adjoint au maire de Lyon, Réseau villes éducatrices) : « La demande de l’Etat est de réduire de 10% les dépenses affectées à ce secteur«
Les villes sont toutes confrontées aux mêmes enjeux : la progression du travail des deux parents a changé la donne et les choix prioritaires des parents, qui plébiscitent les crèches et l’école maternelle dans l’espoir de donner de meilleures chances de socialisation à leurs enfants. Les parents ont profondément changé leur perception des ces structures d’accueil collectif, et doivent être considérés comme de véritables partenaires.
On demande aux villes, au delà du besoin de sécurité, de construire de véritables projets éducatifs, de mettre en cohérence les différents projets jusqu’ici limités à certains services, à certains publics. Mais nous devons aussi penser à la manière de s’assurer qu’on fait tout ce qu’on peut pour aider les parents à assumer ce qui revient de leur responsabilité.
Nous ne sommes plus dans la période où l’enfant de 2-3 ans était un objet de concurrence entre structures, mais à une période où nous devons organiser une réponse publique souple, organisée, négociée. Cela exige de continuer à mobiliser les moyens de l’Etat, des collectivités, de la CNAM, voire des entreprises, pour éviter que la marchandisation de ce secteur ne vienne installer une sélection par l’argent. Le transfert massif de charges de l’Etat vers les collectivités locales, à travers le nouveau Contrat Enfance, va mettre en difficulté nombre de structures locales, en instaurant une régulation forte des dépenses publiques sur la petite enfance. La demande de l’Etat est de réduire de 10% les dépenses affectées à ce secteur. A Lyon, alors que nous avons augmenté de 20% notre capacité d’accueil, nous n’allons plus pouvoir disposer des ressources nécessaires. Attelons-nous à construire des indicateurs du niveau de la prestation d’accueil, assumer notre rôle de collectivité publique.
Vue de la salle – Photo Café pédagogique |
Viviane Bouysse, inspectrice générale : L’école maternelle, de l’assurance au doute : « nous devons être très vigilants à une utilisation pédagogique des évaluations«
Pour la société civile française, l’école maternelle française est toujours associée à un très fort indice de satisfaction. Pourtant, on commence à entendre des discours moins favorables, comme si elle avait perdu sa boussole. Les comparaisons internationales sont parfois critiques sur l’école maternelle.
Quand et pourquoi sommes nous passés de l’assurance au doute ?
Le baptême officiel de l’école maternelle à lieu en 1881, lorsqu’on débaptise les « salles d’asile ». Cette école désormais laïque, gratuite et non obligatoire, s’est construite contre les deux modèles existant à l’époque : Pauline Kergomard voulait qu’elle ne soit « ni une petite caserne (allusion à l’organisation militaire des salles d’asile), ni une petite Sorbonne (allusion aux programmes copieux de l’école primaire) ». Pourtant, les premiers programmes de la maternelle sont très fournis, et se stabilisent en 1921, sans changement réel jusqu’en 1985.
La maternelle est pensée pour accueillir des enfants de 2 à 6 ans, mais il faut attendre longtemps pour qu’elle soit accessible à tous. En 1950, seulement 40% des enfants de 2 à 6 ans vont à l’école, dans les classes maternelles ou les sections enfantines des écoles primaires, surtout en ville et dans la France industrielle, là où les mères ont un travail salarié qui ne leur permet plus de garder leur enfant. En 1972, on passe à 70%, beaucoup mieux répartis sur le territoire et dans toutes les catégories professionnelles. L’ouverture est donc progressive, et tardive.
C’est à partir du moment où la fréquentation explose, qu’elle s’ouvre aux enfants de toutes les familles (dans les années 60/70), que la maternelle se sépare de l’élémentaire, au moment où les élèves de plus de 11 ans partent au collège, rendant des enseignants et des locaux disponibles… Cet élément se conjugue aux nouveaux savoirs pédagogiques disponibles, soulignant la nécessité de développer l’expression langagière et toutes les expressions (plastique, corporelle…). C’est sans doute ce qui contribue à créer un modèle positif, qui respecte mieux les besoins de l’enfant, fondé sur le jeu, le projet, qu’on va donner à voir à l’école élémentaire comme un modèle, à qui on va emprunter beaucoup, lui faisant également perdre de sa spécificité. Mais il ne faut pas oublier que ce modèle « ludique » est plus proche des classes moyennes que des classes populaires, qui favorisent le sérieux, le travail nécessaire pour gravir les échelons de l’échelle sociale.
En 1965, alors qu’on s’alarme de l’excessive importance des redoublements au CP, on s’aperçoit que 8% des élèves qui ont fréquenté la maternelle à 3 ans sont susceptibles de redoubler, pour seulement 14% pour ceux qui ne l’ont fréquentée qu’un an, et 18% pour ceux qui ne l’ont pas fréquentée du tout.
Ces chiffres vont donner beaucoup d’assurance aux défenseurs de l’école maternelle, et cette ambition nouvelle va se retrouver programmée dans les différents plans de l’Etat. L’Ecole maternelle va se retrouver, en 1989, le premier cycle de l’école, même si sa fréquentation n’est pas obligatoire.
Mais une fois que les objectifs quantitatifs sont atteints, on change d’objectif : on n’est plus dans « il nous faut une école maternelle », mais « il nous faut une école maternelle efficace« , renforçant l’injonction paradoxale et le doute, qui doivent mobiliser notre lucidité, en toute connaissance de cause.
Je pointerai une double tension, un double malentendu : les textes de 89, et les suivants, précisent que l’objectif est de développer « toutes les possibilités de l’enfant » pour lui permettre de mieux réussir sa vie en le préparant à entrer à l’école élémentaire. Toutes les facettes du développement sont présentes dans les programmes, en veillant à leur équilibre. Mais la « préparation » aux apprentissages ultérieurs finit par primer : la prévention des difficultés risque de tourner à l’anticipation, l’évaluation (qui devrait être de s’assurer qu’on met en place les conditions de progrès) risque de dévier vers l’établissement précoce des normes de comportement, et de renforcer chez les maîtres la perception des différences colossales entre enfants, en glissant des différences aux difficultés, les plus performants devenant le point de référence, et tous ceux qui sont décalés vécus comme des « enfants en difficultés ». C’est pourquoi nous devons être très vigilants à une utilisation pédagogique des évaluations.
Nous devons également faire attention aux attentes sociales. Pour certains parents, l’école est un mode d’accueil dont ils savent que c’est une chance pour leur enfant. Parfois, ils disent aux enseignants : « vous savez ce qu’il faut faire pour que ça aille mieux après« . Ils leur délèguent le pouvoir dans la réussite scolaire de leurs enfants. D’autre au contraire placent leur enfant le plus tôt possible sur le « marché scolaire » dans l’espoir de cumuler les avantages, de gagner un an, dans une course à la précocité aussi dangereuse pour les enfants que pour l’école maternelle. Ces parents mettent la pression sur les maîtres, exigent des enseignants des « preuves » du travail scolaire qui peuvent être autant d’obstacles à une véritable activité intellectuelle, pour certains élèves. La maternelle, si elle devient lieu d’apprentissage précoce, est gravement menacée d’hyperactivité.
Tout cela amène de grand doute, chez les enseignants comme chez les formateurs, sur ce que doit être l’école maternelle. Il y aurait un grand risque au retour en arrière d’une pédagogie de l’expression à une pédagogie de la productivité. Mais en même temps, il nous faut prendre en compte le fait que la fréquentation assidue pendant trois ans est un temps suffisamment significatif pour permettre une organisation des apprentissages progressive dans le temps, au cours de laquelle les enfants puissent se voir grandir, avec des activités différentes, mais organisées autrement que comme une programmation rigide, en tenant compte des écarts importants entre enfants, y compris selon le mois de naissance. C’est un gros problème à résoudre, même s’il est déjà bien attaqué.
Le second problème : penser les activités et les contenus pour jouer pleinement son rôle de compensation à l’égard des enfants des milieux défavorisés. Nous devons être très vigilants sur les activité de langage, sur la manière de l’organiser (et il me semble qu’on va un peu facilement vers la conscience phonologique, en faisant l’impasse sur le langage oral), mais aussi sur la forme pédagogique de l’école maternelle : attention de ne pas rester à une « pédagogie invisible » : si on ne prend pas le temps de prendre du recul, de tirer avec les élèves des leçons des expériences vécues, on risque de ne pas aider ceux qui en ont besoin. Mais c’est très difficile à faire, avec le risque de tomber dans le dogmatisme.
En ce moment, quand on lit la littérature sur la petite enfance, on trouve deux sortes de lunettes :
- les spécialistes de la petite enfance, qui jaugent la capacité de la structure à répondre aux besoins des enfants, associe ou non les parents… C’est un premier critère.
- L’autre est celui de l’efficacité scolaire : comment sait-on ce qu’elle apporte, puisqu’on n’a pas de groupe-témoin ? On cherche toujours à évaluer les acquisitions académiques, le lire-écrire-compter, mais peut-être l’école est-elle plus efficace sur d’autres domaines qu’on ne sait pas mesurer… La performance, dans l’éducation d’un petit, c’est un changement. Comment le mesurer, entre un avant et un après, et non comme une photographie à un moment donné ?
C’est la chance de l’école maternelle, de s’interroger sur ce qu’elle doit continuer à être : une passerelle entre deux mondes éducatifs. Il faut donc qu’elle sache prendre en compte ce qui s’est passé avant, tout comme l’élémentaire doit prendre en compte ce qui a été fait en maternelle. Cette « construction progressive » de l’identité de l’écolier se fait par des apprentissages symboliques et des apports culturels, autant dans le jeu que dans les séances d’apprentissages guidé.
S’il y a du doute, il y a aussi des ressources, qui doivent passer par la professionnalisation des enseignants de maternelle, qui n’est pas un sous-produit de l’élémentaire. On ferait d’ailleurs considérablement progresser l’élémentaire si on faisait progresser les connaissances sur ce qu’est la spécificité de l’enseignement en maternelle. Sur les conditions matérielles de la réussite, il faut avoir un assez grand nombre de référence sur les stratégies à utiliser, les modes d’action qu’on peut avoir, et être suffisamment routiné sur ces attentions pour être capable d’y porter un regard, même bref, au bon moment, pour tous les enfants, même ceux qu’on a tendance à oublier. Le fait de le consigner quelque part peut permettre de faire des bilans efficaces, de se demander « mais avec celui-là, où en est-on ?« , y compris pour pouvoir provoquer l’échange, avec ceux qui en ont besoin. Comme le dit Mireille Brigaudiot, s’intéresser à ce qui intéresse les enfants…
Mireille Brigaudiot, professeur d’IUFM : La construction du JE : « Le jeu n’est pas une activité en plus, c’est le fondement du psychisme«
Juliette, à 2 ans 3 mois, dit « t’as soif« , et sa mère répond « oui, t’as soif » et donne de l’eau. Un an après, quand la petite fille dit « t’as abîmé le livre« , la mère répond « c’est toi qui l’a abîmé, il faut que tu le répares« . C’est à partir de cet exemple que je vais décliner mon propos.
Les recherches, encore très parcellaires, doivent s’articuler pour permettre de comprendre la globalité de l’enfant qui fait des progrès. Toutes les mères vont suivre le processus décrit ci-dessus : parfois, elle se calent sur les bizarreries de leur enfant, et montrent qu’elles ont compris. Et parfois elles corrigent. Mais jamais elles ne leur demandent de répéter. Nous allons observer ça à partir de la construction du dessin chez un enfant.
On peut repérer sept moments dans le développement :
- Un enfant qui se déplace voit la main de son papa (en train de dessiner) qui tient un « quelque chose » qui touche un « autre chose » (qu’il ne voit pas, parce qu’il est trop petit)… Il grogne, réclame, est pris sur les genoux et voit l’exploit. Il assiste à une scène : pour cela, il faut qu’il soit scotché, et que cette chose qui l’étonne vienne de son milieu aimant.
- Le temps passe. Quelques semaines plus tard, il voit sur une surface plate un objet qui ressemble à ce qu’il a vu à la scène 1 (association). Il rementalise ce qui s’est alors passé, mobilise son souvenir de la scène. Il semble programmé vers « je suis cap’, moi aussi« , et va commencer à laisser une trace en appuyant très fort avec sa main, pose le stylo et s’en va en criant « papa, papa » (ça y est j’ai dessiné comme papa) dans un désir de partage avec l’adulte.
- Au moment où il va revenir, il va y avoir un adulte qui va faire son boulot d’adulte éducateur, le prendre sur ses genoux, le laisser faire, et interpréter le geste (« t’as fait un poisson !« ), ajoutant quelque chose pour mieux faire poisson : une queue, un détail… Seconde mémorisation : quand il dit poisson, c’est quand j’ai fait mon gribouillis. Il accède à une activité symbolique.
- Celui qui a eu la chance d’avoir les trois premières étapes (les autres devront le faire à l’école) va s’entraîner, recommencer sur son papier. C’est souvent vers deux ans et demi. Il va alors demander à nouveau à son père de refaire, qui va lui expliquer ce qu’il fait. Ce n’est pas un modèle, c’est un exemple. Pour l’instant, on ne lui demande rien de faire, mais il apprend.
- Avec ses capacités de développement moteur et langagier, on va passer du « poisson » au « bonhomme ». Il sait qu’il dessine, il croit savoir ce qu’est un bonhomme (et sera bien embêté si on lui demande de dessiner la maîtresse). On peut alors lui faire une dictée de dessin en lui détaillant la procédure, et lui demander alors de refaire un dessin « comme celui que je t’ai montré« . Et alors, deux possibilités : soit il dit « non » et il refait son têtard, soit il essaie de faire le vôtre, vous indiquant ainsi à quelle étape de développement il se situe.
- Il s’entraîne, et devient capable d’évaluer son travail, de poser un écart entre ce qu’il fait et ce qu’il devrait faire. Il jette, met à la poubelle, recommence, s’évalue.
- Les parents vont se lancer dans l’étayage complet : « et les cils, et les doigts, et les sourcils… » grâce auquel il va arriver à faire un dessin, et arriver à dire « oh, j’ai oublié le corps…« . A partir de là, on est sûr qu’il est scolairement sauvé.
A l’école, on a donc (entre deux et 3 ou 4 ans) :
- une étape où on accepte tout, on valorise, on incite à continuer, à faire encore, sans demande précise, surtout lorsque l’écart culturel est immense, mais en même temps on fait devant lui. Progressivement, l’enfant va réduire l’écart, mais pas en recopiant le modèle : en s’appropriant ce qu’on a fait pour lui, et expliqué devant lui.
- une étape où on comprend qu’on peut aller plus loin, en construisant l’écart entre l’endroit où en est l’enfant et ce qui est socialement construit et régulier, mais sans aller au-delà de sa zone proximale de développement.
Il n’y a pas d’un côté la crèche, de l’autre côté l’école, mais deux lieux où on doit se poser ces questions, surtout pour ceux qui n’ont pas eu la chance de rencontrer des adultes qui les considèrent comme la huitième merveille du monde. Le jeu n’est pas une activité en plus, c’est le fondement du psychisme…
Question de la salle : qu’est-ce qui vous semble poser problème, sur le terrain des classes ?
Mireille Brigaudiot : indiscutablement, le manque de formation des maîtres.
Viviane Bouysse : les académies dans lesquelles j’ai travaillé cette année sembleraient me montrer qu’il faille être mesuré sur ce qui se passe sur le terrain. J’ai vu beaucoup de « moyen », mais plus d’excellent que de navrant.
Mais je dois témoigner que les enseignants disent souvent qu’ils trouvent le métier plus difficile, que les enfants ont changé. Beaucoup parlent de la labilité de l’attention, de travail supplémentaire. Mais la formation ne se pose pas souvent les problèmes quotidiens du maître, dans toute leur trivialité. Même la réunion de parents n’est pas préparée, et est souvent vécue comme un moment redouté.
Notes de Patrick Picard – Page publiée le 21/06/2006