Vous avez fait partie de la Commission Thélot chargée de définir le socle commun. Pensez-vous que le projet de G. de Robien soit fidèle aux réflexions de la Commission ?
Il est fidèle dans le sens où le principe de ce socle, j’aurais préféré l’appeler culture commune, est acquis et où je constate que la plupart des acteurs de l’école s’y rallient alors que des grandes oppositions dominaient encore voici quelques années. L’esprit de la commission était d’ouvrir une large réflexion politique sur ce que doit enseigner l’école à tous, sur les compétences, sur principes de la vie scolaire… Or, nous assistons parfois à une réduction vers le socle au sens le plus traditionnel du terme, comme si nous n’étions pas véritablement capables de se demander quelle école nous voulons.
Comment expliquer ces glissements ?
En matière d’éducation, les hommes politiques de droite et de gauche sont conduits vers une prudence extrême en raison du caractère « explosif » des réactions du monde scolaire. De plus, nous sommes dans un climat scolaire conservateur, pour ne pas dire « réactionnaire », et le Ministre s’appuie sur ce climat qui déborde les rangs de la seule droite.
On entend un peu tout sur l’idée même d’un socle commun. On parle de nivellement par le bas, de poudre aux yeux, d’école au rabais. Pourtant de nombreux pays européens sont engagés dans cette voie, par exemple récemment la Suisse. Comment expliquer cette convergence ?
Tous les pays sont soumis à une double contrainte. D’une part, à cause de la massification scolaire, l’école fonctionne de plus en plus comme un système de trie compétitif dans lequel chacun essaie de s’en tirer au mieux ; le risque est alors que la sélection commence le plus tôt possible et que les enfants n’apprennent plus rien de commun. Le thème de la culture commune procède alors d’une volonté d’égalité relative.
D’autre part, toutes les sociétés européennes sont confrontées à une forte immigration et elles deviennent de plus en plus multi-culturelles. Chaque société est donc tentée de définir plus nettement la culture commune qui est le socle d’une scolarité commune. On observe sur ce plan une convergence entre les pays républicains et centralisés, comme la France, et les pays plus décentralisés et plus « communautaires », comme la Suisse et la Grande Bretagne.
Jusque là l’objectif c’était l’école communale et le collège unique pour tous les enfants du pays. Faire passer l’idée d’un « socle commun » n’est ce pas officiellement enterrer cette conception de l’Ecole et accepter l’idée du retour à une école différenciée socialement comme elle l’était dans la première moitié du 20ème siècle ?
Je pense plutôt le contraire. Le collège était, et reste, pris dans une contradiction insurmontable. D’un côté il est l’école de tous, celle de la scolarité obligatoire. De l’autre, il est le premier cycle du lycée d’enseignement général dans ses programmes et ses méthodes. Ce collège est pensé en termes « d’excellence pour tous » ce qui est une formule paradoxale conduisant de fait à la relégation des plus faibles. Dans son principe, l’idée de culture commune déplace la priorité scolaire de l’école obligatoire vers le principe d’une culture partagée par tous avant que commencent la sélection et l’orientation. En fait, c’est aujourd’hui que nous sommes dans la différenciation et dans une contradiction insurmontable.
Aujourd’hui le ministre parle de socle commun à tous les jeunes français. Pensez-vous que les apprentis juniors par exemple aient une chance d’atteindre le niveau du socle ?
Je suis hostile à l’apprentissage à 14 ans, car c’est, en fait, le refus de la culture commune. De plus, c’est définir l’apprentissage comme une voie d’échec et, pour l’école, c’est une manière de se défaire des gêneurs.
Au-delà peut-on s’engager à faire réussir tous les élèves ?
Faire réussir tous les élèves ne signifie pas que tous doivent entrer à polytechnique. Cela veut dire que tous les élèves acquièrent ce que l’on considère comme essentiel. C’est l’objectif de l’école élémentaire, il faut que ce soit aussi l’objectif du collège. Mais une fois acquise cette culture commune, il est certain que tous les élèves n’auront pas les mêmes performances. Faire réussir tous les élèves veut dire que l’école ne s’accommode pas de la relégation et de l’échec endémiques d’une partie des élèves.
Dans la perspective actuelle de régression budgétaire n’y a-t-il pas un risque sérieux de voir l’argument du socle utilisé simplement pour diminuer les dépenses ?
Une régression budgétaire n’est jamais bonne. Mais il faudrait cesser de croire que tout est affaire de budget et de moyens. Sur les trente dernières années, les moyens ont considérablement augmenté sans que les résultats suivent. A quoi sert-il de donner plus de moyens si c’est pour faire ce qui ne marche pas ? Je crains que l’argument des moyens ne soit qu’une manière de refuser tout changement. Demandons des moyens pour changer l’école et pas pour la maintenir en l’état.
Avec le socle commun, arrive l’idée d’un pilotage du système éducatif par des évaluations : évaluation des établissements selon leurs résultats, évaluation régulière des élèves par rapport au socle. Est-ce une façon efficace de diriger l’Ecole ? Ne risque-t-on pas, pour les élèves, de voir les évaluations se transformer en examens de passage et de se retrouver avec un taux d’échec encore supérieur ?
Bien sûr, il y a le risque de voir l’évaluation se transformer en examen. Mais on ne peut continuer a piloter l’école en fonction des objectifs et des intentions qu’elle affiche, de l’ambition de ses programmes par exemple. Il faut savoir ce que l’école fait et pas ce qu’elle a l’intention de faire. C’est à la fois plus juste et plus efficace même si c’est désagréable pour une institution qui a l’habitude de ne rendre de comptes qu’à elle-même. Et puis, pour éviter les risques de pilotage technocratique, pourquoi ne pas demander que les enseignants, les parents et les élèves, soient associés à l’évaluation du système. Après tout, ce serait peut-être un progrès démocratique.
Je voudrais dire enfin que, même si je n’ai pas la plus grande confiance dans le ministère actuel, toutes ces objections s’apparentent à des refus obstinés du changement, comme s’il s’agissait de défendre un système que chacun s’accorde à reconnaître comme injuste et guère efficace, sauf pour une partie de la population ayant un accès privilégié au système.
François Dubet
Derniers livres de François Dubet
La nouvelle critique sociale (avec Pierre Rosanvallon), Seuil, 2006.
Injustices, l’expérience des inégalités au travail (avec Valérie Caillet et Régis Cortesero), Seuil, 2006.
L’école des chances – Qu’est-ce qu’une école juste ? Seuil, 2004.
Pourquoi changer l’école? – Entretien avec Philippe Petit, Textuel, 2003.
Dans le Café :
» Il faut choisir entre le maintien d’un collège conçu comme un premier cycle de lycée d’enseignement général, et un collège pour tous centré sur l’apprentissage d’une culture commune »
http://cafepedagogique.net/lemensuel/larecherche/Pages/2006/2003/analyses_36_accueil.aspx
» La violence de la rage répond à de plus fortes violences encore »
http://cafepedagogique.net/lesdossiers/Pages/violence_index.aspx