Faut-il continuer à pousser les jeunes à faire des études longues ? Ou recentrer l’Ecole de l’obsession diplômante à l’épanouissement individuel ? Question soixantehuitarde dans le dur univers actuel ? Ce n’est pas sur nous disent les milliers de précaires surdiplômés. Le Café livre dans ce dossier des éléments du débat impulsé par les sociologues Marie Duru-Bellat et François Dubet.
D’un côté…
L’inflation scolaire
» On peut considérer que l’éducation est une valeur. C’est d’ailleurs ce que nous croyons. Mais ce n’est pas défendre cette valeur que de laisser les formations scolaires s’enfoncer dans une spirale de déclassement et de faire qu’un jour bien des élèves et des étudiants découvrent que cette formation-là ne leur est guère utile, ni pour trouver un emploi, ni pour accéder à une culture qui les élève et les rende plus libres ». Dans Libération du 10 mars, François Dubet et Marie Duru-Bellat répondent à Tristan Poullaouec (voir L’Expresso du 7 mars). Ils développent leur thèse d’une « inflation scolaire », creusant l’écart entre le nombre de diplômés et les emplois disponibles et suscitant les rancoeurs des jeunes.
« Aucun pays n’est assez riche pour allouer toutes ses richesses à l’éducation : des arbitrages s’imposent donc, qui rendent nécessaire d’expliciter les finalités recherchées. Si c’est davantage d’égalité entre les jeunes qui est visée, les recherches françaises ou européennes montrent qu’il est sans doute bien plus efficace de mettre en oeuvre des politiques de la petite enfance ou d’aide aux familles, du logement (etc.), que de développer un enseignement supérieur où les plus favorisés savent très bien se réserver les filières les plus rentables. Si c’est l’innovation et la compétition économique que l’on privilégie, alors il faut s’interroger sur ce que «produit» notre enseignement supérieur tel qu’il est : et, dans ce cas, ce n’est plus en termes quantitatifs («plus de la même chose») qu’il faut raisonner, mais en termes qualitatifs (de quels diplômés a-t-on besoin, dotés de quelles compétences ?). Si c’est l’insertion des jeunes qui importe, alors privilégier une réponse en termes de «plus d’école» fait peser sur le système éducatif une responsabilité écrasante et absout par avance le monde patronal pour son manque d’implication dans les questions de formation ».
http://www.liberation.fr/page.php?Article=365821
http://cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2006/03/index070306.aspx
F. Dubet : La massification scolaire génère la frustration
« La France a massifié le système et allongé les études, mais, à l’exception d’une minorité de lycéens ou d’étudiants – les grandes écoles et les instituts universitaires de technologie (IUT) d’un côté, certaines filières des lycées professionnels de l’autre -, le système scolaire reste dans une distance maximale à l’emploi. Aujourd’hui, lorsqu’un étudiant quitte l’université, il a une chance sur deux d’occuper un poste qui n’a aucun rapport avec sa formation, ce qui constitue un gâchis individuel et collectif considérable…. Cette distorsion entre les promesses de la scolarisation et la réalité du monde du travail a engendré une frustration extrêmement forte ». Dans un entretien accordé au Monde, François Dubet voit dans le mouvement anti-CPE « une réplique de celui des banlieues ».
« Il m’arrive de penser que le climat dans lequel nous vivons n’est pas très différent de celui des années 1930 : un climat fortement idéologique dominé par le sentiment de la chute nationale, de la fin de la nation et de la disparition de la puissance. Lorsque l’on interroge les gens, dans les enquêtes, ils pensent à 80 % que les choses, demain, seront pires qu’aujourd’hui. Ils affirment qu’hier, c’était mieux, même quand ils trouvent que leur sort est acceptable. Or les statistiques permettent de penser que, dans bien des domaines, hier, c’était pire. Hier, les pauvres étaient plus pauvres, l’espérance de vie était moins longue, les gens étaient moins bien soignés, on était moins bien éduqué, les femmes étaient plus maltraitées, les vieux mouraient de faim. Mais l’utopie est derrière nous ».
Article du Monde
http://www.lemonde.fr/web/article/0[…]
Rappel : La tribune de M. Duru-Bellat
http://cafepedagogique.net/lesdossiers/Pages/contribs_durubellat.aspx
Inflation scolaire : Marie Duru-Bellat réplique à l’OCDE
« Ce texte… interroge : il n’apporte aucune justification sérieuse du maintien d’une élévation du niveau d’instruction, notamment dans le Supérieur, autre que le crédo de l’économie de la connaissance (qui tarde à se traduire par l’explosion tant attendue des emplois qualifiés), et le « il faut rester les plus forts dans la compétition mondiale »… On pourra enfin se demander si cette course en avant apporte bien aux jeunes et aux pays ce qu’ils en attendent. Ce texte élude ces questions en restant au niveau d’un « toujours plus » qui ne peut tenir lieu de seule politique ». Marie Duru-Bellat réplique à la récente étude de l’OCDE sur le retard éducatif européen dans une tribune envoyée au Café pédagogique.
Elle y défend la thèse de « l’inflation scolaire » : « les politiques doivent arrêter de penser que « toujours plus » c’est bien. Ils proposent de passer de 40% d’une classe d’âge diplômée du supérieur à 50%, sans aucune justification. Il faut cesser cette politique purement quantitative, pour s’intéresser au qualitatif, en se posant la question de ce que l’on veut à travers l’éducation ». Pas assez de dépense d’éducation pour l’OCDE, trop de course au diplôme et de diplômés pour M. Duru-Bellat. Un nouveau débat sur l’Ecole s’ouvre.
La tribune de M. Duru-Bellat
http://cafepedagogique.net/lesdossiers/Pages/contribs_durubellat.aspx
A l’autre
Le diplôme reste une arme pour T.Poullaouec
« Sans analyser le contenu des activités de travail et des qualifications qu’elles requièrent, la thèse de l’inflation scolaire réduit implicitement la valeur des diplômes au prix que l’état actuel du marché du travail leur impose à l’embauche. La classification des emplois est une chose, l’usage que les employeurs font dans ces emplois des capacités attestées par les diplômes en est une autre ». Dans une tribune publiée par Libération, Tristan Poullaouec, Université de Bourgogne, attaque la thèse du déclassement scolaire, défendue par exemple dans le récent ouvrage de M. Duru-Bellat, et défend l’élitisme républicain.
Pour T. Poullaouec, les diplômes restent un gage de promotion sociale. « Ils permettent en outre d’atténuer certaines inégalités et discriminations subies par les jeunes en arrivant sur le marché du travail. Plus elles sont diplômées, plus les trajectoires professionnelles des filles se rapprochent de celles des garçons. On sait également le rôle que joue le milieu d’origine dans l’accès aux différents emplois. Quels que soient leurs diplômes, les enfants d’ouvriers deviennent ainsi toujours plus souvent ouvriers ou employés que les enfants de cadres, notamment parce qu’ils ne trouvent pas dans leurs familles les ressources et les relations qui permettent de décrocher les emplois les plus prisés. Quels autres atouts peuvent-ils dès lors faire valoir sur le marché du travail, si ce n’est leur formation scolaire ? »
http://www.liberation.fr/page.php?Article=364639
http://cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2006/01/index240106.aspx
Une étude de l’OCDE épingle les insuffisances de la politique éducative du gouvernement
« C’est peut-être la plus grande déception des systèmes éducatifs européens. Nombre d’entre eux font des déclarations ambitieuses sur l’équité dans l’éducation. Mais l’étude PISA révèle que l’origine sociale joue un rôle plus fort dans les résultats scolaires en Allemagne, en France et en Italie qu’aux Etats-Unis. » Dans une étude publiée par le « Lisbon Council », Andreas Schleicher, directeur des études éducatives de l’OCDE et responsable du programme international PISA, exhibe le retard français. Il le fait d’autant plus volontiers qu’il accuse le gouvernement français de cacher les résultats de PISA sur les inégalités sociales entre établissements.
Pourquoi ce déballage ? A. Schleicher ne croit pas en »l’inflation scolaire ». Pour lui, « les économies les plus compétitives seront celles qui produiront le plus d’information et de connaissances… On pourrait penser qu’avec un tel développement de l’éducation il y aurait une baisse de la valeur des diplômes. A l’évidence c’est le contraire. A l’exception de l’Espagne, les revenus et les autres variables qui nous informent sur la valeur sur le marché du travail de l’éducation ont augmenté plus vite que l’offre depuis 1998. La demande de personnel qualifié augmente plus vite que la fourniture par nos universités ». A l’appui de sa thèse des statistiques sur les salaires en fonction des diplômes. La France est justement un des pays où les écarts salariaux sont les plus forts entre travailleurs de niveau secondaire et diplômés du supérieur.
Autre argument : il met en évidence l’insuffisance des investissements dans l’éducation en Europe et particulièrement en France. Ainsi il y a proportionnellement deux fois plus d’étudiants dans les pays nordiques qu’en France. Sur 30 pays de l’Ocde, 15 ont un taux de diplômés du supérieur plus élevé que le taux français. C’est le cas par exemple des Etats-Unis, du Japon, de la Corée du sud, du Royaume-Uni ou de l’Irlande.
A. Schleicher préconise globalement pour l’Europe de plus gros investissements dans l’éducation. Il montre que l’Europe dépense moins que les Etats-Unis et le Japon à tous les niveaux de l’éducation, du primaire au supérieur.
Cette étude prend à contre pied des travaux récents. Elle contredit à la thèse de F. Dubet et M. Duru-Bellat sur « l’inflation scolaire ». Réalisée par un organisme reconnu internationalement, elle interroge également les gouvernements français et allemands accusés, non seulement de promouvoir des systèmes éducatifs particulièrement injustes du fait de la sélection précoce (l’apprentissage à 14 ans) mais aussi de brader l’avenir.
http://www.lisboncouncil.net/files/download/Policy_Brief_Economics_of_Knowledge_FINAL.pdf
http://cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2006/03/index130306.aspx
Inflation scolaire : la question se pose également aux Etats-Unis
« Si je parlais à une classe de bacheliers, je leur dirais : dans votre intérêt allez le plus loin possible dans vos études. Mais si j’étais assis devant le président des Etats-Unis, ce n’est pas évident pour moi de lui dire qu’on a besoin de davantage de diplômés ». Pour l’économiste Lawrence Mishel, président de l’Economic Policy Institute de Washington, interrogé par Education Week, les emplois du futur auront besoin d’à peine plus de diplômés qu’aujourd’hui. L. Mishel relève par exemple que si, entre 1970 et 2000, l’écart de salaire entre non-diplômés et diplômés du supérieur s’est creusé, depuis 2000 il a diminué de 5%.
Une position que d’autres économistes contestent. Ainsi pour Richard J. Murnane et Frank Levy, de Harvard, « il y a une division croissante du travail humain, une fracture entre ceux qui peuvent et ceux qui ne peuvent pas effectuer un travail de valeur dans une économie marquée par l’informatique ». Pour eux les TIC participent de l’éclatement de la pyramide salariale entre ceux qui se retrouvent dévolus à des services aux personnes peu payés et ceux qui tirent le plein profit des TIC. Eux feront plutôt remarquer qu’en 20 ans les salaires des diplômés du supérieur ont augmenté de 80% par rapport à ceux des simples bacheliers.
On retrouve dans ce débat la question centrale de la thèse développée en France par Marie Duru-Bellat, dans son ouvrage « L’inflation scolaire ». Dans l’immédiat, aux Etats-Unis le débat se porte déjà sur le lycée et sa réforme.
http://www.edweek.org/ew/articles/2006/03/22/28prepare.h25.html?levelId=1000
http://cafepedagogique.net/lesdossiers/Pages/contribs_durubellat.aspx