conférence à l’INRP à Lyon, le 7 décembre 2005, dans le cadre du séminaire sur le travail enseignant
voir notre édition du café :
http://cafepedagogique.net/disci/primaire/67.php
Le travail n’est-il pas une valeur en baisse, dans une société où on travaille de moins en moins ?
Je m’instaure en faux contre l’idée que la place du travail serait en voie de disparition. A mesure que le temps de travail diminue, l’importance psychologique du travail augmente : nous ne voulons pas nous contenter de survivre au travail, mais aussi y faire quelque chose de notre vie. Le temps du « hors-travail » se développe (éducation, culture, loisirs). Les attentes qui se construisent hors du travail reviennent « contaminer » le travail, en fabriquant des présupposés pour la vie professionnelle. Au travail, on imagine qu’il y a autre chose à faire que ce qui est contraint, défini par autrui.
Mais lorsqu’on est dans des situations professionnelles qui l’interdisent, cette attente peut s’éteindre, parce que la vie y est de moins en moins défendable. La fonction psychologique du travail peut se perdre. Repoussant, le travail est repoussé.
Comment définir le « métier » ?
Dans les dernières années, la montée des « services » (activité dont l’objet est un sujet, et parfois des sujets… de mécontentement !) impose une nouvelle et impérative définition du « métier », là où, dans l’industrie, on parlait « geste », « outils »…
Qu’on parle des services sociaux, des guichets, des soins, de l’enseignement, on voit monter de nouveaux critères controversés sur la « qualité » du travail. On peut travailler sur l’usager, pour l’usager, avec l’usager, ou même contre l’usager…
A l’intérieur même de chaque personne au travail, on retrouve ce conflit, et mon problème n’est pas d’identifier des bons et des méchants. On voit émerger, dans le travail dans les services, de véritables « problèmes de conscience », sur le juste et l’injuste, le bien et le mal, bref ce qu’est « faire du bon boulot ». L’intensité du travail, de plus en plus forte, demande au sujet d’opter, de trancher, de débattre avec soi-même, faisant monter ses soucis, là où l’opérateur taylorisé pouvait avoir « la tête ailleurs » une fois que le « geste avait fait son nid », en séparant la pensée du travail.
Par exemple, dans les hôpitaux, on doit multiplier les tâches, organiser le travail, fabriquer des « scripts professionnels » (prescriptions) qui tentent de standardiser le temps, de faire rentrer le réel dans des procédures. Dans les entretiens téléphoniques des centres d’appels, on développe des procédures strictes de « pseudo-dialogue ».
Un exemple à la Poste :
A un guichet de la Poste, la réorganisation du travail induit des modifications dans la formation professionnelle, qui cherche à mieux préparer les guichetiers à affronter les conflits : on organise des jeux de rôles confrontant les formés à un « client bougon et conservateur ». Extrait :
Formateurs : « vous n’êtes pas là pour établir une relation de confiance avec eux, vous êtes là pour leur dire « la Poste vous propose »…
Giuchetier : « ce qui est bon pour eux ou pour la Poste ? »
Formateur : « c’est pareil. Etre un vrai professionnel, c’est connaître ses produits, pas se mettre à la place de votre cliente »
Guichetier : « si on se mettait à leur place, on ne leur vendrait pas le paquet tout fait de la Poste qu’ils vont payer trois fois plus cher »
Formateur : « justement, vous ne vendez pas beaucoup, c’est pour ça que vous êtes là… »
On voit ici que l’intensification du travail entre en conflit avec le sens commun de la professionnelle, qui voudrait faire comme quand elle va chez le garagiste : « avoir confiance dans la personne qui est en face d’elle, se fier aux choix qu’elle ferait pour elle-même »
Bien malin celui qui dirait la « bonne » manière de faire ou de nier les évolutions de la Poste.
Mais ce qui est possible, c’est de confronter l’expérience présente dans les « collectifs le travail » (un lieu, un espace, une histoire) au sein duquel les conflits de critères existent, dans le but d’en faire l’objet d’un travail sur le travail, permettant de discuter sur le travail, aidant ainsi chacun à fabriquer des instruments de travail, et ainsi de l’aider à affronter les conflits de critères.
Et quand le « collectif de travail » n’existe plus ?
Lorsque cet espace-temps n’existe plus, que le « sentiment de vivre la même histoire » (une histoire qui continue) disparaît, il n’existe plus cet intercalaire entre ce qui est prescrit et ce que chacun vit. Il n’y a plus de « débats d’école » sur les manières de faire, sur les règles, les sous-entendus. Prolifèrent alors les « querelles de personnes », qui s’y substituent.
Lorsqu’il y a « déflation du métier », il y a « inflation de la querelle ».
La perte de l’histoire commune provoque un face-à-face entre une prescription tournant au script comportemental, et donc une transgression exponentielle, individuelle, masquée, laissant les individus face à eux-mêmes, démunis pour affronter le réel. Cette « pseudo-émancipation » à l’égard de la règle met chacun en situation d’errance face à l’étendue des possibles, renforce la prescription contre la faute, engendre la souffrance au travail et la perte de santé, là où le collectif était au contraire un opérateur de santé, permettant de savoir où on peut aller, sans pour autant être un moule puisqu’il autorise la « controverse », le « débat d’école ».
Quelle différence faites-vous entre « métier », « pratique », « activité » ?
Le métier est composé de quatre instances discordantes :
– l’activité personnelle : la manière dont, dans la situation, je me conduis pour échapper au « conflit de critères ». Elle est toujours adressée à quelqu’un : il n’y a pas de travail sans adressage à quelqu’un. Sans destinataire, il n’y a pas de sens.
– A l’opposé de l’activité, un métier est impersonnel : la tâche, la mission, la prescription, ce qui est écrit, affiché. Dans certaines activités professionnelles, on souffre terriblement de défaut de prescription : « dites-nous ce qui est à faire ! ».
– La manière dont chacun s’empare du script pour en faire quelque chose de personnel
– Tout métier est transpersonnel : aucun n’en est seul dépositaire, mais tous en sont comptables : on l’a trouvé avant soi, on devra le laisser derrière soi, comme un maillon dans une chaîne, produisant une histoire qui ne vous appartient pas en propre. C’est le genre, dans lequel je dois mettre du mien, du style.
Dans toute activité, il y a discordance, tissage du personnel et de l’interpersonnel, adressage à l’interlocuteur, intégration à une fonction identifiée, refroidie dans une institution, mais en même temps création d’un maillon de l’histoire de mon métier (qui me pose la question, en même temps, de savoir si je serai capable de continuer l’histoire collective de mon métier). Et l’Histoire, ce n’est pas seulement les grandes batailles, c’est aussi les tabous refoulés et inhibés, les cadavres dans le placard…
La pratique
Pour comprendre une activité en situation, il faut comprendre qu’elle est aussi située ailleurs qu’à l’endroit où elle s’exerce. C’est pour cette raison que je n’utilise pas la notion de pratique : elle comporte le risque de la confusion. Quand on dit « bonne pratique », on mélange l’activité personnelle et l’adhérence à la prescription. J’appelle ça l’orthopédie sociale : exécuter la bonne pratique congelée ailleurs. « Pratique » mélange les genres entre la prescription et l’activité. Voilà pourquoi je récuse cette notion. L’activité est un concept, la pratique n’en n’est pas.
C’est bien pour ça qu’elle est récupérable par le prescripteur dans les « groupes d’analyses de pratiques » dans lesquels on développe la compassion de la bonne parole, l’écoute du mal vécu subjectif, dans un « néo-fordisme monté sur coussin compassionnel du groupe de parole ». Selon moi, on est en train d’aller vers un nouvel hygiénisme social avec les bons experts, la bonne manière à laquelle les experts ont réfléchi. Et comme le réel va continuer de résister, les personnels vont encore avoir plus mal, quand rien ne change.
Mais l’institution vous dira que ça n’est pas grave, parce qu’on vous écoute, afin que vous puissiez « trouver en vous même » les moyens de supporter ce qui est insupportable.
Pour moi, c’est l’inverse de notre démarche : développer des « débats d’école » permettant de transformer ensemble la tâche. Cette « analyse de pratique » revient à enfermer le sujet entre deux piliers : la prescription et l’écoute compassionnelle retraitant les déchets subjectifs du travail… Sous-entendu : « Travaille ton histoire personnelle, mais ne cherche pas avec tes collègues les moyens collectifs de changer la pratique du travail. »
Je préfère donc utiliser « activité » d’abord parce que ça permet de sortir du duo infernal théorie-pratique : toute activité est imbibée de pensée, même lorsqu’il faut parfois « s’empêcher de penser » pour ne pas se rendre malade.
Je propose une définition de l’activité entièrement dressée contre l’idée de bonne pratique. L’activité est un conflit entre deux directions simultanées : vers son objet et vers l’activité d’autrui portant sur cet objet. Quand je vous parle, je suis en dialogue avec ce que j’imagine que vous pensez. Cet objet, dans une autre situation ou avec un autre public, je peux le modifier, le transformer. L’activité du public affecte la mienne, dans un processus de lutte.
Par définition, toute activité se discute, et c’est bien ce qui en fait le corps…
Comment restaurer le pouvoir d’agir des professionnels sur leur situation, dans une perspective de « clinique de l’activité » ?
Dans les situations d’intervention en milieu professionnel dégradé (accidents, baisse d’efficacité), nous intervenons toujours avec la même idée : restaurer la fonction psychologique du collectif, réhabiliter le sentiment de vivre la même histoire professionnelle, au sens transpersonnel : développer du genre, dans l’objectif non pas de soigner les personnes par une empathie formelle, mais de soigner le métier, dans les deux sens du terme : les personnels sont comptables du travail que qualité, dont ils ne peuvent s’exonérer. Faire du bon boulot, on ne peut pas finir de discuter de ce que c’est, mais c’est justement la seule solution pour étendre le spectre des gestes professionnels, en découvrir les critères, en étendre le clavier des possibilités, sur lequel le sujet va pouvoir jouer, élaguer, retenir, écarter… à travers la dispute professionnelle réglée, pour que le métier devienne un surdestinataire de son activité : « Quand le métier parle, je suis moins seul ». Du point de vue technique, nous cherchons à séparer les professionnels entre eux, en séparant le travail du travailleur. Cette activité de séparation est indispensable pour chercher à soigner le métier, et non à se soigner soi-même.
Refusons la compassion, la confession à l’expert de ses limites personnelles.
Encourageons, entretenons, chez les professionnels, la passion de s’emparer ensemble de l’objectivité du réel du métier, pour en faire reculer les limites. Et c’est ainsi que chacun pourra arriver, éventuellement, à trouver des ressources insoupçonnées en lui-même.
Fin de l’exposé
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Discussion de quelques termes… avec la salle
La séparation… ?
« Faire son métier », c’est à la fois faire ce qu’il y a à faire (ce qui se discuter, d’ailleurs), mais c’est aussi construire du métier en faisant un travail sur le travail.
La défense ?
c’est une production entamée (au deux sens du terme : commencée, mais nécrosée dans l’oeuf, incapable de se dépasser). Respectons les défenses, et essayons de les impliquer dans de nouvelles fonctions pour qu’elles s’échappent de cette enveloppe.
La clinique ?
C’est de l’action pour redescendre au conflit dont elle est issue, en tentant de lui donner un autre destin que celui de la défense. La clinique est un trajet risqué dans lequel on va proposer au sujet de retrouver le conflit, dans un cadre réglé et collectif, pour retrouver la passion du métier (l’amour du métier) dans le geste professionnel réalisé.
Mais la clinique de l’activité, c’est comme les fourmis dans les jambes : juste au moment d’y aller, ça fait un peu mal, et on peut être tenté de rester assis. Et c’est respectable. Quand le sang revient à la vie, ça fait mal. C’est pour cela que l’intervenant doit avoir le temps de s’y engager, avoir les bons cadres pour convaincre les gens que ça vaut le coût… et des accompagnateurs qui partagent la passion du métier.
L’évaluation ?
Je suis un partisan résolu de l’évaluation. Vivre, c’est évaluer, comparer des valeurs, affronter des valeurs. Il est naïf de faire croire qu’on puisse s’en passer. Evidemment, c’est aujourd’hui tellement une marque du contrôle qu’on a du mal à imaginer que ça puisse être remontant (du bas vers le haut). Rien n’est pire que de laisser l’évaluation aux évaluateurs. C’est quand un métier cesse de s’évaluer ou de se sentir comptable de l’histoire du métier, que se développe l’inflation du contrôle. Il faut relancer l’évaluation, faire du travail un objet de controverse pour refuser l’étalonnage actuel. L’évaluation, comme développement trans-personnel du métier, permet de transformer la tâche, transformer l’institution, transformer le métier. « La littérature trace une autre langue, qui échappe à la langue par la langue, qui attaque la langue par la langue ». disait Proust… Je propose de remplacer langue par métier. Si nous ne nous mettons pas ensemble à attaquer le métier, ce qu’il est et ce qu’il a été, alors il est mort.
Métier, profession ? Formation ?
Dans le concept de « métier » que je propose, il y a l’activité adressée, non-réitérable. C’est la situation où l’inattendu nous fait transformer, créer. Un métier ne reste vivant que si les professionnels respectent les inattendus pour tisser de l’attendu. Je pense que le concept de profession est très loin de ça.
Je me méfie beaucoup de l’idée que c’est par la formation que pourrait se développer une « activité réflexive » sur le métier. Je me méfie de l’idée qu’il faudrait réfléchir beaucoup pour être un bon praticien. Il y a des endroits où on ne réfléchit pas beaucoup, où on se contente de travailler, et où ça produit des résultats.
Quand on voit un collectif qui fonctionne, ça se passe comment ? Non pas dans l’accord, mais dans la comparaison. On cherche les contrastes. L’activité de l’un se réfléchit dans l’activité de l’autre. C’est le sens de réflexion (miroir) que je garde. Ca marche lorsque des professionnels n’arrêtent pas de comparer.
Formation des débutants ?
Quand je regarde la formation des débutants, qui arrivent dans un collectif, je vois que l’expérience ne se transmet jamais directement. C’est quand deux anciens « discutent du métier » que la situation est vraiment formatrice pour le jeune. C’est dans ce cadre que le geste professionnel échappe aux seuls « chevronnés », surtout quand ils parlent de quelque chose qu’ils n’arrivent pas à faire. Et comme le geste n’appartient pas à quelqu’un en particulier, alors le débutant peut s’en emparer. La vraie transmission, c’est quand celui qui transmet redécouvre son expérience, quand elle lui échappe, et qu’on peut alors l’attraper ! Il faut mettre les anciens en position de toucher les limites de leur expérience, et c’est alors que les nouveaux peuvent « y mettre du leur ». Pour s’occuper des jeunes, il faut attaquer le métier des anciens, pour le rendre visible aux jeunes.
Sinon, le vieux transmet toujours aussi le genre professionnel nécrosé, avec les cadavres dans le placard…
La recherche ?
Le drame de la recherche en sciences humaines, c’est qu’il n’y a que des solutions pratiques à des problèmes pratiques. Quand on fait de la formation professionnelle, il faut provoquer les limites des anciens pour faire apprendre les jeunes. Un métier peut mourir de l’excès de réflexion. Ce qui est obligé, c’est de faire son boulot, pas de réfléchir. Ce qui est intéressant, c’est comment font les gens qui y arrivent encore alors qu’ils sont dans des situations incroyables…
Mais la formation, tout de même… ?
La formation, si c’est un moment où on demande aux gens de se réunir pour réfléchir, tant mieux. Mais je pense qu’on n’a pas assez travaillé l’idée que pour réfléchir, les gens doivent « se réfléchir dans l’action ». Il faut penser la formation pour que se réfléchisse encore plus ce qui se fait habituellement.
Par exemple : quand on fait une auto-confrontation à partir d’images vidéo, on organise de la pensée sur de l’activité ordinaire, et on en fait un objet de controverse. On a alors un changement de destinataire de la description de l’action, par exemple dans les auto-confrontations croisées. Et lorsque le destinataire change, la description du geste se modifie. C’est de la migration fonctionnelle du geste en fonction du destinataire.
C’est un invariant du développement : si vous voulez fabriquer du savoir sur le geste, changez l’interlocuteur ! En formation, on peut alors fabriquer de la lucidité conceptuelle sur le développement de l’expérience, qui va enrichir et instrumenter l’outillage du praticien, grâce à la mise à distance.
Mais la formation, c’est aussi l’enseignement sur ces processus, en expliquant ce qui vient de se passer, surtout à ceux qui l’ont vécus, en prenant les concepts comme objets, et pas seulement l’activité…
Est-ce qu’il y a des lieux où se dépose l’Histoire du métier ?
Quand je parle d’histoire, je parle bien d’instruments d’action, qui se cristallisent dans des artefacts (règle, procédure, programmes, outils, lieux), ou des institutions. Et la passion du métier transite aussi par les objets du métier…
Le management ?
C’est aussi un métier. On a tendance à regarder l’organisation sous sa forme congelée (procédure et règles). Mais c’est aussi une activité, donc à prendre au sérieux. D’autant plus que ce management commence à souffrir sérieusement des activités empêchées… Il n’y a pas de raison de ne pas s’y intéresser, même si nous avons un peu de retard là-dessus. Ne pas travailler avec eux, c’est prendre le risque qu’ils renforcent les défenses, l’incarcération et le vissage…
L’organisation apprenante ?
La possibilité de soutenir l’inattendu, y compris à soutenir le conflit pour considérer que l’organisation du travail doit être une ressource pour développer le pouvoir d’agir de ceux qui sont en première ligne : la lente construction de l’organisation au service du travail. Si c’est ça, j’accepte le terme. Mais ceux qui disent en faire un fondement de leur action managériale en sont souvent très loin…
Ecouter cette intervention sur le site de l’INRP
http://ep.inrp.fr/EP/r_actualites/intervention_yves_clot