Maître de conférence à l’université de Haute Alsace, Jacques Audran publie ces jours-ci un ouvrage « Ethnologie et conception de sites web scolaires » (Hermès Lavoisier, Paris 2005). Issu de sa thèse en Sciences de l’Education, ce travail nous permet de mieux comprendre les dynamiques à l’oeuvre dans les démarches de conception de site web par des enseignantsde l’école primaire. S’appuyant sur une démarche éthnographique originale, Jacques Audran nous permet d’envisager une nouvelle façon d’étudier ce que les TIC font à l’école et à ses acteurs et surtout ce que ceux-ci font à et de ces technologies. Même si ce travail est daté (1999 – 2002), l’éventuelle critique d’obsolescence ne peut s’appliquer à ce texte qui nous permet de mieux connaître les processus identitaires à l’oeuvre dans ces pratiques lisibles sur le web et confirmées par des entretiens et des analyses de listes de diffusion.
Jacques Audran nous a accordé une interview en deux temps, le premier constitué par des questions posées en messagerie le deuxième par un entretien téléphonique. En voici le contenu :
Café – Quelles sont les principales caractéristiques des enseignants qui sont à l’origine des sites web des classes dans lesquelles ils enseignent ?
J.Audran – Les raisons qui poussent les enseignants à construire un site sont variables : elles sont parfois très simples (faire un essai, apprendre à créer un site web) et sans lendemain, mais parfois très ambitieuses (créer un espace d’échange sophistiqué, valoriser un projet). En conséquence les enseignants qui construisent des sites ont des « profils » très différents.
Cette recherche a montré que tous les enseignants concepteurs de sites éprouvaient le besoin d’écrire un « texte » au sens littéral de texture (c’est-à-dire destiné à induire de la relation avec des collègues, d’autres élèves que les leurs, ou d’autre partenaires parfois extérieurs à la sphère de la classe, ou d’autres établissements), parce qu’ils se sentent parfois professionnellement isolés. Mais ce travail a montré aussi que les enseignants qui avaient un projet pédagogique fort (voire même militant) étaient ceux qui, de plus, faisaient vivre et perdurer leur site dans le temps dans le but de servir un objectif pédagogique précis. On peut dire que la caractéristique essentielle de ces enseignants là est d’avoir bien ciblé leurs lecteurs potentiels et d’avoir compris qu’un site web porteur de sens doit avoir une place spécifique et une « existence » sur la toile.
Café – Vous parlez dans votre ouvrage de ‘tribu », est-ce une exception de parvenir à mettre en oeuvre une telle pratique ?
J.Audran – Je parle de « tribu » car les concepteurs les plus efficaces, ceux dont les sites deviennent des références pour des usagers, dialoguent grâce à divers moyens de communication qu’Internet leur fournit. Il apparaît que les concepteurs sont souvent des enseignants qui sont, comme je l’ai dit, isolés (pédagogiquement ou géographiquement). L’aspect tribal de l’affaire provient de cette façon particulière dont les concepteurs de sites ont vent du travail des autres, tant par leur exploration de la toile que par leur participation active à des forums de discussion ou des listes de diffusion. Certains affirment qu’on a affaire à une communauté ; ce qui est sûr c’est que l’aspect « tribal » affecte l’identité des enseignants auteurs qui « parlent » leur pratique à l’intérieur de groupe de personnes qui ont partagé, ou partagent, encore cette expérience d’enseignant-auteur, même si des débats houleux y font rage. Au-delà de la communauté restreinte des auteurs, les concepteurs entendent mettre également leur oeuvre au service de l’ensemble de la communauté éducative, une autre tribu plus large dont ils partagent les valeurs. Ce n’est donc pas le caractère exceptionnel qui fait la tribu, mais plutôt les valeurs et le langage partagés.
Café – Ces enseignants sont-ils solitaires ou s’insèrent-ils dans des communautés en ligne ?
J.Audran – On sait que le travail en équipe n’est pas encore très répandu dans la sphère éducative, même si des changements ont lieu ici et là dans les pratiques. La superposition des temps d’enseignement, les rigidités de structures et l’organisation des établissements ne facilitent pas les échanges. L’insertion dans une communauté en ligne est parfois une sorte de palliatif pour ceux qui ne trouvent pas dans leur environnement immédiat des moyens simples pour dialoguer, pour élaborer des projets à plusieurs. On assiste depuis peu à l’éclosion de recherches sur le temps de travail hors la classe (Voir Dans la classe, hors la classe, ouvrage coordonné par JF Marcel et Thierry Piot, 2005, INRP) et l’on se rend compte que les enseignants, en particulier les débutants, utilisent de plus en plus Internet pour préparer leurs cours, dialoguer avec leurs collègues plus aguerris.
Dans la recherche sur les enseignants auteurs on voit que ceux qui en sont au stade des essais et de la démarche d’auto-formation échangent encore peu. Ce sont, une fois de plus, ceux qui ont de vrais projets pédagogiques qui le font. Ceux-ci deviennent donc souvent, grâce à leur travail de médiatisation, des modèles de références pour les débutants. De fait, ils sont souvent les « piliers » ou les « ténors » de certains forums. Ils jouent parfois le rôle de modérateur dans les échanges, ou acceptent de prendre de nouvelles responsabilités dans l’institution.
Café – Comment la conception d’un site web peut-elle s’insérer dans une pratique pédagogique ?
J.Audran – L’essentiel du travail sur les sites ou sur les forums se fait en dehors du travail de classe, les dates et heures d’édition ne laissent aucun doute à ce sujet. On peut donc considérer que ce travail de médiatisation est une tâche effectuée « hors la classe », au même titre que la préparation d’un cours. Mais les sites sont aussi des objets de médiation.
Par la médiatisation, ils permettent à certains d’obtenir assez de visibilité pour trouver des partenaires pédagogiques (correspondants scolaires, interlocuteurs divers pour des projets de classe…) ou sont des organes de diffusion de travaux pour les plus ambitieux (on dépasse alors largement l’audience d’un « journal de classe »).
Mais le bénéfice pédagogique qui en est réellement tiré est celui de la médiation possible au niveau des idées. Cette médiation des idées s’effectue de la première mise en contact aux ajustements nécessaires au lancement d’un projet commun. Un site Web est donc une sorte d’« intercalaire social » qui permet d’impulser des projets mais qui ne se suffit pas à lui seul. Un site ne peut « fonctionner » qu’en congruence avec une pédagogie de projet qui prolonge son action de médiatisation, par de la médiation.
Café – Pourquoi l’ethnologie vous semble-t-elle un cadre préférable pour l’étude de ces pratiques ?
J.Audran – L’approche ethnologique choisie ici permet déjà d’entrer dans la recherche par l’analyse ethnographique des sites et des listes de discussions produits par un groupe identifié comme celui des concepteurs-auteurs de sites web scolaires. Ces traces nous renseignent sur les valeurs, les activités, voire les croyances de ce groupe d’humains, principalement constitués de pionniers en matière d’utilisation des technologies dans un cadre scolaire. Ces éléments, croisés avec l’interprétation que ces acteurs font de l’évolution de leurs projets donnent un éclairage qualitatif qui évite de figer les résultats obtenus. J’ai tenté ici de retracer une évolution, un processus dynamique d’usage des technologies dans un contexte éducatif à partir des trajectoires de ces pionniers et de ne pas tomber dans la saisie d’un instantané qui n’aurait pas eu d’autre valeur qu’historique.
Café – Compte tenu des évolutions actuelles des technologies (en particulier des logiciels qui comme SPIP ou les blogs facilitent la création de contenus sur Internet) y a-t-il une évolution de ces pratiques allant vers une généralisation ?
J.Audran – Le phénomène des blogs scolaires est intéressant, mais il permet une expression plus volontiers individuelle qui peut plutôt servir de levier pédagogique dans certains établissements pour faire écrire les élèves. On peut imaginer que les technologies de type « wiki » peuvent également apporter un renouveau en termes d’espace d’expression collective et servir de support à des projets délocalisés. .
Les sites web scolaires ont des vertus plus institutionnalisantes dans la mesure où ils se réclament d’une « adresse » en coïncidence avec le monde réel. Ils se situent donc comme des objets très particuliers qui donnent de nombreuses indications sur les pratiques pédagogiques concrètes des enseignants, même s’ils en sont un reflet imparfait. Cette imperfection nous donne malgré tout des indications précieuses sur ce que les auteurs veulent donner comme image de leur institution. Au bout du compte c’est l’écart entre fiction et réalité qui est intéressant ici.
Café – A quelles conditions les pratiques pionnières ou innovantes, telles que celles que vous avez observées, peuvent-elles se généraliser ?
J.Audran – Même si elles se développent, les pratiques décrites ici restent globalement marginales chez les enseignants parce qu’elles demandent un long apprentissage et un projet de publication digne d’intérêt pour perdurer. On constate, par contre, une généralisation de l’emploi des technologies par les enseignants autour de l’emploi du web comme pourvoyeur efficace de « ressources pédagogiques » au sens large du terme, et des moyens de communication (forums, listes) sur Internet comme moyen d’obtenir rapidement une information ou une aide au niveau de la préparation de la classe. Par ailleurs, l’emploi banalisé des outils de bureautique (traitement de texte, tableur) permet aux enseignants de préparer leur travail plus facilement à partir des ressources ainsi glanées.
Les ordinateurs, hormis quand ils sont l’objet même de l’enseignement, ont toujours du mal à entrer dans le temps et dans l’espace de la classe, car ce dernier requiert une certaine stabilité. Mais les productions dues aux moyens technologiques sont omniprésentes dans la classe, car les pratiques hors la classe des enseignants, de l’utilisation du traitement de texte à celle d’Internet, font désormais partie de l’ordinaire.
Café – Comment peut-on situer actuellement vos travaux ?
J.Audran – Actuellement je travaille autour de la manière dont les communautés en ligne se constituent, se fabriquent et se composent. Je travaille, avec un collègue belge sur l’idée qu’il y a quelque chose comme le rapport à la communauté. Mon collègue étudie des communautés permanentes (listes de diffusions) moi, je m’intéresse à des communautés temporaires, d’apprentissage finalisées (formation à l’année…). On essaie de rapprocher ce qui est différent et commun.
Il apparaît que l’idée de communauté est un objet plus général et transposable. L’analyse des productions de ces communautés rend visible des choses invisibles. C’est le cas dans les pratiques enseignantes que j’ai étudiées dans mon livre.
La spécificité des communautés enseignantes, par rapport à d’autres milieux professionnels est dans le rapport à la communauté, ses débats autour des valeurs, à propos de l’opposition public/privé, ou du souci de défendre quelque chose de l’ordre du service. Les communautés non enseignantes sont davantage tournées vers l’intérêt immédiat de la personne. Dans le cadre des formations, les premiers temps on cherche des informations pour soi, immédiatement utiles et opérationnelles, pour avancer dans son projet. Contrairement aux communautés enseignantes, il n’y a pas de grands débats transversaux. L’origine de cette différence reste difficile à identifier.
Sur un plan méthodologique, le fait d’entrer par la vie d’un groupe et les caractéristiques de ce qu’apportent les technologies est quelque chose de nouveau. Il est intéressant d’étudier l’influence sociétale de ces pratiques dans la constitution des réseaux sociaux. Les nouvelles organisations de réseaux sociaux ne tiennent plus du local, du temporel et du géographique. De plus on assiste à un développement de micro-sujets ou d’intérêts devenus un véritable sujet de débat…. Constitutifs de ces nouveaux réseaux. On trouve désormais sur le web des publications qui ne feront jamais l’objet de publication sur d’autres supports.
Café – Comment avez-vous abordé le sujet de votre livre, les sites web scolaires ?
J.Audran – Ce qui est le plus intéressant, c’est la manière de marier technologie et recherche en éducation. Au-delà des technologies, c’est un livre de méthodologie qualitative, une approche qu’on ne trouve pas en éducation à propos des TIC. A terme je souhaiterais développer le questionnement sur l’utilisation des méthodes anthropologiques et ethnologiques à l’école… En sciences de l’éducation, à propos des TIC on reste souvent sociologique ou économique et du coup on oublie un peu qu’il y a du qualitatif, de la vie de groupe etc. dont on perçoit peu la nature… avec les outils traditionnels. Mon travail est un peu un travail de défenseur des recherches autour de la micro sociologie… Je me situe dans les mouvances de H.T.Becker de l’école de Chicago, et de celle de Palo Alto. Je travaille sur les signes pour mieux comprendre comment les gens se retrouvent au travers de leurs productions. L’approche quantitative n’apporte pas suffisamment d’informations, le qualitatif, ce sont des signes, des traces qui témoignent de l’utilisation de symboles, de totems de valeurs… l’intérêt est de dépasser les objets étudiés…et d’aborder l’étude des symboles.
Café – Dans votre livre vous ne parlez pas des élèves, quelle est leur place dans les sites web des enseignants ?
J.Audran – La place des élèves est peu importante dans ces sites. Les élèves en sont les bénéficiaires indirects, même s’il y a les travaux d’élèves. Ce qui est évident c’est que la création de site c’est un travail de l’enseignant à 95%, même si ce travail vise à ce que les élèves en bénéficient…. L’implication des élèves permet de développer des pratiques comme la correspondance scolaire, de socialiser les projets, de rechercher de partenaires…. Mais les élèves restent des bénéficiaires en rebond, mais pas direct…. Le site web est un intercalaire qui agit indirectement sur l’organisation de la classe l’établissement, le projet.
Café – Pensez vous que l’évolution des techniques (leur facilité de mise en oeuvre) puisse modifier votre analyse ?
J.Audran – Les ordinateurs ne sont pas encore rentrés dans les classes…. Donc les enseignants travaillent souvent sur leur ordinateur en dehors de la classe. Pour faire rentrer l’ordinateur dans la classe, il faut que l’on réorganise son fonctionnement pédagogique. Il faut aussi que l’enseignant ait suffisamment de maîtrise pour prendre le risque…. La prise sur le temps réel qui donne l’impression de perdre du temps et le contrôle, l’obstacle est là.
L’ensemble du travail dont je rends compte dans cet ouvrage donne des renseignements sur l’état d’esprit pédagogique, et sur la manière qu’ont les enseignants de se positionner sur leur politique éducative. Il y a une certaine schizophrénie entre parler et pratiquer…. En effet en rencontrant ces enseignants concepteurs de sites web, je me suis aperçu que, pour plusieurs d’entre eux, les élèves étaient à peine au courant du site web.
Jacques Audran
Interview : Bruno Devauchelle