L’égalité des chances est l’un des objectifs de l’école. Il est loin d’être atteint. Nous avons même quelques raisons de penser qu’au cours des trente dernières années, nous nous en serions sérieusement éloignés. Comme cela se fait-il ? Est-il encore possible de renverser le cours des choses ? Comment y parvenir ?
Pour tenter de répondre, d’abord, à vos interrogations générales, je partirai de la notion fondamentale et incontestée d’ «égalité des chances », de sa signification socialement progressiste et de ses limites face à un idéal intuitif de justice sociale.
L’idée d’égalité des chances exprime une conception de la justice sociale selon laquelle il convient de doter tous les individus de possibilités équivalentes de promotion dans la société, en fonction des seuls critères de distinction que sont les qualités personnelles du mérite et du talent. Cela implique notamment de « neutraliser » les effets liés à l’origine sociale des individus. Ainsi, en France, depuis la IIIème République, l’extension de l’enseignement public, laïc, gratuit et obligatoire a été le vecteur de cette volonté de réduire l’impact de l’origine sociale dans la détermination des destins sociaux des individus.
Depuis les années 1960, on sait que cette orientation d’une même école pour tous ne suffit pas à rétablir l’égalité des chances, puisque l’effet « origine sociale », la nature de l’héritage culturel notamment, intervient dans les facultés mêmes d’assimilation par les élèves des matières scolaires. Cela est bien connu, mais la question demeure de savoir comment surmonter cette influence de l’inégalité d’origine sociale dans les prédispositions à l’apprentissage de la culture scolaire telle qu’elle est : par des mesures spécifiques, compensatoires, à l’égard des plus défavorisés (pour les plus éloignés de cette culture scolaire : cours de rattrapage et de soutien scolaire, avantages financiers et qualitatifs comme dans le cadre des ZEP, etc.) ou par des modifications plus profondes, affectant les contenus mêmes des savoirs transmis et leur importance relative pour la détermination des destins sociaux ?
Mais, autre question peu soulevée en France : l’idée d’égalité des chances suffit-elle à répondre à l’exigence d’égalité, ou d’évolution de la société vers plus d’égalité économique et sociale entre les individus ? A cette question, un philosophe comme John Rawls répond négativement. Premièrement, il souligne à juste titre que la répartition des talents est aussi arbitraire que celle des origines sociales ; deuxièmement surtout, le bon fonctionnement d’une société ne dépend pas, selon Rawls, des talents considérés individuellement, mais de la qualité de la coopération sociale produite par l’interdépendance des talents. Dans cette optique, tous les types de talents (théoriques, pratiques, communicationnels, etc.) ont la même valeur sociale. Si on agrée à cette thèse, cela oriente bien sûr la réponse à la question précédente vers une incitation à des modifications structurelles, vers la recherche d’un réajustement dans l’importance relative entre les enseignements théoriques et pratiques notamment.
Enfin, autres apports extérieurs à la France sur les questions de justice et d’égalité, des philosophes comme le Canadien Charles Taylor, ou l’Américain Michael Walzer, avancent que la notion de reconnaissance pour chacun de sa valeur sociale est peut-être plus importante que celle d’égalité, en tant qu’aspiration des individus dans les sociétés démocratiques (on peut penser d’ailleurs que l’actuel mouvement de violences urbaines qui affecte les banlieues relève, certes confusément et très maladroitement, de cette aspiration à la reconnaissance de la part d’une partie de la jeunesse d’origine immigrée en risque d’exclusion économique, culturelle et sociale). Michael Walzer soutient que les aspirations à la justice sociale et à la reconnaissance ne s’expriment pas sur la seule dimension de la revendication économique, mais également sur différentes « sphères de justice », telles que l’implication politique, l’action associative ou syndicale, la responsabilité professionnelle, l’identité culturelle, etc.
Il y aurait donc une multiplicité de formes d’accès à la reconnaissance de la valeur sociale des individus. Une telle vision plaide pour un programme d’enseignement et d’évaluation des performances scolaires qui reconnaisse la multiplicité des formes d’intelligence, au-delà donc d’une reconnaissance prioritaire des compétences liées à l’abstraction.
Parmi les moyens qui permettent d’établir d’avantage d’égalité, il y a celui de la compensation : donner davantage à ceux qui sont en situation défavorisée, par la position sociale ou par les talents. Pensez-vous que ce que l’on appelle la discrimination positive soit un moyen efficace pour réduire les inégalités dans le domaine de l’éducation ?
Le débat public autour de la discrimination positive se caractérise d’abord par sa confusion : les uns diront qu’ils rejettent cette idée car elle conduit au « communautarisme », d’autres parce qu’elle produit des effets stigmatisants, d’autres enfin parce qu’elle contredirait la règle républicaine d’égalité de traitement entre les individus (quotas), etc. Pour ma part, je distinguerais deux types de problèmes : celui de la compatibilité entre la discrimination positive et l’esprit de la Constitution française, d’une part, celui de l’efficacité de la discrimination positive à la française, d’autre part.
Premièrement, sur le plan juridique et constitutionnel, le Rapport sur l’égalité du Conseil d’Etat de 1996, montre que l’idée de discrimination positive, consistant à « donner plus à ceux qui ont moins » afin de compenser certaines inégalités des chances à l’origine, est inscrite dans la démarche constitutionnelle. Celle-ci postule en effet, que des différences de traitement sont autorisées s’ils répondent à l’utilité commune. Or, les pratiques de discrimination positive à la française jusqu’à maintenant (les ZEP par exemple), qui proscrivent les critères ethniques ou les obligations de résultat (quotas), satisfont bien à l’exigence de l’utilité commune en luttant contre les inégalités. (Ces pratiques ont d’ailleurs comme antécédents l’impôt sur le revenu et les redistributions à travers la sécurité sociale).
Par ailleurs, vis-à-vis du risque de stigmatisation, toutes les pratiques d’action sociale ciblée peuvent certes produire des effets pervers, mais ce qui importe, comme le dit le philosophe Albert Hirschman, c’est que les effets positifs soient supérieurs aux effets négatifs.
Deuxièmement, sur le plan de son efficacité, la discrimination positive à la française, à l’exemple des ZEP, malgré un ensemble réel de moyens supplémentaires engagés, demeure peu efficace : après 25 ans de fonctionnement, les ZEP n’ont pas réussi à combler les écarts entre groupes sociaux, ni à supprimer les liens entre origines sociales et niveau des diplômes obtenus (études de Goux et Maurin, citées par Pierre Merle, La démocratisation de l’enseignement, Repères-La découverte, 2002, p.68). Ce constat suggère, non qu’il faille abandonner cette orientation pour en revenir à des principes encore plus formels d’ «égalité des chances par l’école » ; mais qu’il convient au contraire d’approfondir la discrimination positive, en intervenant, sur les causes structurelles de « l’inégalité des chances par l’école » : en rééquilibrant notamment la hiérarchie dans les modes de validation (ou de reconnaissance) entre les savoirs qui relèvent de l’abstraction générale et théorique, d’une part, et ceux qui relèvent de la pratique et du « concret », d’autre part.
Avant de préciser ce que pourraient être ces interventions sur les causes structurelles, de l’inégalité, pouvez-vous revenir sur ce qui fonde l’exigence d’égalité ? Ce principe est-il d’ailleurs celui auquel il faut continuer de se référer pour analyser la question scolaire ?
Comme je l’ai dit ci-dessus, il me semble que la question de la reconnaissance (et de la lutte pour la reconnaissance), est plus à même de rendre compte des revendications contemporaines (qui débordent du cadre de l’économique), que celle de l’égalité.
Toutefois, l’exigence d’égalité est une des façons de traduire plus concrètement cette aspiration à la reconnaissance (où à l’égale reconnaissance) de la valeur sociale de chaque individu. L’idée d’égalité apparaît dans nos textes fondateurs et revient fréquemment dans les textes constitutionnels actuels, sous différentes formes : égalité devant la loi, égalité des chances, égalité des droits économiques et sociaux (ces derniers étant plus proches d’une égalité de fait, apparus avec la sécurité sociale en 1945).
Mais je pense que la démonstration la plus convaincante qui fonde encore notre exigence contemporaine d’égalité (et même, au-delà de l’égalité des chances, d’une exigence d’égalisation des situations socio-économiques) dans les sociétés capitalistes démocratiques, est celle de Durkheim (dans la division du travail social) : cet auteur démontre en effet que toute l’organisation de nos sociétés repose sur l’interdépendance et la complémentarité des fonctions exercées par les individus dans l’univers du travail (on retrouvera cette idée chez Rawls sous une forme encore plus générale, avec l’idée d’un fonctionnement social basé sur la complémentarité des talents). Il en résulte que tous ont une utilité sociale équivalente quelles que soient les positions dans la hiérarchie professionnelle. Pour Durkheim (contrairement à Marx), il ne s’agit pas de supprimer la division du travail ni la hiérarchie des revenus qui l’accompagne, car elles sont à la base d’une dynamique de création des richesses. C’est donc par une redistribution des revenus et des avantages sociaux dans un sens plus égalitaire, que Durkheim, et à sa suite le courant de pensée solidariste du début du 20ème siècle (Léon Bourgeois), se proposent de retrouver une répartition des richesses plus conforme à l’égalité dans l’utilité des contributions des individus dans la production des richesses. La fiscalité, la protection sociale, ainsi que les politiques sociales (y compris la discrimination positive), sont fondées sur cette analyse durkheimienne du lien entre « complémentarité égalitaire entre les travailleurs » et « redistribution des richesses dans un sens plus égalitaire ».
Ainsi, vous associez étroitement le principe d’égalité à une revendication plus générale qui est celle de justice sociale.
Ces deux notions sont associées dans les sociétés démocratiques. Mais, sur le plan le plus général, cette association n’est pas obligatoire. La justice sociale en effet se réfère à un ensemble de principes et de règles considérés comme légitimes par une majorité de sujets : s’il s’agit d’une société basée sur un système de castes hiérarchisées, toute décision qui respecte ce système peut être considérée comme juste, sans qu’intervienne la notion d’égalité.
Dans nos sociétés démocratiques toutefois, on peut considérer que l’égalité (dont il faut préciser la nature : égalité devant la loi, et/ou égalité des chances, et/ou égalité socio-économique de fait) est un idéal, et que les principes de justice (les principes constitutionnels par exemple), constituent un système de règles allant dans le sens du type d’égalité souhaité.
Si l’idée d’égalité devant la loi est commune à toutes les sociétés démocratiques, il existe des différences quant aux exigences associées aux autres formes d’égalité (égalité des chances et égalité socio-économique de fait). John Rawls par exemple distingue trois modèles de justice correspondant à trois formes d’idéal égalitaire :
– Le modèle « libertarien », qui accorde une place prépondérante à la liberté, et où l’idéal d’égalité se réduit à une répartition des richesses en fonction des talents de chacun.
– Le modèle « libéral-démocratique », que nous connaissons en France notamment, qui prône en outre l’égalité des chances par l’école, et une certaine égalisation des situations par des politiques redistributives.
– Le modèle rawlsien, dit de « justice par équité », qui maintient les idéaux d’égalité du modèle précédent, mais qui propose des principes de justice plus contraignants que les règles juridiques et constitutionnelles : évolution de la société à partir de l’évolution sociale prioritaire des plus mal lotis, exigence de transformations structurelles pour satisfaire à l’égalité des chances, égalité dans les libertés de base (après une définition rigoureuse des libertés de base), etc. Dans un tel système, est considérée comme juste, toute action qui satisfait aux deux principes de justice, le premier portant sur les libertés de base, le second sur les critères de répartition socio-économique organisés autour de la progression socio-économique des plus défavorisés.
Revenons à l’éducation et voyons comment ces analyses s’y appliquent. Le second principe de Rawls invite à apprécier le caractère plus ou moins juste d’une action éducative en fonction de ses effets sur la situation des plus défavorisés. Comment cela se traduit-il concrètement ?
L’application au système éducatif du principe de justice de John Rawls implique que l’organisation concrète d’un enseignement dans une classe devrait, pour suivre ce critère de justice, prendre appui sur le niveau de progression des élèves les plus en difficultés (ou, au moins, toujours le prendre en considération). Il s’agit bien là, en partie, d’une responsabilité propre à chaque enseignant, qui ne peut être entièrement rejetée sur les impératifs extérieurs. Or, Pierre Merle dans l’ouvrage précité (La démocratisation de l’enseignement, repère/la découverte, p.109), se réfère à des travaux récents qui montrent :
– premièrement, qu’au-delà des déterminismes sociaux (Bourdieu), et des stratégies plus individualistes des élèves (Boudon), les modalités d’enseignement propres au professeur jouent un rôle dans le niveau de progression des élèves, y compris des plus défavorisés.
– deuxièmement que certains professeurs sont plus équitables : « leur activité pédagogique permet une diminution des écarts entre les élèves faibles et forts ». De plus, ces études montrent également que : « Contrairement à une opinion commune, source d’élitisme, cette action égalisatrice ne favorise pas une égalisation par le bas. Les professeurs équitables sont aussi, généralement les plus efficaces et cette différence d’efficacité entre professeurs est susceptible de réduire très sensiblement les inégalités de réussite associées aux différences d’origine sociale ». (p.109).
Vous suggérez également que l’hégémonie des compétences tournées vers l’abstraction par rapport à tout ce qui se rapporte à la pratique, est une source principale d’inégalité des chances à l’école. Remettre en cause cette hégémonie exige des réformes profondes. Lesquelles ?
Sur ce plan, les théoriciens et les praticiens de l’éducation sont plus compétents que moi pour faire des propositions précises. Sachant que toutes les justifications fondamentales évoquées plus haut – équivalence des utilités sociales de toutes les fonctions de travail, complémentarité des fonctions (Durkheim) ou des talents (Rawls) – plaident pour des refontes structurelles, des remises en cause de cette hiérarchie génératrice de profondes injustices (sans parler des violences urbaines actuelles).
La référence aux principes de justice (de Rawls, par exemple) permet d’évaluer les différentes propositions, en fonction de ce critère de justice. Dans cette optique, on peut déjà caractériser comme injustes les deux orientations opposées suivantes.
Premièrement, celle qui se replie sur la conservation du système actuel, du primat absolu des enseignements généraux et abstraits. Cette orientation demeure injuste, même si elle est compensée par une discrimination positive visant à améliorer les conditions de formation pour les plus en difficultés sans modification sensible du système d’enseignement. Cela ne signifie pas que les plus défavorisés ne doivent pas accéder aux acquis de ces enseignements plus généraux et théoriques ; au contraire, il faut se donner les moyens de diffuser ces enseignements, comme il est dit plus haut, à partir du niveau des plus défavorisés. Mais, sans un certain rééquilibrage dans les légitimations scolaires, entre les reconnaissances des compétences théoriques et pratiques, les effets de sélection et d’éviction continueront à se manifester à l’encontre des plus éloignés de l’univers abstrait tel qu’il est imposé dans notre système scolaire.
Deuxièmement, une spécialisation précoce des plus défavorisés, vers des orientations pratiques – ce qui est renforcé par la proposition actuelle d’une incitation à un engagement vers l’apprentissage dès l’âge de 14 ans -, qui ne fait que renforcer une école à deux vitesses. Non que l’idée de stages pratiques ou de périodes d’apprentissage soit mauvaise en soi (je ne m’inscris pas ici dans le débat « formation de citoyens » qui serait l’objectif noble de l’école contre « formation de travailleurs » qui caractériserait une école soumise au patronat). Mais, si un certain frottement à la pratique est nécessaire, ça l’est pour tous les élèves et pas pour les seuls élèves supposés en difficulté car issus de milieux les plus défavorisés.
Plus généralement, tout ce qui va dans le sens de la reconnaissance d’une pluralité dans la nature des compétences soumises à l’évaluation des performances scolaires relève d’une orientation plus juste et plus égalitaire : revalorisation des filières professionnelles et techniques (renforcement des enseignements dit « généraux » au sein de ces filières, passerelles souples avec les filières générales, possibilités d’accéder aux grandes écoles et autres filières d’excellence, possibilité d’accès aux carrières administratives les plus élevées, etc.) ; revalorisation des enseignements pratiques au sein des filières générales
(rééquilibrage des temps et modes d’évaluation scolaire des activités pratique – ateliers et stages pratiques, activités d’enquête, constitution de dossiers, etc.- par rapport aux matières générales et théoriques ; plus grande prise en compte des dossiers et évaluations des activités pratiques dans les examens et concours, des grandes écoles et de l’administration notamment, etc.).
Pour une grande part, ce type d’exemples d’évolutions vers un système d’enseignement plus juste, relève d’une réflexion et de débats au sein même de l’école, sans que tout soit déterminé par des facteurs extrascolaires. On peut d’ailleurs dire que ce type de débat a fréquemment mobilisé les syndicats et acteurs du système scolaire. Mais il a du mal à diffuser plus largement au sein de la population.
Entretien avec Simon Wuhl, sociologue et enseignant.
Auteur de « L’égalité – Nouveaux débats », PUF, 2002
Page personnelle : http://www.simonwuhl.org/
Serge Pouts-Lajus