Qui n’a pas dans ses souvenirs celui d’avoir été « cassé » par un prof ? L’Ecole française a-t-elle une culture du mépris ? Le livre de Pierre Merle « L’élève humilié » dresse un tableau sévère de l’Ecole française, une machine qui humilierait les individus, créant ainsi de l’échec scolaire. Pour autant l’ouvrage ne condamne pas les enseignants mais un modèle scolaire qui a du mal à suivre l’évolution de la société vers l’égalité des personnes.
FJ -On est d’abord surpris par l’ampleur de la maltraitance, telle que vous la décrivez, dans l’Ecole républicaine. On sait bien que les lignes, interdites depuis le 19ème siècle, perdurent. Mais je n’aurais jamais imaginé que 15% des enseignants du primaire continuent à distribuer des fessées. L’école française est-elle une des plus maltraitantes du monde ?
Je ne pense pas que le terme de maltraitance convienne. Nous sommes en face d’une réalité difficile à connaître. D’après une étude de l’INSEE réalisée en 1992, presque un collégien et lycéen sur deux a déclaré se sentir « parfois » ou « souvent » humilié. Dans une étude par questionnaire que j’ai réalisée en 2000 (872 collégiens de sixième et troisième), un collégien sur cinq s’est déclaré s’être senti « souvent » ou « assez souvent » humilié par son professeur. C’est beaucoup moins. C’est encore beaucoup trop. Indiscutablement, il s’agit d’un phénomène scolaire massif. Les deux études montrent que les élèves faibles scolairement sont davantage concernés.
Sur la pratique de la fessée, les données statistiques disponibles sont déjà anciennes et il est probable que la féminisation du corps des professeurs des écoles et son rajeunissement a entraîné une diminution sensible de cette pratique.
À une incertitude statistique sur l’ampleur du phénomène, il faut ajouter l’extraordinaire diversité des situations suscitant le sentiment d’humiliation des élèves. On va de réflexions anodines d’un professeur dont l’intention n’est nullement humiliante à des propos offensants gravement l’élève. Ces derniers sont évidemment beaucoup plus rares mais ils produisent aussi des effets beaucoup plus graves. Dans ces cas-là, le terme de maltraitance convient. En ce sens, il ne faut pas prétexter de la rareté de certains dérapages pour les excuser tant leurs conséquences sont parfois irrémédiables sur la scolarité de l’élève.
Il n’existe pas de comparaisons internationales sur cette question sensible. On sait seulement que les élèves français se déclarent plutôt moins heureux en classe que les élèves des autres pays. On peut penser qu’il s’agit d’un indicateur d’un certain mal-être lié notamment aux pratiques d’humiliation.
FJ- Il y a quelques mois un enseignant anglais a fait les titres des journaux parce qu’il avait traité un élève de « gros lard ». Ca a fait un scandale énorme et il a été sanctionné. Comment expliquer en France le manque d’intérêt pour ces questions ?
Depuis la publication de l’ouvrage, j’ai reçu un certain nombre de lettres de professeurs indignés par les propos que j’avais tenus sur Europe 1 ou France Inter. À les croire, seuls les professeurs sont humiliés en classe. Ils ont tout à fait raison d’indiquer l’existence de professeurs humiliés par leurs élèves. Ils ont tout à fait tort de penser que l’humiliation des élèves est une invention de jeunes trop susceptibles. Il s’agit d’une vision unilatérale. Il existe chez eux un refus de savoir. Pire, une dénégation de la réalité.
Cependant, la presse et la radio ont largement rendu compte de l’ouvrage. La question intéresse. Pour un livre de sciences humaines, il se vend bien. Il existe donc un refus de connaître d’un côté, un désir de savoir de l’autre. Désir tout à fait légitime : l’humiliation des élèves, pourtant massive, n’a jamais été étudiée. Le résultat de l’enquête peut, je crois, être utile aux élèves, aux parents et aux professeurs, et favoriser un changement nécessaire.
FJ- Prenons quelques exemples. Il y a eu la « querelle du zéro » qui a mobilisé des enseignants : une circulaire qui appelait à distinguer problèmes de conduite et évaluation du niveau a été souvent comprise de travers et finalement très critiquée. Il y a eu l’affaire du journal lycéen Ravaillac du prestigieux lycée parisien Henri IV dont les rédacteurs ont subi les foudres du proviseur. Comment analysez-vous ces événements ?
La « querelle du zéro » est particulièrement instructive. Sans doute la circulaire ministérielle de juillet 2000 manquait de clarté. Une interprétation rapide laissait supposer que le zéro était totalement proscrit. Ce qui est faux. En fait, le tumulte suscité par la circulaire provenait d’une limitation de l’usage des notes qui doivent être réservées exclusivement à l’évaluation des compétences des élèves. Or, certains professeurs sanctionnent les mauvaises conduites des élèves en baissant les notes obtenues lors des contrôles. La sanction est peut-être efficace. Elle n’en reste pas moins non réglementaire.
Dans trop de règlements intérieurs, cette limitation de l’usage de la notation à la seule évaluation des compétences n’est pas mentionnée. Il existe un refus d’un certain nombre de professeurs de respecter la réglementation. Il existe une volonté de préserver la possibilité d’une sanction arbitraire.
Les limitations du droit de la presse relèvent du même mécanisme : une mauvaise connaissance des règles de droit et une application arbitraire. Les rares études menées sur la liberté de la presse et les témoignages que j’ai recueillis montrent des lycéens souvent désabusés par les contrôles tatillons de leurs droits d’expression.
FJ- Comment expliquer que l’humiliation reste aussi fréquente dans le système éducatif français ?
Dans l’école d’aujourd’hui, les contre-pouvoirs sont insuffisants. Les élèves ont souvent peur de s’exprimer, peur de représailles, peur d’être ultérieurement « saqués ». Et les parents d’élèves sont parfois dans la même situation. Ils craignent que leurs enfants soient « pris en grippe » par les professeurs. Cette peur de prendre la parole favorise les pratiques d’humiliation des professeurs.
Une seconde raison tient au fait que le sens des études a changé. En France, plus que dans certains pays, le diplôme est essentiel pour l’intégration professionnelle. À juste titre, le discours officiel de l’école est de persuader les élèves que le diplôme est indispensable pour réussir dans la vie et, en même temps, il est souvent dit aux élèves qu’ils n’ont pas le niveau, qu’ils sont faibles. Les élèves deviennent plus sensibles aux évaluations scolaires dépréciatives (« c’est mauvais », « c’est minable »…) lorsque l’enjeu de la réussite scolaire devient plus important.
En 1950, lorsqu’un fils d’agriculteur savait qu’il pouvait reprendre l’exploitation de son père, il était peu sensible aux propos décourageants de son maître. Sa vie ne passait pas par l’école. Aujourd’hui, la situation est toute différente. Des propos presque anodins d’un professeur font l’objet d’un certain nombre de traductions par l’élève qui expliquent le sentiment d’humiliation. Le jugement scolaire « « c’est nul » est vite traduit par « je suis mauvais », « je n’y arriverai pas », « je n’ai pas d’avenir ». Certaines humiliations vont d’ailleurs dans ce sens : « tu n’es bon qu’à vendre des frites au bord de la route ». À juste titre, la dévalorisation scolaire est vite perçue par les élèves comme une disqualification sociale. Pour cette raison, les pratiques d’humiliation peuvent rester constantes et les sentiments d’humiliation des élèves augmenter.
FJ- Plus généralement on sent une grande frilosité de l’Ecole devant le droit. Comment l’expliquez-vous ?
Une partie de mon ouvrage est consacrée aux règlements intérieurs des établissements scolaires. Beaucoup d’entre eux font une présentation partielle, voire partiale, des droits des élèves. La frilosité de l’école face aux droits des élèves résulte parfois de l’ignorance juridique des professeurs, voire même des chefs d’établissement.
Mais plus fondamentalement, il existe une peur d’être dépassé par des élèves qui auraient une meilleure connaissance de leurs droits. Cette crainte est compréhensible. Elle n’est pas justifiée. Bien au contraire, les établissements scolaires sont gagnants lorsque les droits des élèves sont mieux connus. Le sentiment d’être écouté favorise le respect. En revanche, les sanctions arbitraires, la limitation du droit d’expression individuel et collectif favorisent la révolte, les sentiments d’injustice, le chahut.
FJ- Depuis Luc Ferry, le discours ministériel est au retour de l’autorité avec par exemple l’apologie des punitions collectives. On voit se construire une nouvelle pensée éducative de droite qui affirme l’efficacité des formes les plus traditionnelles de l’éducation et des vieilles recettes et l’unique responsabilité des élèves dans leur échec. On sent, à travers des séries télévisées et des films, que l’opinion est partagée entre une certaine nostalgie pour l’école autoritaire et la volonté de faire réussir tous les enfants. Dans cette atmosphère, ne risquez-vous pas de passer pour un promoteur du désordre scolaire ? Un utopiste de la démocratie scolaire ? Avez vous une chance d’être entendu ?
Luc Ferry n’est pas resté bien longtemps ministre de l’éducation Nationale. Son successeur n’a pas résisté aux grèves des élèves. Leurs conceptions traditionnelles de la relation éducative et de l’école ne leur ont donc pas réussi. Beaucoup d’élèves aspirent à une école où la parole serait plus libre. Beaucoup de professeurs parviennent aussi à une vraie qualité d’écoute de leurs élèves, à des relations pacifiées en classe.
Je pense que la majorité des élèves sont suffisamment adultes pour comprendre que leurs droits ne peuvent pas exister sans obligation. Le parallèle avec la famille est instructif. Le fonctionnement des familles est devenu plus démocratique. D’abord, l’autorité paternelle a disparu au profit de l’autorité parentale. Après cette égalité entre les conjoints, encore imparfaite, s’est développée aussi une plus grande écoute des enfants dans la famille.
Le modèle du seul maître à bord appartient au passé. L’école ne peut pas rester en dehors de ce mouvement vers l’égalité des personnes. La promotion des droits des élèves est de plus en plus une nécessité pour parvenir à l’ordre scolaire. Aujourd’hui, ce sont les méthodes autoritaires qui sont source de désordre. Sur le moment, le professeur autoritaire obtient le calme par la terreur. Après, dans l’école et aux alentours, on retrouve des inscriptions vengeresses, des dégradations de matériel, des cailloux dans les lampadaires…
Cependant, les problèmes qui existent dans la famille sont encore ceux qui existent dans l’école. Dans les deux cas, ce sont des fonctionnements démocratiques un peu particuliers. La démocratie scolaire n’est pas de même nature que le régime politique démocratique. La classe est certes une « petite société » dans laquelle les droits des élèves doivent être plus présents mais ce n’est pas une démocratie : le professeur n’est pas élu, il doit suivre les instructions officielles et les élèves sont soumis à l’obligation scolaire et même à l’obligation d’apprendre. Le professeur a donc des prérogatives tout à fait légitimes. Seul le développement des droits des élèves permet d’éviter que ces prérogatives soient parfois détournées de leurs missions et aboutissent à des pratiques d’humiliation.
FJ- Souvent les vexations sont involontaires. C’est le cas par exemple quand un enseignant blesse un élève en dévoilant des problèmes familiaux. Quel conseil peut-on donner aux enseignants pour les éviter ?
Un seul conseil : le respect de la vie privée des élèves. Ce qui revient, plus généralement, à ne pas exposer les élèves publiquement. Un professeur serait sûrement choqué de voir affiché en salle des professeurs et dans la cour de récréation sa note pédagogique, sa note administrative et son avancement « à l’ancienneté » (c’est-à-dire l’avancement le moins rapide). Les évaluations de sa compétence professionnelle par l’inspecteur pédagogique et le chef d’établissement ne regardent que lui.
Pour quelle raison le professeur dévoile-t-il publiquement les notes des élèves à toute la classe ? Cette pratique n’a aucun intérêt pédagogique. Si les élèves veulent connaître les notes de leurs copains, il leur suffit de leur demander. Les élèves sont catégoriques sur ce point et ont raison : « les notes, c’est comme un problème de santé ». Le respect de la vie privée que les professeurs souhaitent pour eux-mêmes doit inspirer leur conduite vis-à-vis de leurs élèves.
FJ- Que faudrait-il faire pour construire une Ecole démocratique c’est à dire une Ecole qui prépare les jeunes à participer à une société démocratique ? Pensez-vous que la loi Fillon aille dans ce sens ?
Pour parvenir à une école plus démocratique, il faut nécessairement que les règlements intérieurs des établissements soient davantage conformes à la réglementation en vigueur. Il est tout à fait normal que les obligations des élèves soient très détaillées. Il est tout aussi indispensable de présenter d’une façon exhaustive leurs droits. Actuellement, ce n’est pas le cas.
Parallèlement, il faut former les futurs enseignants pour qu’ils aient une réelle connaissance des droits des élèves car le problème juridique cache une question pédagogique : le respect et l’encouragement des élèves sont des pratiques beaucoup plus efficaces que l’humiliation pour assurer leurs progrès scolaires. Les recherches sont concordantes sur ce point : l’estime de soi est une condition essentielle de la progression scolaire. Trop d’élèves se considèrent comme des nuls. Trop déclarent être « dégoûtés », «cassés », « cassés à vie »… Ces élèves-là seront difficiles à réintégrer dans l’école et sont mal partis pour s’intégrer dans la société.
Le développement des droits des élèves n’est pas une solution magique, seulement un moyen d’action parmi d’autres. Le professeur, par exemple, est aujourd’hui bien seul face aux agitations scolaires dont les origines sont multiples et structurelles. Si un diplôme apportait davantage un emploi, les élèves faibles deviendraient plus studieux. On part des problèmes de la classe et on arrive aux questions posées par la mondialisation…
La loi Fillon comporte un certain nombre de dispositions tournées vers le passé, notamment la possibilité de redoublement à chaque niveau. Toutes les études ont montré que le redoublement était une mauvaise solution au vrai problème de la difficulté scolaire. Beaucoup de pays européens, notamment les pays nordiques, n’ont pas recours au redoublement et pourtant, dans les évaluations internationales, leurs élèves ont des résultats scolaires supérieurs à ceux des petits français…
Mais tout n’est pas à rejeter dans cette loi : le suivi individualisé des élèves est une des solutions à mettre en oeuvre pour aider les élèves en difficulté. Il s’agit d’une solution moins coûteuse que le redoublement et beaucoup plus efficace. Ces deux remarques sur la loi Fillon ne nous écartent pas de notre sujet : le redoublement est un rabaissement scolaire, souvent vécu comme une humiliation. L’aide individualisée constitue un encouragement personnalisé, permet de reprendre confiance en soi, de donner une nouvelle chance. N’est-ce pas la mission de l’école ?
Pierre Merle
Pierre Merle, L’élève humilié. L’école : un espace de non droit ?, Paris, P.U.F., 2005, 218 pages.
Une présentation de l’ouvrage par l’INRP :
http://www.inrp.fr/vst/Ouvrages/DetailPublication.php?id=193