Propos recueillis par Patrick Picard
Le 2 juin, le SNUipp organisait à Nevers un colloque sur l’Ecole rurale. Scolarisant un élève sur cinq, l’école rurale subit des pressions divergentes, fruits d’évolutions contrastées des espaces ruraux. Par bien des aspects elle est aussi un laboratoire où s’inventent de nouveaux acteurs, de nouveaux équilibres, peut-être de nouveaux modèles sociaux. A condition que les acteurs s’approprient ces nouveaux espaces qui peuvent être démocratiques
Yves Alpe, sociologue, co-président de l’Observatoire de l’Ecole Rurale »
Quels sont les déterminants de la réussite dans la trajectoire des élèves des milieux ruraux ?«
Un cinquième des élèves sont scolarisés dans les écoles rurales, ce qui n’est pas mince. On observe que les catégories sociales sont plus défavorisées qu’en ville. Pourtant, ces jeunes ruraux ne sont pas ancrés dans la glaise : un élève sur deux n’est pas originaire du département où il est scolarisé. Mais plus d’un quart des élèves scolarisés dans l’école rurale n’a jamais voyagé à l’étranger, La » ruralité » n’existe pas en soi : le rural isolé est plutôt plus favorisé que le rural, mais concentre parfois 40% d’élèves issus de familles RMIstes. D’autre part, on sait que la recomposition sociale des zones rurales (afflux de familles précaires dans certaines zones) est très difficile à quantifier précisément, tant elle dépend de micro-géographies locales.
Yves Alpe |
Quels résultats scolaires observe-t-on ?
Dès 1963, la revue » Populations » montrait que 42% des ruraux arrivait en 6e, quand 72% des petits Parisiens y parvenait. Mais à l’époque, il n’existait en milieu rural aucune classe de 6e, tant l’offre d’éducation était différente en ville et à la campagne. En 1989, 40% des élèves des cantons ruraux accèdent en 6e, contre 52% pour les gros collèges.
Mais en 1995, les évaluations CE2 et 6e montrent que les ruraux ont les mêmes résultats que les citadins, les classes uniques se distinguant même positivement. Concernant les écarts garçons – filles, ce qu’on observe en rural est strictement identique aux différences constatées dans le zones plus urbaines.
Dans la recherche que nous menons sur 2400 élèves, les taux de retard en CM2, les redoublements au collège sont plus faibles qu’ailleurs. Mais paradoxalement, on observe une orientation plus forte vers l’enseignement professionnel en fin de collège. Comment l’expliquer ? La PCS du père est certes le premier facteur de la réussite. Mais l’estime de soi est souvent inférieure à ce qu’on trouve en ville, renforçant ainsi les inégalités. Le collège est mal vécu, augmentant le taux de » n’aime pas l’école « .
Pourtant, le collège rural n’est pas l’enfer scolaire. Mais les élèves reproduisent manifestement le stéréotype classique, montrant qu’ils intègrent la stigmatisation de leur territoire. Les collégiens aspirent à vivre à la ville plutôt qu’à la campagne. Dans le rural, la projection dans l’avenir scolaire s’autocensure : les élèves présupposent des difficultés à accéder au lycée ordinaire, et surinvestissent l’orientation vers le professionnel.
Quelle hypothèse faire sur la baisse des résultats en passant de l’école primaire au collège ?
Nous émettons plusieurs hypothèses, qui seraient à vérifier :
– disparition de l’effet » grand frère » (on apprend avec des élèves d’âges différents)
– groupes plus nombreux et plus grande homogénéité scolaire (on sait que l’hétérogénéité est source de progrès)
– pratiques d’autonomie non valorisées au collège
– baisse de l’utilisation des TICE (de 75% à l’école à 43% au collège)
– moins d’activité éducatives (sorties de proximité remplacée par les sorties linguistiques)
– moins d’attachement au lieu de vie
– pratiques culturelles dans le cadre scolaire sont en baisse (théâtre, emprunt de livres…)
Alors, l’école rurale, bénéfice ou handicap ?
On ne sait toujours pas pourquoi les élèves des zones rurales réussissent relativement mieux au primaire, mais ils perdent cet avantage au collège. La lecture » territorialisée » des différences est-elle pertinente ? Si oui, pour quelle action ? Quel rôle peut jouer la mobilisation des acteurs ? On assiste parfois à l’essoufflement de certains dispositifs innovants qui avaient amené du souffle dans les écoles rurales.
Le système éducatif a-t-il trouvé la place qui lui revient dans les nouveaux territoires intercommunaux ? Le travail de recherche sur l’école rurale est loin d’être terminé…
yalpe@aix-mrs.iufm.fr
http://www.grenoble.iufm.fr/rural/
Yves Jean, géographe, université de Poitiers
Ruralité, services publics, quelle égalité ?
Mutations géographiques
Au lieu de parler du clivage rural-urbain, regardons plutôt les modalités d’évolution. Les espaces péri-urbains représentent maintenant 20% de la population. Il faudrait bien en faire un objet d’étude. On ne peut parler de développement rural sans l’articuler avec le rôle moteur des villes sur l’organisation des territoires.
La ruralité est plurielle, et renouvelée : dans les campagnes, les cadres moyens sont dominants (20%, installés depuis moins de 15 ans). Ils n’ont pas la même demande que les publics traditionnels (agriculteurs, 7%, ouvriers et employés, 24%, ou retraités, 43%). Ils ont des capacités que n’ont pas les autres (mobilité, pouvoir d’achat) et peuvent parfois aller de la maison au monde, sans même passer par le village. Le rapport à la proximité est donc différent.
Sur la période 2000-2004, 2/3 des communes ont accueilli de nouveaux habitants : des jeunes retraités, mais aussi des familles autour de la quarantaine qui vont faire évoluer la demande en matière d’éducation et de services publics. 65% sont des actifs, et 15% sont précaires (chômeurs, Rmistes) avec une concentration très variable d’un territoire à l’autre, qui vont amener des problèmes spécifiques, d’une école à l’autre.
Yves Jean |
Les gens qui viennent dans ces espaces ruraux viennent des centres urbains voisins pour se construire une trajectoire de vie. Ca peut fabriquer des incompréhensions sur les codes en vigueur dans les espaces ruraux. Cela entraîne aussi des tensions sur le foncier et l’immobilier (demande de logement), mais aussi dans le rapport à l’autre et l’identité rurale, ce qui peut renforcer les peurs (cf scores électoraux des discours sécuritaires).
Mutations institutionnelles
Concernant l’école, cela peut entraîner des évolutions d’effectifs amenant des classes chargées, ce qui n’est pas pris au sérieux par les pouvoirs publics s’ils sont sur un vécu ancien du rural. Cela amène aussi des demandes sur les services sociaux (garderies, cantines, centre de loisirs, accès aux équipements culturels.
Les élus vont donc avoir un rôle discriminant : la décentralisation renforce l’autonomie des territoires. Il faut s’y engouffrer pour valoriser les initiatives, à condition d’exercer des péréquations globales et de fixer les limites des uns et des autres (local, région, Europe), qui pose la question de la place de l’Etat.
Le rôle des services publics
On fait son choix de résidence en fonction de la qualité des services publics. L’Etat, depuis une quinzaine d’année, a une réponse de type urbain : multitude de l’offre, personnalisation, accessibilité dans un rayon de 30 mn, d’où les notions de bassins de vie, de bassins de formation. C’est la logique du rapport Pair, un pavage de l’espace rural avec des intercommunalités qui organisent la vie en bassins de formation intégrant 30 à 40 écoles.
Mais les services publics continuent de fonctionner comme avant les lois de décentralisation : pas de communication horizontale entre services, logique industrielle de contrats (nombre de dossiers traités), tentation de plus en plus grande d’aller vers un service marchand destiné à des usagers solvables (ce qui entraîne les fermetures des services non rentables, dans une logique de rendement économique et non de rendement social).
Aujourd’hui, 82% des élus jugent la place des services publics » juste suffisante « . Ils s’inquiètent pour la poste, l’école primaire, la gare, l’hôpital. Il faut convaincre les gouvernements que les communes peuvent être des espaces innovants qui assurent efficacité et rendement social.
Le local est porteur de multiples initiatives, mais ne le mythifions pas : territorialiser la difficulté ne la fait pas disparaître. On voit plusieurs modèles se développer :
– local néo-jacobin, avec des leaders qui renforcent leur pouvoir personnel
– multiplication des baronnies locales : sans le conseiller général, rien n’est possible
– espace local libéral, avec les aides concentrées vers les entreprises (extension, maintien des activités économiques)
– chargés de missions qui font tourner la communauté : on capte de l’argent, mais les élus ne s’approprient pas les enjeux de contrôle de l’efficacité des politiques publiques, dans un modèle technico-managérial
– et enfin modèle démocratique, qui conjugue initiative locale et associative avec la poids des pouvoirs publics comme péréquation.
Dans ce cadre, l’école est un élément discriminant dans le choix résidentiel. Les politiques locales sont diverses :
– se limitent parfois à ce qui est prescrit par la loi (écarts de financement de 1 à 10)
– répondent à la demande des enseignants
– ou imaginent des politiques scolaires sur le long terme, ce qui implique de construire de nouveaux dialogues démocratiques.
Des inégalités territoriales
Depuis 1980 (désengagement de l’état), l’Etat libéral fabrique des inégalités accrues entre les régions riches et pauvres. Les lois de décentralisation visent à rapprocher les centres de décisions de l’habitant, mais quand on fait le bilan, on constate un accroissement des inégalités inter-régionales, inter-communales, inter-rurales (de revenus, d’accès aux biens culturels…)
Deux logiques sont possibles :
– l’AGCS, la libéralisation et la régulation par le marché (stratégie de Lisbonne), le développement des intercommunalités concurrentes, avec des services publics rationalisés et concentrés
– à l’échelle européenne, le choix du développement humain, le développement durable des politiques publiques, le soutien aux régions périphériques, un Etat qui co-élabore avec les pouvoirs locaux et les habitants une organisation territoriale différentiée, ce qui ne veut pas dire inéquitable.
Ce second scénario complexifie le jeu institutionnel, entre Europe, région, intercommunalités, communes…, et demande un développement du rôle des citoyens en leur demandant de s’exprimer sur des choix stratégiques.
Des enjeux
Comment envisager une organisation différenciée et communicante entre services publics ?
Comment passer à une co-élaboration des politiques publiques ?
Comment organiser la péréquation entre villes riches et villes pauvres ?
Comment favoriser les échanges d’expériences, jusqu’au niveau européen ?
Comment favoriser le débat citoyen sur ces questions ?
Nous ne devons pas tenir un discours anti-territoire ou anti-état, mais bien comment on articule les deux, en vérifiant bien, à travers les échanges d’expériences, pour s’assurer qu’aucune solution tentée n’amène davantage d’inégalités territoriales.
Chacun a un rôle à jouer dans l’évolution des mentalités et des pratiques. Plutôt qu’avoir un a priori négatif systématique, je préfère demander aux citoyens de s’emparer des nouveaux espaces démocratiques qui peuvent s’ouvrir. Ca passe par un bougé sur son propre rapport au politique et à l’autre… Aux uns et aux autres de les saisir…
Pascal Pecchioli, maire de Préaux (Orne), responsable des affaires scolaires de la Communauté de communes de Perche Sud (12 communes de 50 à 1200 habitants)
La communauté de communes n’est pas un recul démocratique, c’est un espace démocratique qui permet d’avoir une vue plus large sur un territoire.
Notre CDC a décidé de prendre la compétence scolaire en 2000, après avoir étudié la situation précédente (communes et regroupements pédagogiques). Nous avions décidé de prendre en charge le fonctionnement, mais pas l’investissement. Mais la loi nous l’imposant, nous avons dû la prendre également, après un travail avec un architecte, les directeurs d’écoles, les parents d’élèves.
Cette intégration de compétence a multiplié par deux le budget de la communauté de commune, ce qui a pu poser des problèmes sur les bases d’imposition de chaque commune, qui sont très différents. Le scolaire représente 40% du budget. La dépense est passée en 5 ans de 246 000 à 350 000 Euros pour 380 enfants, 21 personnes employées (ATSEM, secrétaires), sur 6 sites.
Nous avons créé une véritable gestion scolaire, avec un budget sur l’ensemble du territoire, un contrat enfance, un contrat temps libre, un travail avec les aides maternelles, des aides aux associations, une aide à l’intégration des élèves handicapés.
Enfin, on a un poids, lorsqu’on représente un territoire, qu’on ne peut avoir comme maire isolé.
On pourra également consulter le dossier du Snuipp :
http://www.snuipp.fr/enseignants/frameautourecole.html
L’avis d’une autre spécialiste, Anne Bouju, qui pense que l’avenir de l’école rurale passe par la qualité :
http://www.snuipp.fr/article826.html
Un colloque départemental organisé sur le thème « Ecole et Territoire » à Avallon (89)
http://89.snuipp.fr/article.php3?id_article=338
Propos recueillis par Patrick Picard
04-06-2005