La « société pédagogique », comme Jacky Beillerot l’avait nommée, n’est-elle pas en train de s’affronter à la « tyrannie de la majorité », pour employer cette expression d’Hannah Arendt ? Pour toile de fond à cet affrontement, n’y a-t-il pas la question de la transmission culturelle au sein des familles et plus généralement entre générations, comme semble le suggérer Dominique Pasquier dans son dernier ouvrage (Cultures lycéennes, la tyrannie de la majorité, Dominique Pasquier, Autrement, Mutations n°235, Paris 2005), incontournable lecture pour les éducateurs du lycée d’aujourd’hui ?
On peut observer qu’en ce début de XXIe siècle, la place prise par les médias dans la vie collective, et en particulier celle des jeunes, est en train de modifier le rapport que chacun entretient avec la culture. Comme le montre Dominique Pasquier, la culture cultivée n’est plus la référence partagée par tous et même par les élites. Emerge alors une culture collective dans laquelle les jeunes, mais aussi leurs parents développent désormais leur rapport au monde. Cette culture qui semble s’imposer comme une « tyrannie de la majorité » au lycée, s’imposerait aussi, mais de façon beaucoup plus pernicieuse, auprès de tous les adultes. Dans le même temps l’Ecole continue de défendre, malgré de nombreux soubresauts internes, une culture cultivée. Or pour les élèves cette culture ferait d’autant moins sens et serait d’autant moins acceptée, que les adultes eux-mêmes ne la légitiment plus.
Si pour les jeunes ce comportement d’adhésion à des modes et des courants de l’actualité est bien connu depuis longtemps, on peut davantage s’interroger à propos des adultes. Désormais, le modèle de la culture cultivée a de moins en moins de défenseurs hormis quelques intellectuels qui perdent progressivement les appuis qu’ils ont eus dans les classes dirigeantes du pays. Qu’en est-il des enseignants ? Sont-ils les derniers défenseurs et les derniers remparts à l’écroulement d’un modèle ? Sont-ils eux aussi les complices de cet écroulement ?
La mutation actuelle s’appuie, semble-t-il, sur des dispositifs qui sont les vecteurs de l’industrialisation culturelle et éducationnelle. Cinéma, radio, télévision, et désormais Internet, permettent de mettre à disposition, de façon massive, des fragments de ce qui constitue, ainsi rassemblé, une nouvelle culture.
Les enseignants n’échappent pas à cette évolution, mais leur métier devient progressivement un grand écart, de plus en plus insupportable pour certains. Comment concilier cette évolution avec cette forme scolaire qui continue de consacrer la culture cultivée ? Pour l’instant, semble suggérer Dominique Pasquier, l’école s’en sort avec la culture scientifique, moins soumise à cette évolution, mais pour combien de temps encore ? Ce qui est plus problématique, c’est que la professionnalité de l’enseignant, reposant sur le modèle culturel sous-jacent censé être partagé par eux, repose désormais, elle aussi, sur de plus en plus de technicité, de gestes professionnels. La légitimité culturelle de l’enseignant ne se baserait plus désormais que sur la maîtrise de son champ de spécialité et sur sa maîtrise des compétences professionnelles de l’acte d’enseigner.
Edgar Morin, en nous invitant, à l’instar des pédagogues comme Jacques Ardoino, à retrouver le sens de la complexité, nous amène peut-être aussi à réfléchir au rôle moteur que les enseignants doivent retrouver dans la construction des modèles culturels communs. On peut penser que plutôt que de s’enfermer progressivement, sorte de nostalgie, dans une défense d’une culture cultivée, il serait souhaitable que ce mouvement soit une incitation à reconstruire. Face à la domination culturelle du groupe qui s’impose chez les adolescents, devant le constat de la dévalorisation progressive de la culture cultivée chez les adultes, l’école peut construire, avec de nouveaux partenariats dans la société, les fondements d’une culture vivante et dynamique, mais surtout pas enfermante. Encore faut-il que face à l’industrialisation culturelle et éducationnelle en développement, chacun accepte de proposer pour soi et pour les autres des alternatives.
Bruno Devauchelle